« Le Pape a été induit en erreur. »  Le discours de François à la Rote Romaine sous la loupe d’un grand canoniste

(S.M.) Je reçois et je publie.  L’auteur de la note, Carlo Fantappiè, est pro­fes­seur ordi­nai­re de droit canon à l’Université de Rome Trois.

Son com­men­tai­re s’appuie sur le discours adres­sé hier par le Pape François aux juges de la Rote Romaine, un discours plai­dant for­te­ment en faveur du rac­cour­cis­se­ment des pro­cé­du­res en nul­li­té matri­mo­nia­les déci­dé par lui en 2015.  Il a notam­ment décla­ré :

« Cette réfor­me [que j’ai déci­dée], sur­tout le pro­cès bref, a ren­con­tré et ren­con­tre enco­re de nom­breu­ses rési­stan­ces.  Je vous le con­fes­se : après cet­te pro­mul­ga­tion, j’ai reçu des let­tres, beau­coup de let­tres, je ne pour­rais pas vous dire com­bien.  Presque tous des avo­ca­ts qui per­da­ient leur clien­tè­le.  Et là, il y a le pro­blè­me de l’argent.  En Espagne on dit : ‘Por la pla­ta bai­la el mono’ : ‘Pour l’argent, le sin­ge dan­se’. »

Mais la cri­ti­que du pro­fes­seur Fantappiè por­te prin­ci­pa­le­ment sur le pas­sa­ge où François s’appuie sur son illu­stre pré­dé­ces­seur du XVIIIè siè­cle, Benoît XIV.

Le pro­fes­seur Fantappiè a mené dans les Archives Apostoliques du Vatican une recher­che appro­fon­die sur la légi­sla­tion en matiè­re de maria­ge qui a été publiée dans l’ouvrage col­lec­tif : « La dop­pia con­for­me nel pro­ces­so matri­mo­nia­le.  Problemi e pro­spet­ti­ve », Cité du Vatican, Librairie édi­tri­ce du Vatican, 2004.

À lui la paro­le.

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
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Benoît XIV, les problèmes économiques et les nullités matrimoniales

de Carlo Fantappiè

Dans son discours pro­non­cé le 29 jan­vier par le Pape François aux offi­ciels du Tribunal de la Rote Romaine pour l’ouverture de l’année judi­ciai­re, il a été fait réfé­ren­ce à la rési­stan­ce d’avocats et de vicai­res judi­ciai­res face à la réfor­me des « pro­cès plus courts » en matiè­re de nul­li­té matri­mo­nia­le, qui sera­ient, selon le Pape, sur­tout dues à des que­stions véna­les.

Il est enfin fait réfé­ren­ce à Benoît XIV, qui a été pape de 1740 à 1758, et dont la figu­re est décri­te par François com­me cel­le d’« un grand de la litur­gie, du droit canon, du bon sens et même du sens de l’humour », en ajou­tant cepen­dant, avec une décep­tion visi­ble, que « malheu­reu­se­ment il a dû lui aus­si se plier à la dou­ble sen­ten­ce pour des rai­sons éco­no­mi­ques dans cer­tains dio­cè­ses ».

On pour­rait discu­ter quant à savoir si le fan­ta­sque pape Prospero Lambertini était un grand litur­gi­ste, étant don­né qu’il a été l’un des prin­ci­paux défen­seurs de la préé­mi­nen­ce du rite latin sur les rites orien­taux, cau­sant ain­si un désé­qui­li­bre qui a per­du­ré jusqu’à Vatican II.

Il est en revan­che incon­te­sta­ble qu’il ait été un hom­me d’une immen­se cul­tu­re et un grand cano­ni­ste, tout le mon­de con­si­dè­re d’ailleurs qu’il a été le meil­leur juri­ste de l’Église du Concile de Trente jusqu’au Code de 1917.

Non ne savons pas quel expert a four­ni la sour­ce histo­ri­que qui est à la base de l’affirmation du pape François mais ce que nous pou­vons affir­mer avec cer­ti­tu­de, c’est que le Pape a été induit en erreur.  L’introduction de la « dou­ble sen­ten­ce con­for­me » n’a pas été moti­vée par le désir d’un dio­cè­se ou du Saint-Siège de tirer un avan­ta­ge finan­cier mais bien par la volon­té de met­tre fin à une série d’abus en matiè­re de con­ces­sions de nul­li­té, de rap­por­ter la cer­ti­tu­de du droit dans les pro­cès en nul­li­té et de pré­ser­ver la digni­té sacra­men­tel­le du maria­ge.

Ce sont en réa­li­té mes scan­da­les susci­tés par plu­sieurs abus, gra­ves et répé­tés, per­pé­trés en Pologne par cer­tains évê­ques sous la pres­sion et peut-être le chan­ta­ge de la nobles­se, qui ont inci­té le Pape à pro­cé­der en 1741 à la réfor­me de la pro­cé­du­re en nul­li­té matri­mo­nia­le.

Benoit XIV lui-même citait l’exemple de cer­tai­ne hom­me (ou fem­mes) qui après avoir pris une pre­miè­re, un deu­xiè­me ou une troi­siè­me fem­me (ou mari), en rai­son de la pré­ci­pi­ta­tion exces­si­ve des juges à décré­ter la nul­li­té du maria­ge, ava­ient con­trac­té un qua­triè­me maria­ge alors que les pré­cé­den­tes épou­ses (ou maris) éta­ient enco­re en vie.  Les archi­ves de la non­cia­tu­re de Pologne atte­stent éga­le­ment de l’inquiétude pour « le scan­da­le uni­ver­sel » cau­sé par un juge­ment de nul­li­té pro­non­cé pré­ci­sé­ment en 1741, en qua­ran­te jours, par l’évêque de Vilnius, en faveur d’un com­te qui occu­pait la char­ge de Grand Trésorier de Lituanie, qui était marié depuis tren­te ans, avait plu­sieurs enfan­ts (dont un était marié), et auquel on avait immé­dia­te­ment per­mis de pren­dre une autre fem­me et d’aller coha­bi­ter avec elle.

D’autre irré­gu­la­ri­tés, dues au man­que de nor­mes de carac­tè­re géné­ral en matiè­re de pro­cé­du­re, con­tri­bua­ient à aggra­ver les abus des évê­ques.  Le recours à ce qu’on a appe­lé le pro­cès som­mai­re, intro­duit par Clément V (1305–1314), per­met­tait de con­trac­ter un nou­veau lien non pas après la pro­non­cia­tion de trois déci­sions con­for­mes sur la même cau­se mais plus sim­ple­ment après le pre­mier juge­ment, pour autant qu’aucune des par­ties ne fas­se appel.  Il arri­vait par­fois que les époux, dès l’introduction de la cau­se, s’accordent pour renon­cer à fai­re appel en cas de pro­cès favo­ra­ble à la nul­li­té du maria­ge et impo­sent même une péna­li­té finan­ciè­re au tran­sgres­seur.  Il sem­ble que dans le Royaume de Pologne, les tri­bu­naux ecclé­sia­sti­ques d’appel ava­ient eux-mêmes l’habitude de punir direc­te­ment d’une pei­ne pécu­niai­re ceux qui déro­gea­ient à cet­te très mau­vai­se habi­tu­de.

C’est dans ce con­tex­te com­po­sé d’incertitude du droit, d’abus d’évêques inca­pa­bles ou impuis­san­ts à rési­ster au pou­voir ari­sto­cra­ti­que et d’irrégularités pra­ti­quées par les fidè­les eux-mêmes, qu’il con­vient de repla­cer le chan­ge­ment intro­duit par la con­sti­tu­tion apo­sto­li­que « Dei mise­ra­tio­ne » du 3 novem­bre 1741.  Dans cet­te der­niè­re, Benoît XIV, en plus de réaf­fir­mer le carac­tè­re per­pé­tuel et indis­so­lu­ble du « matri­mo­nii foe­dus », intro­dui­sait deux nou­veau­tés impor­tan­tes, dont l’une allait être était desti­née à gou­ver­ner le pro­cès cano­ni­que de nul­li­té jusqu’au motu pro­prio « Mitis iudex Dominus Iesus » du 15 août 2015.

La pre­miè­re nou­veau­té était la pré­sen­ce d’une par­tie publi­que au pro­cès, le Défenseur du lien, qui avait pour objec­tif de pro­té­ger la valeur du sacre­ment dans l’Église con­tre les frau­des et les col­lu­sions entre les par­ties ain­si que de garan­tir un exa­men plus sévè­re et plus rigou­reux de tou­tes les pha­ses du pro­cès.

La secon­de nou­veau­té, étroi­te­ment liée à la pre­miè­re, était la règle de la néces­si­té abso­lue d’une déci­sion con­for­me au juge­ment pré­cé­dent pour une décla­ra­tion vali­de de la nul­li­té du maria­ge.

Ce grand pape, qui a su unir d’une maniè­re tou­te par­ti­cu­liè­re la dimen­sion de cano­ni­ste et cel­le de pasteur, affir­me­ra quel­ques années plus tard, dans la con­sti­tu­tion apo­sto­li­que « Si datam » du 4 mars 1748, que l’objectif des juges deva­ient être celui de par­ve­nir à la véri­té avec tous les efforts et moyens pos­si­bles, de maniè­re à n’émettre un juge­ment qu’après être abso­lu­ment cer­tains d’avoir pris con­nais­san­ce de tout ce qui se réfè­re à l’objet de la cau­se (« non sine cer­tis­si­ma cogni­tio­ne omnium, quae ad rem maxi­me con­du­cunt »).

On doit à Benoît XIV d’avoir d’une part effec­tué une remi­se en ordre orga­ni­que de la doc­tri­ne et de juri­spru­den­ce post-tridentine et d’avoir de l’autre mis en œuvre la légi­sla­tion cano­ni­que tri­den­ti­ne avec tou­tes ces pré­ci­sions, excep­tions et inno­va­tions que les exi­gen­ces et les cir­con­stan­ces de l’époque exi­gea­ient pour le bien pasto­ral des fidè­les.

En bref : un exem­ple de la capa­ci­té à avoir pu unir l’ancien et le nou­veau d’une maniè­re qu’il n’est pas faci­le d’imiter.

 

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Date de publication: 1/02/2021