Le Dieu Pan est de retour. Rites, morale et doctrine de la nouvelle religion de la nature

Que l’Église catho­li­que subis­se, voi­re sou­tien­ne l’avènement d’une nou­vel­le reli­gion de la natu­re, avec com­me sym­bo­le le dieu Pan, n’a rien d’une théo­rie bizar­re. C’est au con­trai­re la thè­se, sou­te­nue par des argu­men­ts con­vain­can­ts, de la phi­lo­so­phe fra­nçai­se Chantal Delsol dans son der­nier essai : « La fin de la Chrétienté », dispo­ni­ble depuis quel­ques jours en librai­rie y com­pris en Italie, aux édi­tions Cantagalli.

Delsol ne craint pas une isla­mi­sa­tion de l’Europe. Les musul­mans euro­péens eux-mêmes sont cham­bou­lés par le chan­ge­ment cul­tu­rel en cours. « Certainement – écrit-elle dans ‘Le Figaro’ où elle est édi­to­ria­li­ste – les fon­de­men­ts du judéo-christianisme se sont effon­drés. Le pre­mier étant la foi en l’existence de la véri­té, qui nous vient des Grecs. Puis l’idée du temps linéai­re, qui histo­ri­que­ment nous a don­né l’idée du pro­grès, c’est pour­quoi on revient au temps cycli­que avec l’annonce de cata­stro­phes apo­ca­lyp­ti­ques. Enfin, c’est la foi dans la digni­té sub­stan­tiel­le de l’être humain qui est effa­cée pour fai­re pla­ce à une digni­té con­fé­rée depuis l’extérieur, socia­le et non plus sub­stan­tiel­le, com­me c’était le cas avant le chri­stia­ni­sme. »

La reli­gion qui émer­ge est une nou­vel­le for­me de paga­ni­sme, avec la natu­re au cen­tre, sacra­li­sée. Dans le bref extrait de son livre que nous repro­dui­sons ci-dessous, Delsol expli­que cet­te muta­tion, qui n’a plus l’Église mais l’État com­me offi­ciant. Les seuls qui pour­ront enco­re con­ser­ver ce qui reste de la véri­ta­ble foi chré­tien­ne ne pour­ront être que des mino­ri­tés, espérons-le créa­ti­ves, fai­tes de témoins, d’« agen­ts secre­ts » de Dieu.

Delsol n’est pas la seu­le voix qui s’élève en France pour ana­ly­ser la muta­tion cul­tu­rel­le qui tra­ver­se et bou­le­ver­se le chri­stia­ni­sme aujourd’hui. Il est sur­pre­nant que dans un pays dans lequel les bap­ti­sés ne repré­sen­tent déjà plus que moins de la moi­tié de la popu­la­tion et où la pra­ti­que catho­li­que s’est effon­drée, il y ait un inté­rêt à ce point extraor­di­nai­re pour de tel­les que­stions chez des intel­lec­tuels et des écri­vains, y com­pris non-croyants.

Fin octo­bre der­nier, « Le Figaro » orga­ni­sait à Paris un dia­lo­gue de haut vol entre le phi­lo­so­phe catho­li­que Pierre Manent et l’écrivain Alain Finkielkraut, mem­bre de l’Académie fra­nçai­se, repu­blié dans son inté­gra­li­té en Italie par le jour­nal « Il Foglio » du 2 novem­bre sous le titre : « È mor­to il tuo Dio, Europa ? Una reli­gio­ne civi­le ha sop­pian­ta­to di Dio di Pascal ». Dans ce dia­lo­gue, les deux éru­di­ts s’accordent avec Delsol pour situer la muta­tion actuel­le du chri­stia­ni­sme dans une reli­gion sim­ple­ment natu­rel­le, huma­ni­tai­re, dont l’Église s’est ren­due com­pli­ce par sa red­di­tion.

Et il ne s’agit pas uni­que­ment de la phi­lo­so­phie, la lit­té­ra­tu­re est, en France, for­te­ment mar­quée par ces mêmes que­stions capi­ta­les. Voici deux noms par­mi tant d’autres. Le pre­mier est Emmanuel Carrère, dont la tra­duc­tion ita­lien­ne du roman « Le Royaume » a été pré­sen­tée com­me suit par Roberto Righetto, dans le quo­ti­dien de la Conférence épi­sco­pa­le ita­lien­ne « Avvenire » : « Un des livres ‘chré­tiens’ les plus impor­tan­ts de ces der­niers temps, même s’il est écrit par un non-croyant : une enquê­te sur l’Évangile de Luc menée en mêlant enquê­te histo­ri­que et récit auto­bio­gra­phi­que, qui se mue en une enquê­te sévè­re sur la sub­stan­ce de l’annonce chré­tien­ne, un véri­ta­ble corps-à-corps dont la lec­tu­re pous­se les croyan­ts eux-mêmes à s’interroger tout aus­si sérieu­se­ment. »

En puis il y a Michel Houellebecq, un autre écri­vain autant appré­cié que con­tro­ver­sé, pour qui il n’est pas dit du tout que la déchri­stia­ni­sa­tion actuel­le soit défi­ni­ti­ve et pour tou­jours, par­ce qu’elle pour­rait au con­trai­re se con­fron­ter elle aus­si à une rup­tu­re, à une « muta­tion méta­phy­si­que » com­me cel­le qui a mar­qué la fin inat­ten­due des pré­cé­den­ts sta­des de civi­li­sa­tion. Et c’est à cela qu’il faut se pré­pa­rer, « en con­ser­vant intac­te l’héritage chré­tien pour pou­voir le repro­po­ser ensui­te dans un mon­de tran­sfor­mé ».

Ce qui frap­pe le plus, dans un inté­rêt aus­si vif pour ces que­stions, en France, c’est qu’il ne soit ni sou­te­nu ni gui­dé par la hié­rar­chie de l’Église mais qu’il est ani­mé en auto­no­mie tota­le par des hom­mes de cul­tu­re qui ne sont pas for­cé­ment chré­tiens.

Exactement com­me cela s’est pro­duit dans des épo­ques pré­cé­den­tes de l’histoire de l’Église, en par­ti­cu­lier dans les trois renais­san­ces reli­gieu­ses de la der­niè­re moi­tié du mil­lé­nai­re com­me cela a été mis en lumiè­re par l’historien Roberto Pertici, avec tou­tes trois com­me épi­cen­tre la France : cel­le du dix-septième siè­cle avec Pascal et Port Royal, la renais­san­ce roman­ti­que du début du dix-neuvième siè­cle avec Chateaubriand et « Le génie du Christianisme », et cel­le du début du ving­tiè­me siè­cle du « Renouveau catho­li­que » et les grands con­ver­tis, de Péguy à Maritain, en pas­sant par Claudel et Bernanos.

Mais lais­sons la paro­le à Delsol.

*

L’Écologie comme religion commune

de Chantal Delsol

En ce début du XXIe siè­cle, le cou­rant phi­lo­so­phi­que le plus éta­bli, le plus pro­met­teur, est une for­me de cosmo­théi­sme lié à la défen­se de la natu­re. Nos con­tem­po­rains occi­den­taux ne cro­ient plus à un au-delà ni à une trans­cen­dan­ce. La signi­fi­ca­tion de la vie doit donc se trou­ver dans cet­te vie elle-même, et non au-dessus d’elle, où il n’y a rien. Le sacré se trou­ve ici : dans les pay­sa­ges, dans la vie de la ter­re et chez les humains eux-mêmes. Il s’est pro­duit une « anth­ro­po­lo­gie moni­ste », qui se rap­pro­che de l’animisme ancien.

Pour l’écologisme d’aujourd’hui, il n’y a plus de sépa­ra­tion essen­tiel­le entre l’homme et les autres vivan­ts, ni entre l’homme et la natu­re entiè­re, qu’il habi­te sim­ple­ment, sans la domi­ner d’une quel­con­que supé­rio­ri­té.

Sous le mono­théi­sme, l’homme se sent étran­ger dans ce mon­de imma­nent et aspi­re à l’autre mon­de – c’est bien par exem­ple ce que Nietzsche repro­chait aux chré­tiens. Pour le cosmo­théi­ste, il est une demeu­re, une demeu­re bien à lui, entiè­re dans ses signi­fi­ca­tions. Il veut réin­té­grer ce mon­de com­me citoyen à part entiè­re, et non plus com­me cet « étran­ger domi­ci­lié », ce chré­tien décrit par l’anonyme de la Lettre à Diognète.  Il veut vivre dans un mon­de auto­suf­fi­sant qui con­tien­ne son sens en lui-même – autre­ment dit : un mon­de enchan­té, dont l’enchantement se trou­ve à l’intérieur et non dans un au-delà angois­sant et hypo­thé­ti­que.

L’homme post­mo­der­ne veut abo­lir les distinc­tions – son adjec­tif favo­ri est « inclu­sif ». Et le cosmo­théi­sme lui con­vient par­ce qu’il effa­ce l’ancien dua­li­sme carac­té­ri­sti­que du judéo-christianisme.

Il exi­ge d’échapper aux con­tra­dic­tions entre le faux et le vrai, entre Dieu et le mon­de, entre la foi et la rai­son… Au lieu d’exiler Dieu hors du mon­de, il le rap­pel­le ici et se réap­pro­prie le sacré. Pour Odo Marquard, phi­lo­so­phe alle­mand con­tem­po­rain mar­qué par le sini­stre XXe siè­cle, l’essoufflement du mono­théi­sme ouvre une chan­ce au poly­théi­sme de reve­nir au-devant de la scè­ne, à tra­vers le retour des mythes plu­riels.

Ici le retour au poly­théi­sme est décrit com­me un affran­chis­se­ment de la véri­té exclu­si­ve, une liber­té entiè­re don­née au règne des réci­ts, et la fin de l’eschatologie du salut.

L’écologie aujourd’hui est une reli­gion, une croyan­ce. « Croyance » : non que le pro­blè­me éco­lo­gi­que actuel ne doi­ve pas être con­si­dé­ré com­me scien­ti­fi­que­ment démon­tré ; mais par­ce que ces cer­ti­tu­des scien­ti­fi­ques con­cer­nant le cli­mat et l’écologie pro­dui­sent des con­vic­tions et des cer­ti­tu­des irra­tion­nel­les, en réa­li­té des croyan­ces reli­gieu­ses, nan­ties de tou­tes les mani­fe­sta­tions de la reli­gion.

Aujourd’hui, l’écologie est deve­nue une litur­gie : il est impos­si­ble d’omettre la que­stion, d’une maniè­re ou d’une autre, dans n’importe quel discours ou frag­ment de discours.

C’est un caté­chi­sme : on l’apprend aux enfan­ts dès la Maternelle et de façon répé­ti­ti­ve, pour leur fai­re acqué­rir les bon­nes habi­tu­des de pen­ser et d’agir.

C’est un dog­me con­sen­suel – celui qui pose des que­stions à son sujet, qui lève le moin­dre dou­te, est con­si­dé­ré com­me un fou ou un mal­fai­sant. Mais sur­tout, et c’est là le signe patent d’une croyan­ce vigou­reu­se et cer­tai­ne­ment pas d’une scien­ce ration­nel­le : la pas­sion pour la natu­re fait accep­ter tout ce qui était récu­sé par l’individualisme tout- puis­sant – la respon­sa­bi­li­té per­son­nel­le, la det­te impo­sée envers les descen­dan­ts, les devoirs envers la com­mu­nau­té. C’est donc au nom de cet­te reli­gion imma­nen­te et païen­ne, que nous réin­té­grons tou­tes les dimen­sions indi­spen­sa­bles de l’existence, qui aupa­ra­vant éta­ient pri­ses en comp­te et cul­ti­vées par le chri­stia­ni­sme.

Au-delà de la néces­sai­re pro­tec­tion de l’environnement trop long­temps négli­gé par l’âge indu­striel, la pen­sée éco­lo­gi­que déve­lop­pe une véri­ta­ble phi­lo­so­phie de la vie. Elle ne demeu­re pas au niveau de la défen­se de l’environnement.

Il y a une rai­son bien pré­ci­se à cela. Nous avons tou­te une tra­di­tion chré­tien­ne de défen­se de la natu­re, depuis saint François ou sain­te Hildegarde de Bingen jusqu’à, de nos jours,

Gustave Thibon. Dans ce cas, la natu­re est con­si­dé­rée com­me une créa­tion divi­ne et pro­té­gée à ce titre – la défen­se de la natu­re s’inscrit dans la foi en la trans­cen­dan­ce et dans un huma­ni­sme qui pla­ce l’homme au cen­tre. Alors que la Chrétienté s’est effa­cée, et la trans­cen­dan­ce avec elle, il est iné­vi­ta­ble que du sacré resur­gis­se sous une for­me ou sous une autre. Alors même que la défen­se de l’environnement s’établit com­me un pres­sant et évi­dent devoir, la natu­re se voit alors sacra­li­sée – c’est-à-dire mise de côté, éta­blie au-dessus, ren­due invio­la­ble.

La nou­vel­le reli­gion éco­lo­gi­que est une for­me de pan­théi­sme post­mo­der­ne. La natu­re devient l’objet d’un cul­te, plus ou moins avé­ré. La terre-mère devient une sor­te de dées­se païen­ne, et pas seu­le­ment chez les indi­gé­ni­stes boli­viens, chez les Européens aus­si. À ce point que le pape François par­le aujourd’hui de « notre mère la ter­re », dans un sens chré­tien bien enten­du, mais en lais­sant ouver­te l’équivoque qui per­met le lien avec les croyan­ces con­tem­po­rai­nes. Nos con­tem­po­rains

défen­dent sous tou­tes ses for­mes la natu­re déna­tu­rée par l’homme, mais aus­si ils embras­sent les arbres. Nous som­mes à un sta­de où, dans le vaste champ ouvert par l’effacement du chri­stia­ni­sme, de nou­vel­les croyan­ces hési­tent et trem­blent : et sur­tout, le pan­théi­sme qui tra­duit la défen­se de l’environnement en reli­gion.

Les chré­tiens d’aujourd’hui, affo­lés devant la chu­te de leur influen­ce, ont ten­dan­ce à pré­ten­dre que tou­te mora­le va dispa­raî­tre avec l’effacement du mono­théi­sme. C’est mécon­naî­tre l’histoire. Les mora­les et les reli­gions ne nais­sent pas de pair, et ce ne sont pas les reli­gions qui engen­drent les mora­les, jusqu’au judéo-christianisme. Dans les mon­des anciens, poly­théi­stes, la mora­le vient de la socié­té et elle a une ori­gi­ne tout humai­ne : issue des cou­tu­mes, des tra­di­tions. La reli­gion est d’un autre ordre. Les dieux récla­ment des sacri­fi­ces et susci­tent des rites. Les nor­mes mora­les récla­ment obéis­san­ce. Chez les peu­ples poly­théi­stes, c’est l’État qui est gar­dien de la mora­le. Incroyable, et nou­veau, le spec­ta­cle de Moïse descen­dant de la mon­ta­gne avec les tables de la Loi : ici pour la pre­miè­re fois, la mora­le vient de Dieu.

Au tour­nant du XXIe siè­cle, l’Église aban­don­ne son rôle de gar­dien des nor­mes mora­les et ce der­nier revient désor­mais à l’État. La mul­ti­pli­ci­té des croyan­ces mora­les et reli­gieu­ses qui habi­tent nos pays – bien visi­bles à tra­vers la diver­si­té repré­sen­tée dans les Comités d’éthique – con­duit néces­sai­re­ment à ampli­fier le rôle du pou­voir poli­ti­que.

Celui-ci, repré­sen­té par ses éli­tes aus­si bien sachan­tes qu’agissantes, rede­vient le gar­dien de la mora­le qu’il était avant la lon­gue pério­de de Chrétienté.

Les Occidentaux ne veu­lent plus que cet­te tutel­le soit assu­rée par les reli­gions, par les clercs. Ils pré­fè­rent cet­te instan­ce neu­tre qu’est l’État, les éli­tes insti­tu­tion­nel­les ou d’influence.

C’est pour­quoi aujourd’hui, le cou­rant domi­nant offi­ciel s’adjuge le droit de pro­té­ger la mora­le et d’en empê­cher les écarts, d’ostraciser les dévian­ts. Les ani­ma­teurs de pla­teaux de télé­vi­sion sont les sen­ti­nel­les et par­fois les cer­bè­res de la mora­le com­mu­ne. Pas for­cé­ment les pro­duc­teurs, car la mora­le vient de nom­bre de sour­ces, mais les sen­ti­nel­les, ceux qui en sur­veil­lent l’exécution. Ils ont revê­tu le rôle que joua­ient les évê­ques il y a enco­re un demi-siècle.

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

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Date de publication: 18/11/2022