La justice du Vatican, ou la saga des déboires judiciaires

Au ter­me de son avant-dernière inspec­tion, en 2017, Moneyval avait repro­ché à la magi­stra­tu­re du Vatican sa négli­gen­ce, plus pré­ci­sé­ment de ne pas en fai­re assez sur les cas suspec­ts iden­ti­fiés et signa­lés par l’Autorité d’Information Financière, l’AIF, du Vatican lui-même.

Mais à pré­sent qu’un nou­veau rap­port de Moneyval – le comi­té du Conseil de l’Europe qui éva­lue le respect des nor­mes finan­ciè­res inter­na­tio­na­les des États qui en font par­tie – est cen­sé arri­ver d’un jour à l’autre, sur base d’une inspec­tion enta­mée le 30 sep­tem­bre der­nier qui a duré une dizai­ne de jours, on craint au Vatican que les cri­ti­ques ne soient enco­re plus sévè­res.

S’il est pour­tant vrai que la magi­stra­tu­re pon­ti­fi­ca­le a mené à bien un long pro­cès, celui qui a abou­ti le 21 jan­vier à la con­dam­na­tion d’Angelo Caloia, l’ex-président de la « ban­que » du Vatican, l’IOR, l’Institut pour les œuvres de reli­gion, il n’en demeu­re pas moins que le prin­ci­pal désa­stre de ces der­niè­res années, c’est-à-dire l’acquisition dou­teu­se par la Secrétairerie d’État du luxueux bâti­ment du 60 Sloane Avenue à Londres, est non seu­le­ment enco­re loin d’arriver à la pha­se du pro­cès mais a éga­le­ment con­nu une impi­toya­ble sui­te de revers judi­ciai­res.

La pho­to ci-dessus a été pri­se lors de la pha­se cru­cia­le de cet­te affai­re. Nous som­mes alors le 26 décem­bre 2018 et, à côté du Pape François, à sain­te Marthe, se tient Gianluigi Torzi, le prin­ci­pal finan­cier aux­quel la Secrétairerie d’État a fait con­fian­ce pour l’achat de l’immeuble lon­do­nien.

À cet­te date, l’achat a été con­clu pour la som­me de 350 mil­lions de dol­lars, mais la Secrétairerie d’État ne peut dispo­ser de l’immeuble qu’en se libé­rant au prix fort des inter­mé­diai­res et en par­ti­cu­lier en récu­pé­rant auprès de Torzi lui-même les som­mes impor­tan­tes restées en sa pos­ses­sion.

Mais cet­te der­niè­re opé­ra­tion à elle seu­le allait coû­ter 15 mil­lions d’euros, une som­me que la Secrétairerie d’État pré­ten­dra ensui­te avoir été extor­quée par Torzi lui-même, mais que ce der­nier pré­tend avoir léga­le­ment négo­ciée, dans une ren­con­tre au Vatican entre lui, le sub­sti­tut du Secrétaire d’État Edgar Peña Parra et le Pape François en per­son­ne.

Cette ren­con­tre, au cours de laquel­le le Pape a deman­dé que l’on trou­ve une solu­tion et que l’on octro­ie à Torzi « un juste salai­re », sera admi­se par la justi­ce vati­ca­ne elle-même en février 2021. Mais ne brû­lons pas les éta­pes et reve­nons en 2019.

Pour con­clu­re l’affaire et entrer plei­ne­ment en pos­ses­sion de l’immeuble, le 4 juin de cet­te année, la Secrétairerie d’État deman­de à l’IOR un prêt de 150 mil­lions. Dans un pre­mier temps, l’IOR sem­ble dispo­sé à l’accorder mais ensui­te, à l’improviste, il se rétrac­te. En fait, le direc­teur géné­ral de l’IOR, Gian Franco Mammi, très pro­che de Jorge Mario Bergoglio depuis l’époque où il était respon­sa­ble des clien­ts de la « ban­que » vati­ca­ne en Amérique lati­ne, esti­me que l’opération tou­te entiè­re est incor­rec­te et por­te plain­te au tri­bu­nal de Vatican, en impli­quant éga­le­ment l’AIF, à l’époque pré­si­dée par le finan­cier suis­se René Brüelhart et diri­gée par Tommaso Di Ruzza, le gen­dre de l’ex-gouverneur de la Banque d’Italie Antonio Fazio, pour défaut de vigi­lan­ce.

Le Pape François s’implique tota­le­ment dans ce ren­ver­se­ment de situa­tion, com­me il le décla­re­ra lui-même dans une con­fé­ren­ce de pres­se peu après les fai­ts. C’est lui en per­son­ne qui signe – au nom des magi­stra­ts du Vatican – l’ordre de per­qui­si­tion­ner la Secrétairerie d’État et l’AIF. Le 1er octo­bre 2019, la gen­dar­me­rie du Vatican, sous les ordres du com­man­dant Domenico Giani, fait irrup­tion dans les bureaux et sai­sit des docu­men­ts et des appa­reils élec­tro­ni­ques. Le jour sui­vant, les noms et les pho­tos de cinq fonc­tion­nai­res niveau inter­mé­diai­re et supé­rieur suspen­dus du ser­vi­ce sont publiées. Et pour cou­ron­ner cet­te opé­ra­tion de net­toya­ge effec­tuée au mépris de tou­te garan­tie judi­ciai­re, le Pape François con­gé­die le com­man­dant Giani, com­me si c’était lui le respon­sa­ble de ce gâchis, alors qu’il n’avait fait qu’agir sur ordre du Pape.

Les cinq, puis six, fonc­tion­nai­res en que­stion seront tous licen­ciés. Et bien vite, à l’AIF, ce sera au tour de Di Ruzza de sau­ter, ain­si que de Brüelhart, avec les démis­sions polé­mi­ques des deux mem­bres du con­seil de direc­tion, le suis­se Marc Odendall et l’américain Juan Carlos Zarate.

Mais entre­temps, un pre­mier ora­ge s’est abat­tu sur le Vatican et sa magi­stra­tu­re. À cau­se de la per­qui­si­tion du 1er octo­bre, qui a eu pour con­sé­quen­ce la vio­la­tion d’informations con­fi­den­tiel­les, l’Egmont Group – le réseau de ren­sei­gne­ment de 164 États dont le Saint-Siège fait par­tie – exclut à l’unanimité l’AIF de ce cir­cuit. Pour être réad­mis, le Saint-Siège devra fai­re amen­de hono­ra­ble et rati­fier un « memo­ran­dum of under­stan­ding », c’est-à-dire offrir des garan­ties de fia­bi­li­té plus con­trai­gnan­tes.

Le soir du 5 juin 2020, au ter­me d’un long inter­ro­ga­toi­re, les magi­stra­ts du Vatican enfer­ment Torzi en cel­lu­le, l’accusant d’avoir extor­qué les 15 mil­lions men­tion­nés ci-dessus. Il sera libé­ré dix jours plus tard, en échan­ge de 3 mil­lions qui dépo­se­ra sur des comp­tes en Suisse, une som­me que les magi­stra­ts du Vatican décou­vri­ront ensui­te ne pas pou­voir encais­ser. Torzi se réfu­gie ensui­te en Grande-Bretagne, pour­sui­vi par une plain­te du Vatican qui le con­dui­ra devant les tri­bu­naux de Londres.

Le 24 sep­tem­bre 2020, autre coup de théâ­tre reten­tis­sant. Le Pape François con­vo­que en audien­ce le car­di­nal Giovanni Angelo Becciu, qui était jusqu’en 2018 Substitut du Secrétaire d’État et, sans lui four­nir la moin­dre expli­ca­tion, l’oblige à démis­sion­ner de ses fonc­tions de Préfet de la Congrégation pour la cau­se des sain­ts et à renon­cer à tous ses « droi­ts » de car­di­nal, y com­pris la par­ti­ci­pa­tion à un con­cla­ve. Le car­di­nal cla­me son inno­cen­ce et, six mois plus tard, le soir du Jeudi saint, le Pape ira lui ren­dre une visite-surprise à domi­ci­le pour célé­brer chez lui la mes­se « in coe­na Domini », mais tou­jours sans don­ner les rai­sons de sa défe­ne­stra­tion. Parmi les accu­sa­tions con­tre Becciu qui cir­cu­lent dans les médias, il y a cel­les d’avoir été impli­qué jusqu’au cou dans l’affaire de Londres, mais peu après, une autre tui­le s’abat sur le car­di­nal.

Le 13 octo­bre 2020, alors que l’inspection de Moneyval vient à pei­ne de s’achever, les magi­stra­ts du Vatican font arrê­ter à Milan Cecilia Marogna et récla­ment son extra­di­tion. Il s’agit d’une soi-disant exper­te en ser­vi­ces secre­ts, recru­tée quel­ques années plus tôt par Becciu par­mi les « agen­ts publics » de la Secrétairerie d’État qui est à pré­sent incul­pée d’abus de biens sociaux et d’avoir détour­né l’argent du Vatican qui lui avait été con­fié. Mais après deux semai­nes de pri­son, la Cour de cas­sa­tion ita­lien­ne la remet en liber­té et décla­re la requê­te du Vatican « nul­le et non ave­nue », pour vice de for­me et de fond. Le 18 jan­vier sui­vant, les magi­stra­ts du Vatican jet­tent l’éponge : ils lèvent tous les man­da­ts d’arrêt qui pèsent sur l’inculpée et l’assurent qu’elle pour­ra assi­ster en liber­té à son pro­cès.

En novem­bre 2020, autre revers pour la justi­ce du Saint-Siège. Après avoir fait per­qui­si­tion­ner en Italie le domi­ci­le de Fabrizio Tirabassi, un des fonc­tion­nai­res du Vatican licen­cié un an plus tôt, la justi­ce ita­lien­ne décla­re « nul­le et illé­gi­ti­me » le man­dat de per­qui­si­tion et ordon­ne la resti­tu­tion de l’argent et des obje­ts sai­sis.

Fin de l’année, le 28 décem­bre 2020, un « motu pro­prio » du Pape François con­traint la Secrétairerie d’État à vider ses cais­ses et à tran­sfé­rer tous les fonds et les immeu­bles en sa pos­ses­sion à l’Administration du patri­moi­ne du siè­ge apo­sto­li­que, l’APSA. Cette mesu­re res­sem­ble fort à une opé­ra­tion de déclas­se­ment du plus grand orga­ne de gou­ver­ne­ment du Vatican, une mesu­re qui était dans les car­tons depuis long­temps mais qui prend pour pré­tex­te l’opération malheu­reu­se de Londres.

Mais c’est juste­ment de Londres qu’arrive en mars 2021 le pire revers de tous. La justi­ce bri­tan­ni­que acquit­te Torzi de l’accusation d’avoir extor­qué les fameux 15 mil­lions au Vatican. La justi­ce du Vatican deman­de en vain que les motifs de ce juge­ment restent secre­ts. Le 24 mars, ils font le tour du mon­de et bat­tent en brè­che la ver­sion du Vatican. Aucune frau­de, mais un accord tout ce qu’il y a de plus régu­lier entre les par­ties, remon­tant à l’époque où Torzi était reçu en ami par le Pape à Sainte-Marthe, pour les festi­vi­tés de Noël 2018, et où il s’était ensui­te mis d’accord, tou­jours avec la béné­dic­tion du Pape, sur son « salai­re ».

Et pour­tant, envers et con­tre tout, le Vatican ne bais­se pas les bras. Le pro­mo­teur de justi­ce du Saint-Siège exi­ge et obtient d’un juge d’instruction ita­lien le lan­ce­ment, le 12 avril der­nier, d’un nou­veau man­dat d’arrêt pour Torzi, aujourd’hui en fui­te au Royaume-Uni, cet­te fois pour la maniè­re dont il aurait illé­ga­le­ment uti­li­sé une par­tie de ces 15 mil­lions reçus par le Vatican.

Mais ce qui est le plus sur­pre­nant, ce sont les moti­va­tions don­nées par le Vatican pour justi­fier ce man­dat d’arrêt. On peut, entre autres, y lire que s’il y a eu dès le départ une erreur dans le fait d’acheter l’immeuble de Londres, c’est par­ce que « les acqui­si­tions d’immeubles à des fins d’investissement ne peu­vent pas être effec­tuées par le Secrétairerie d’État, puisqu’elles sont réser­vées à l’Administration du patri­moi­ne du siè­ge apo­sto­li­que » et que « la Secrétairerie d’État ne peut finan­cer de tel­les opé­ra­tions avec de l’argent reçu à des fins de bien­fai­san­ce, com­me le Denier de Saint-Pierre ».

Mais ces deux moti­va­tions ne tien­nent pas debout. Jusqu’en décem­bre 2020, la Secrétairerie d’État avait tou­te liber­té de dispo­ser de ses fonds et le Pape François en per­son­ne, lors de la con­fé­ren­ce de pres­se du 29 novem­bre 2019, à bord du vol de retour du Japon, alors qu’il répon­dait à une que­stion sur l’affaire de Londres, avait cha­leu­reu­se­ment fait l’éloge de la « bon­ne admi­ni­stra­tion » — « chez nous on dit ‘un pla­ce­ment de veu­ve’ » — qui con­si­ste à « ache­ter une pro­prié­té, la louer et ensui­te la ven­dre » pour fai­re de la sor­te fruc­ti­fier son argent, quel qu’il soit, y com­pris le Denier de Saint-Pierre.

Le 27 mars der­nier, au Vatican, François a ouvert l’année judi­ciai­re actuel­le par un discours dans lequel il a lais­sé entre­voir des « modi­fi­ca­tions des nor­mes » – rapi­de­ment mise en pra­ti­que dans un « motu pro­prio » du 30 avril – pour pou­voir juger indif­fé­rem­ment tous les mem­bres de l’Église, « sans plus aucun pri­vi­lè­ge remon­tant dans le temps ». Comme pour dire que le car­di­nal Secrétaire d’État Pietro Parolin et le Substitut Peña Parra, qui n’ont jusqu’ici pas été inquié­tés alors qu’ils sont notoi­re­ment impli­qués dans cet­te affai­re, pour­ra­ient eux aus­si se retrou­ver devant les tri­bu­naux dans un futur pro­cès pour l’affaire de Londres.

Mais on est en droit de se deman­der com­ment il est pos­si­ble que la justi­ce du Vatican, après des années de réfor­mes et de renou­vel­le­ment du per­son­nel, se trou­ve aujourd’hui dans un tel état de déla­bre­ment.

Les obser­va­teurs par­mi les plus atten­tifs attri­buent les erreurs de pro­cé­du­re sur lesquel­les elle bute en per­ma­nen­ce au fait qu’elle se com­po­se dans sa quasi-totalité de magi­stra­ts ita­liens qui tra­vail­lent non pas à plein temps mais à temps par­tiel, tout en con­ti­nuant d’effectuer leur tra­vail d’avocats en Italie et donc avec une impli­ca­tion insuf­fi­san­te pour les affai­res les plus com­ple­xes.

Le seul à tra­vail­ler à temps plein, c’est le pré­si­dent du tri­bu­nal du Vatican, Giuseppe Pignatone, en poste depuis le 3 octo­bre 2019. C’est un juge ita­lien aujourd’hui en pen­sion qui est célè­bre pour avoir instruit il y a de nom­breu­ses années à Rome le pro­cès qu’il avait lui-même sur­nom­mé, de maniè­re impro­pre, « Mafia Capitale ».

Mais curieu­se­ment, Pignatone con­ti­nue à écri­re dans le quo­ti­dien « La Stampa » qui appar­tient au grou­pe édi­to­rial le plus actif dans la dénon­cia­tion de la mau­vai­se gou­ver­nan­ce du Vatican, sou­vent avec des docu­men­ts iné­di­ts qui pro­vien­nent de là. Et dans son der­nier arti­cle, du 12 avril der­nier, il a admis qu’il y a pu il y avoir « des inter­ven­tions impro­pres, des abus et des irré­gu­la­ri­tés de com­por­te­ment de cer­tains magi­stra­ts », mais il a sur­tout cri­ti­qué ce « jour­na­li­sme qui est plus enclin à anti­ci­per des con­dam­na­tions futu­res (et pure­ment hypo­thé­ti­ques), sur­tout si c’est au détri­ment d’un adver­sai­re poli­ti­que », au mépris du sacro-saint prin­ci­pe de la pré­somp­tion d’innocence des incul­pés avant leur pro­cès.

Le Pape François n’est ni magi­strat ni jour­na­li­ste. Mais c’est lui le « domi­nus » suprê­me de la justi­ce vati­ca­ne. Ce qui s’y pas­se, c’e­st éga­le­ment son œuvre.

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

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Date de publication: 3/04/2021