“Certains historiens l’appellent déjà le ‘miracle sur le Dniepr’, comme celui d’il y a cent ans sur la Vistule quand l’armée Polonaise a arrêté l’Armée rouge. Et certains disent avoir vu l’archange saint Michel descendre du ciel pour combattre et défendre notre peuple”.
Ces propos sont de l’archevêque majeur de l’Église grecque-catholique d’Ukraine, Sviatoslav Chevtchouk (photo), dans les messages qu’il envoie chaque matin à ses fidèles et au monde.
Il s’agit de messages d’une foi intense et qui portent, ils contiennent des mots que peu dans l’Église osent encore prononcer : amour de la patrie, armes, soldats, victoire, sacrifice, héroïsme.
“L’Ukraine résiste. L’Ukraine combat. Le peuple ukrainien surprend le monde entier par son courage, elle a le sentiment profond qu’il s’agit d’une guerre patriotique, même si elle est non-désirée et insensée. Nous croyons en la victoire. En parlant avec nos soldats, nous entendons toujours la même demande : prier pour nous. C’est cette foi, la foi en Dieu et la confiance dans la force de la justice et du bien, qui nous aide à aller de l’avant. C’est notre ‘miracle du Dniepr’ qui est en train de se réaliser devant nos yeux et qui se révèle une œuvre bénie de Dieu.”
Dans ses messages quotidiens – comme d’ailleurs le 23 mars dans une conférence vidéo depuis Kyiv avec l’Institut pontifical oriental de Rome – l’archevêque Chevtchouk tient une sorte de journal de guerre.
Il y raconte cette fois où, au début de l’agression russe, il s’était retrouvé à devoir héberger à l’improviste dans les souterrains de la cathédrale de Kyiv “plus de 500 personnes les mains vides” empêchées de rentrer chez elles sur l’autre rive du Dniepr”.
Il parle de ces 40 000 déportés – le décompte est de Caritas Ukraine – du Donbass en Russie, dont la plupart ont été “transférés de force sur l’île de Sakhalin, au-delà de la frontière orientale de la Sibérie, avec l’interdiction de quitter cet endroit d’exil pendant deux ans, exactement comme à l’époque de Staline”.
Il raconte l’histoire de son curé de la ville de Slavutych, “qui a vu sa femme donner le jour à son troisième enfant au beau milieu d’un siège terrible, sans lumière et sans eau. Cela fait des jours que je suis sans nouvelles de lui. Quand la guerre a commencé, je savais que le bébé était sur le point de prêtre, j’avais essayé de conduire mon curé et sa famille en lieu sauf. Mais il m’a dit : ‘vous êtes mon évêque et j’ai reçu de vous la mission de prendre soin de ces gens. Je ne peux pas partir’”.
Mais qu’en est-il de ces combats et de ces sacrifices pour la patrie, de cet héroïsme, y compris armés, dans la controverse sur la guerre juste et injuste qui divise l’Église catholique depuis son sommet ?
Voilà ci-dessous une note du professeur Pietro De marco, qui était déjà l’auteur d’une précédente réflexion sur les questions soulevées par la guerre en Ukraine.
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Le Pape Bergoglio nous dit…
de Pietro De Marco
Le Pape Bergoglio nous dit : “Pourquoi nous faire la guerre pour des conflits que nous devrions résoudre en discutant entre hommes ?”. Et aussi : “Une guerre nous ramène toujours en arrière. Toujours. Dans la guerre, tout le monde est perdant”. Et encore : “J’ai honte à l’idée même d’un réarmement. La solution, c’est la conversion”.
La conversion, c’est-à-dire la repentance pour la vie passée et le changement de cœur dont parle la Bible, est sans doute la solution absolue. Mais la conversion définitive de chaque homme est la fin de l’histoire dans le sens de l’utopie réalisée, c’est du millénarisme, ou bien ce sont les “novissimi”, les fins dernières de la théologie chrétienne de l’histoire. L’histoire du salut nous présente quant à elle une réalité bien plus contrastée, plus humaine. Nous subsistons dans cette histoire imparfaite et nous savons que nous y resterons jusqu’à la fin des temps. C’est dans celle-là, et pas dans une autre, que le Christ sauveur est à l’œuvre, étant donné notre finitude et notre faute. La révélation biblique est au cœur de l’histoire de l’homme depuis la Chute, et il n’est pas catholique de penser que l’homme historique puisse sortir irréversiblement de la condition pécheresse que les propos du Pape François évoquent et déprécient à l’envi.
Avec un devoir non négligeable envers la réalité, chaque énoncé de la raison catholique sur la guerre et la paix produit des jugements de faits et se confronte aux faits. Ces derniers se déroulent en outre à grande échelle, ils sont “historiques” justement, il ne s’agit pas d’événements particuliers ni d’actions isolées ; on ne peut donc pas les réduire à la logique des cas particuliers.
Rien dans l’histoire ne confirme que “tout le monde est perdant” dans les guerres. Pensons à la seconde guerre mondiale. Dans notre humanité à tous, il y a sans doute eu une “régression”, mais certaines grandes entités, les démocraties mondiales, bien que très diverses entre elles, ont gagné, tandis que d’autres, comme le nazisme et le fascisme, ont perdu. Ensuite, il est rare qu’une guerre “ramène en arrière” l’histoire qui, au contraire, continue à aller de l’avant. Pensons aux soixante-dix, quatre-vingt dernières années de paix relative en Europe.
En outre, à grande échelle, il y a des situations de risque mondial dans lesquels il est possible “de se parler entre hommes”, comme dans le cas de Cuba. Dans d’autres en revanche, les choix qui ont été fait ne permettent plus aucun échange raisonnable d’opinions étant donné que l’une des parties a tout à coup pris les armes. C’est le cas de l’Ukraine. Peu ou pas grand-chose de ce que Poutine exigeait indûment n’était négociable. Qui pourrait, tout en préservant son honneur personnel et les intérêts de son propre pays, et la dignité de tous, donner à un autre ce qu’il exige, uniquement parce qu’il l’exige sous la menace armée ? Pour l’Ukraine, la seule alternative à la guerre était la reddition. Agir “entre hommes” revenait à combattre.
Il ne s’agit donc pas d’un match décidé à l’avance entre deux combattants, d’un duel qu’ils peuvent interrompre ; il s’agit d’une initiative unilatérale de l’une des parties, la plus forte, qui suscite dans le chef de l’autre partie le droit universellement reconnu à la légitime défense. On pourrait également discuter, avec Carl Schmitt, sur le fait de savoir si l’on peut juger moralement le crime sans prendre en considération les raisons de l’agresseur. Mais il y a un temps pour l’identification des responsabilités, et ce n’est pas l’essentiel : le temps pour Nuremberg viendra ensuite. Rien n’exonère entretemps l’Europe occidentale et l’OTAN de son devoir de protéger l’Ukraine et de se protéger elle-même, contre les raisons et les actes d’une puissance vindicative qui a pris les armes au mépris des pactes européens entre Est et Ouest.
Aurions-nous peut-être dû, ces dernières années, faire en sorte que les Ukrainiens restent désarmés pour les dissuader de l’éventualité d’un combat ? Plutôt que de les armer et de les protéger, aurions-nous dû faire en sorte, afin d’éviter un conflit coûteux, qu’ils deviennent une nation vassale du plus fort, et faire de même par la suite pour les Polonais, les Hongrois et les Roumains ? Et surtout : sans combattre ni en avoir la possibilité grâce à ces armements maudits, est-ce que tout le monde aurait gagné ?
Quel genre d’homme et d’histoire le pacifisme a-t-il sous les yeux ? On ne peut s’empêcher de repenser à ce “corpus” de raisonnements et d’émotions que le pacifisme international, des démocrates américains au monde catholique italien, proposait encore à l’aube de l’année 1989, un pacifisme inséparable de celui que promouvait l’Union Soviétique : les armes en Occident comme risque pour les démocraties, les rites des “dénucléarisations” des villages et des villes, l’OTAN comme un nouvel Hitler, la paix et la liberté enfin unies et réalisées dans le désarmement unilatéral. Un livre, “la démocrazia dell’era atomica”, parfaitement réalisé par un ami qui nous a quitté, Lodovico Grassi, illustrait cette doxa pacifiste, en 1988, pour les “Edizioni della Pace” du P. Ernesto Balducci. Le cœur de cette culture a été exprimé plusieurs années auparavant par une boutade souvent applaudie par le théologien moraliste Enrico Chiavacci : “On nous dit : ‘Mais la Russie a la bombe atomique’. Et alors, qu’est-ce que ça peut nous faire ?”. On pouvait lire dans ce livre une affirmation qui revient dans les déclarations du Pape : “La guerre est une sortie définitive de la sphère de la rationalité ” ; en confondant délibérément guerres conventionnelles, qui ne manquaient pas, et guerre atomique, et en se berçant d’une conception de l’homme que j’ai toujours considérée comme étant infantile.
Sur les questions de justice internationale comme sur bien d’autres sujets, avec le Pape Bergoglio, c’est cette conception héritée du jardin d’enfant qui est aujourd’hui dominante dans l’Église. Elle revient tout simplement à faire sien l’héritage anti-guerre des socialismes humanitaires. Les déclarations du Pape parlent au cœur, mais il ne s’agit que de ses opinions personnelles, elles sont passionnées mais irréfléchies. Comme cela a souvent été le cas dans ce pontificat, ce sont les actes d’un seul homme, pas d’un pape. Jamais la tradition de l’Église n’a soutenu des thèses de ce genre.
On ne peut pas comparer un conflit entre État à une dispute, dans laquelle il suffirait de dire “Ça suffit, arrêtez !”, sans compter que si une rixe entre individus se retrouvait devant un juge, ce dernier tiendrait compte des antécédents et des circonstances. Le mépris de la guerre et sa réduction à un péché collectif ne démontrent pas une attention rationnelle ni un respect moral pour les droits de la personne agressée ni pour la qualification différente – de légitime défense – de son usage de la force contre l’agresseur.
On peut percevoir, et c’est louable, que le Pape François vise à induire des sentiments de culpabilité et une volonté de conversion dans le chef de l’agresseur, sans l’accuser explicitement. Mais il s’agit là d’une stratégie spirituelle qui ne tient pas compte du devoir, pour l’Église, de poser un jugement public selon la justice. L’Église de Bergoglio ne fait plus la distinction entre for interne et for externe. Le texte profond sur la joie de Dieu qui soulève de terre le fils prodigue et qui lui pardonne s’adresse à nos consciences, avec la belle et néanmoins risquée insistance sur le fait qu’au centre de la “confessio peccati” ce n’est pas le péché qui est au centre, mais la miséricorde. Mais au for externe, au niveau du “forum ecclesiae publicum”, c’est le péché en question qui compte le plus. Le crime est public, sa condamnation vaut devant tout le monde. Le fait que nous soyons tous pécheurs n’a aucun poids ; tout le monde n’a pas commis ce même péché en question.
De plus, et pour conclure, comment le Pape François peut-il faire preuve d’autant d’indifférence pour celui qui meurt, véritablement, pour sa patrie ? Il est vrai que le fait de “mourir pour la patrie” a été tourné en dérision par l’intelligentsia, comme dans le mépris exemplaire d’Umberto Eco pour les petits héros du livre “Cuore” d’Edmondo de Amicis. Mais, bien plus que de donner son assentiment à la guerre, ce qui est aujourd’hui inhumain et révélateur d’un cynisme intellectuel et moral, c’est l’incapacité de penser l’héroïsme et le sacrifice de celui qui combat. Faut-il encore encore cultiver, avec l’intelligentsia internationale, cet idéal anti-guerre bien que l’on sait depuis toujours, et nous en avons la confirmation aujourd’hui, que le puissant en profitera ? Est-ce cela que l’Église catholique doit faire ? En tant que baptisé et croyant dans la tradition catholique, je n’aurais jamais honte de celui qui se bat pour défendre sa patrie agressée. Heureuse est la nation qui trouve des héros, quand elle en a besoin.
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Sandro Magister est le vaticaniste émérite de l’hebdomadaire L’Espresso.
Tous les articles de son blog Settimo Cielo sont disponibles sur ce site en langue française.
Ainsi que l’index complet de tous les articles français de www.chiesa, son blog précédent.