Le Pape François a raison pour l’Opus Dei. Un expert dit pourquoi

(s.m.) Je reçois et je publie. L’auteur de la lettre, Guido Ferro Canale, expert en droit canon, précise d’emblée qu’il ne partage pas les critiques des cardinaux Marc Ouellet, Walter Kasper et Gerhard Müller – dont Settimo Cielo a publié un compte-rendu – sur la décision du Pape François de séparer les pouvoirs d’ordre, c’est-à-dire ceux dérivant du sacrement de l’ordination épiscopale, des pouvoirs de juridiction, que le pontife peut accorder à « tout fidèle », qu’il soit homme ou femme.

Mais dans cette lettre, il intervient sur un cas spécifique d’une telle séparation de pouvoirs, appliqué récemment par le Pape François à l’Opus Dei, dont le gouvernement devra désormais être fondé « davantage sur le charisme que sur l’autorité hiérarchique », à l’instar d’autres institutions religieuses et, par conséquent, le prélat de l’Œuvre « ne sera plus investi, et ne pourra être investi de l’ordre épiscopal ».

Ferro Canale estime que le Pape a certainement eu de « bonnes raisons » pour prendre cette décision, tout en reconnaissant que la séparation des pouvoirs d’ordre et de juridiction – critiquée par Ouellet, Kasper et Müller comme étant une trahison du Concile Vatican II – demeure une question ouverte à la libre discussion.

Son intervention est particulièrement intéressante du fait du rôle que l’Opus Dei a joué dans l’Église catholique ces dernières décennies, aimée et plus encore honnie bien au-delà de ses mérites ou de ses fautes véritables.

On trouvera une preuve flagrante de cette aversion radicale pour l’Opus Dei – et envers Jean-Paul II accusé de la favoriser – dans ce colloque publié à titre posthume en 2003 entre quatre illustres et estimés intellectuels catholiques italiens :

> Concilio « capovolto » e Opus Dei. Un inedito bomba di Giuseppe Dossetti

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Cher M. Magister,

J’ai suivi avec grand intérêt la discussion en cours sur Settimo Cielo concernant les implications de la réforme de la Curie romaine par rapport à l’origine et la détention du pouvoir de gouvernement.

Entretemps, le cardinal Gerhard L. Müller est également intervenu sur cette question, en adoptant à son tour une ligne très critique qui m’a surpris, étant donné sa précédente charge de préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi de l’époque : « vi praeteriti officii », il aurait du savoir qu’il s’agissait d’une matière très discutée et, en particulier que – comme l’a rappelé Mendonça Correia – le Concile Vatican II n’a pas voulu prendre position sur la question, parce qu’il enseigne que le « munus » conféré par l’ordination épiscopale diffère de la « potestas » ou du pouvoir de gouvernement proprement dit (Cf. « Lumen gentium », « Nota explicativa praevia », nos 1 et 4, ainsi que le N.B final).

Je ne me considère pas comme étant en mesure d’offrir un apport significatif à propos de la « vexata quaestio » en elle-même, par ailleurs déjà bien illustrée avec force arguments. Je voudrais toutefois rappeler une autre singularité, c’est-à-dire que les « traditionnalistes » ne se rendent pas compte du fait que, sur ce point, le Pape François a tout l’air de penser comme eux. A vrai dire, une série de décisions controversées, comme le choix de coopter également des femmes dans un rôle consultatif ou concernant les procédures de nomination des évêques, sont irréprochables de ce point de vue : l’ordre sacré est réservé aux hommes mais le Pape, selon les partisans des deux pouvoirs, peut conférer la juridiction y compris à une femme.

Mais je voudrais ici m’attarder en particulier sur une autre réforme récente, celle de l’Opus Dei, que personne à mon sens n’a encore essayé de commenter sous ce point de vue.

La critique principale contre le motu proprio du Pape « Ad charisma tuendum » concernant l’Œuvre a été formulée par le blog messainlatino.it le jour même de sa publication : « En théorie, une prélature est (était ?) une sorte de diocèse non territorial ; aujourd’hui en revanche, étant donné que le prélat n’a plus rang d’évêque, et qu’il dépend même du Dicastère pour le clergé, elle devient de facto un institut tout à fait ordinaire, et donc dépendant d’autres pour les ordinations, par exemple. Et l’autonomie même de la prélature ira… se faire bénir ».

En réalité, les choses sont très différentes.

Avant tout, la prélature personnelle n’est pas « une sorte de diocèse non territorial ». Et ceci pour une raison très simple : les diocèses et les structures comparables (cfr. can. 368) se composent du clergé et des fidèles, et sont définies comme étant « des portions du Peuple de Dieu » ; en revanche, une prélature personnelle se compose de clercs uniquement, parce qu’il s’agit d’une structure qui sert à assurer une meilleure distribution de ces derniers, ou bien de l’exercice de devoirs pastoraux particuliers ; les fidèles laïcs se bornent à coopérer avec elle (can. 296). Elle a ceci de commun avec le diocèse de former son propre clergé, de le promouvoir aux ordres sacrés et de l’incardiner (can. 295) ; cependant le code de droit canon ne prévoit ni que le prélat soit évêque, ni qu’il ait rang d’évêque.

Et les choses sont identiques si l’on considère les lois particulières de l’Opus Dei qui, par ailleurs, depuis son érection par la constitution apostolique « Ut sit » est à l’heure actuelle l’unique prélature existante. Selon l’article n°1 des status de l’Opus Dei, il est vrai, cette dernière comprend également des laïcs, mais concrètement, il s’agit toujours de coopération, à tout le moins parce qu’ils ne se trouvent sous la juridiction de la prélature qu’en ce qui concerne les finalités institutionnelles de cette dernière uniquement (cf. n°27) et, pour tout le reste, ils demeure sous la juridiction de leur évêque respectif.

Tout cela explique largement un fait qui me semble avoir été largement ignoré par les premiers commentateurs : il n’était prévu nulle part que le prélat de l’Opus Dei doive être évêque. D’ailleurs aujourd’hui, Fernando Ocáriz Braña ne l’est pas, alors qu’il est en fonction depuis le 23 janvier 2017.

En revanche, les deux personnes qui l’ont précédé dans cette charge, conférée à vie, l’étaient : le bienheureux Álvaro del Portillo et Javier Echevarría Rodriguez. Mais la raison est contingente et ne consiste pas en une obligation juridique : entre les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix (del Portillo est mort en 1994), la plupart considéraient que la thèse selon laquelle le pouvoir de gouvernement, que le prélat de l’Opus Dei possède par disposition expresse de « Ut sit » point III, exigeait théologiquement le caractère épiscopal.

Aujourd’hui, le Pape réfute cette position, en interdisant au prélat d’être évêque sans toutefois toucher à « Ut sit » qui confère la juridiction générale au for interne et externe sur tous les clercs de la prélature et, dans la mesure fixée par ses statuts, sur les laïcs qui collaborent avec la prélature.  Et ce bien au-delà de l’intention de souligner l’aspect charismatique de l’autorité du prélat – un aspect qu’on entend par ailleurs souvent au sein de l’Œuvre : bornons-nous à rappeler que, comme le prévoient expressément les statuts, ce dernier est toujours « le Père » par antonomase.

Ensuite, en ce qui concerne le transfert de compétence du Dicastère pour les évêques à celui du clergé, une fois qu’on a bien compris la nature juridique des prélatures, cela fait parfaitement sens, puisque ce dernier dicastère est devenu, depuis la réforme de la Curie, le point de préférence en ce qui concerne l’exercice du ministère sacerdotal, même lorsqu’il s’agit des religieux (cf. art. 115 et 116) de la constitution apostolique « Praedicate Evangelium »). Il ne faut donc y voir là aucune « capitis deminutio ».

Plus intéressante est la question de l’assimilation possible aux religieux, étant donné qu’il existe sans aucun doute un « charisme » de l’Opus Dei, tout comme il en existe un pour les instituts de vie consacrée.

Mais là encore, le cas en l’espèce est différent : le rapprochement envisagé, en particulier, avec les instituts érigés dans le cadre du motu proprio « Ecclesia Dei adflicta » concerne des réalités qui peuvent se prévaloir d’une une certaine « spécialisation » dans la liturgie romaine traditionnelle, mais elles n’ont pas pour but institutionnel de satisfaire les exigences pastorales des fidèles qui sont liées à elles (c’est d’autant plus vrai que l’usage de cette liturgie est un privilège accordé à leurs membres, autrement dit une grâce mise à leur disposition) et – que les intéressés ne m’en veuillent pas – de ce point de vue, elles sont d’une certaine manière fongibles entre elles.

À l’inverse, dans le cas de l’Opus Dei, l’apostolat auquel elle se consacre est considéré à ce point spécifique qu’il requiert, légalement, aussi bien une structure dédiée – c’est-à-dire la prélature – qu’une exclusivité en matière de recrutement et de formation de son propre clergé : en vertu de l’art. 44 des statuts, les clercs de l’Œuvre sont toujours choisis parmi les laïcs qui, en tant que « numéraires » ou « agrégés », font déjà l’objet de leur pastorale spécifique.

Donc outre le fait que l’autonomie de l’Opus Dei soit bien plus forte au niveau juridique, elle l’est également pour ainsi dire au niveau sociologique, étant donné qu’il s’agit d’un groupe bien plus fermé. Je ne crois cependant pas – je le dis pour être complet – qu’il faille penser que cette initiative soit de nature punitive, d’autant que la réforme des statuts, ordonnée par le motu proprio papal, est confiée à la prélature elle-même, qui a jusqu’ici fait la preuve de savoir naviguer à travers les eaux boueuses et tumultueuses du pontificat actuel avec une habileté proprement extraordinaire.

Au contraire, l’hypothétique analogie avec les religieux relève d’un autre aspect, qui pourrait lui aussi expliquer la position du Pape régnant. En vertu du canon 596, la loi particulière qui approuve et discipline chaque institut de vie consacrée peut leur accorder le pouvoir de gouvernement, sans que cela n’implique en rien que leurs supérieurs soient évêques. Exactement comme « Ut sit » l’a fait et le fait encore pour l’Œuvre.

Et étant donné que Jorge Mario Bergoglio lui-même, en tant que supérieur des jésuites, a exercé une juridiction bien avant d’être évêque, on comprend mieux son impatience sur un débat théologique et une thèse – celle de la nécessité du caractère épiscopal – qui lui paraissent détachés de la vie concrète et de la pratique quotidienne de l’Église.

Et dans ce cas, j’oserais dire qu’il a de bonnes raisons pour le penser.

Guido Ferro Canale.

Gênes, septembre 2022

Sandro Magister est vaticaniste à L’Espresso.

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Date de publication: 13/09/2022