Interdit de dire du mal de Luther. Et le Pape s’autocensure

Le 31 octobre marquera très exactement les cinq cent ans de la date symbolique de la réforme protestante. Et jusqu’à présent, les célébrations de la part des hautes sphères de la hiérarchie de l’Eglise catholique ont pratiquement toutes été à sens unique : un chœur d’éloges à Martin Luther.  « Un médicament pour l’Eglise », comme disait de lui le Pape François en faisant le bilan de son voyage œcuménique en Suède, il y a exactement un an.

Cependant « L’Osservatore Romano », tout comme « La Civiltà Cattolica » se sont bien gardés de republier ce que Jorge Mario Bergoglio écrivait au sujet de Luther et de Calvin avant d’être élu pape.

On n’a conservé qu’un seul de ses écrits sur la réforme protestante, rédigé il y a une trentaine d’années. Mais il a été réédité en 2014 avec une préface du jésuite Antonio Spadaro, directeur de « La Civiltà Cattolica », un des intimes du Pape François, sans la moindre prise de distance par rapport aux violentes invectives antiprotestantes qu’il contient.

Et de fait, lorsque cet écrit a refait surface, l’éminent théologien protestant vaudois Paolo Ricca, avait exprimé son malaise de la sorte dans un éditorial paru dans la revue « Riforma » :

« Je me demande comment il est possible d’avoir encore aujourd’hui, ou même il y a trente ans, une vision aussi déformée, biaisée, dénaturée et substantiellement fausse de la Réforme protestante. C’est une vision avec laquelle non seulement il est impossible d’entamer non seulement un dialogue mais même une polémique, tant elle est difforme et éloignée de la réalité ».

Il en est même venu à douter de la possibilité de célébrer l’anniversaire de la réforme avec le Pape actuel.

« Une chose est sûre : à partir d’une vision de ce genre, une célébration œcuménique du cinq-centième anniversaire de la Réforme, en 2017, semble littéralement impossible ».

En revanche, on le sait, le Pape François a réussi à renouer les fils du dialogue et à accréditer dans l’opinion publique l’image d’une Eglise catholique plus que jamais amie de Luther et reconnaissante pour ce qu’il a accompli.

Naturellement, en faisant disparaître ce qu’il avait lui-même écrit. Un épisode que l’on peut d’ailleurs relire ici :

> Luther au bûcher. Non, sur les autels. La double manière de voir du pape jésuite

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Mais cette affaire des écrits anti-luthériens de Bergoglio ne constitue pas la seule censure de cette saison œcuménique. Un autre épisode est venu s’y ajouter : il concerne un auteur qui figure parmi les plumes prestigieuses de « L’Osservatore Romano », Marco Vannini, expert réputé de théologie et de mystique, surtout germanique, et spécialiste de Luther.

Vannini a publié cette année un livre qui fait bien comprendre dès le titre de quel côté il se trouve : « Contre Luther et le faux Evangile ».

Vannini se définit lui-même comme « hérétique peut-être mais catholique romain », même si dans un article datant de 2004, sous le pontificat de Karol Wojtyla, « La Civiltà Cattolica » a jugé qu’il « exclut la transcendance, supprime les vérités essentielles du christianisme et, par une approche néo-platonicienne, aboutit inexorablement à une gnose moderne ».

Il se fait que sous le Pape François, il soit devenu un auteur régulier de « L’Osservatore Romano ».

Mais pas cette fois. Pas une ligne sur son livre savant contre Luther.  Curieusement, la revue « Il Regno », un périodique catholique progressiste bien connu, a été la seule à s’en faire l’écho et à publier une interview de l’auteur.

Une interview dans laquelle Vannini s’exprime de la sorte :

« Je côtoie les textes de Luther depuis ma jeunesse ; ensuite je suis passé à mon principal centre d’intérêt : la mystique allemande pré et post-protestante. La polémique contre Luther est aujourd’hui certainement ‘inactuelle’ parce que, à mon sens, le monde catholique ou ex-catholique s’est approprié les thèses, les tendances et les façons d’être du monde protestant luthérien.  Le luthérianisme et la Réforme en général sont responsable de l’un des plus grave maux de notre monde : l’individualisme, le primat du sujet qui met en son centre l’amour de soi qui est ‘radix omnis mali et peccati’, racine de tous les maux et péchés, comme le disait Saint Augustin, cité à son tour à de nombreuses reprises par Maître Eckhart.  Voilà la raison de mon hostilité envers le luthérianisme.  Ce n’est pas un hasard si Luther est tellement apprécié par les soi-disant laïcs qui n’ont aucune affection ni pour le Christ ni pour le christianisme. »

Plus loin dans l’interview, Vannini enfonce encore un peu plus son clou polémique, autant sur l’utilisation que fait Luther des Saintes Écritures :

« Je ne peux pas pardonner à Luther l’utilisation la façon dont il se sert, selon son bon plaisir, de l’Écriture, par exemple quand il définit un texte dans l’absolu comme parole de Dieu en le séparant de tout le reste ou quand il pioche dans l’Écriture ce qui lui est utile pour jeter tout ce qui ne va pas. Quand, il y a des années, j’ai entrepris de rédiger la préface de la Bible de Luther, ses manipulations contre le pape me paraissaient insupportables ».

Que contre son refus de la philosophie de Platon et d’Aristote :

« L’Évangile authentique consiste dans le fait que la lumière de Dieu, la lumière éternelle, est toujours et en toutes circonstances sur chaque homme. Chez Luther, je trouve en revanche quelque chose de diabolique, il y a un esprit de mensonge qui contraste avec la noblesse de l’esprit, avec la vérité et avec l’honnêteté profonde que l’on respire en lisant les grands philosophes.  Quand Luther s’en prend à la grande philosophie en la qualifiant de ‘prostituée du diable’, je perçois une hostilité radicale : là son faux Évangile frappe fort.  Il est faux parce qu’il ne naît pas de l’universalité de la raison qui est la chose la plus précieuse que nous possédons mais qu’il est le fruit de ses choix particuliers ».

En plus de Luther, Vannini va jusqu’à s’en prendre également à l’apôtre Paul :

« La foi chrétienne serait morte sans la leçon de la philosophie antique. Aujourd’hui, elle se serait peut-être qu’une gnose ou qu’une secte parmi toutes les autres si elle n’avait pas croisé sur sa route ces immenses et honnêtes philosophes dont plusieurs étaient même chrétiens et que Luther offense et méprise.  Le christianisme n’aurait pas survécu uniquement avec Paul que Luther aime pourtant tellement.  Sur ce point, il faudrait lire Nietzsche, un puissant psychologue qui démasque la profonde auto-affirmativité de Paul qui commence sa lettre aux Romains en offensant de façon éhontée le monde classique : il s’agit d’une malhonnêteté absolue ».

Il s’agit là de thèses qui mériteraient discussion, comme on peut le voir, surtout dans un cas de récurrence comme celui-ci. Mais que les organes officiels du Vatican se sont bien gardés de commenter, comme si le seul mot d’ordre en vigueur était de dire que la réforme protestante était « une œuvre de l’Esprit-Saint ».

Quant au pauvre cardinal Gerhard L. Müller, l’ex-préfet mis à la porte de la Congrégation pour la doctrine de la foi, il a dû se rabattre sur la tribune d’un blog « étranger » pour réaffirmer les différences élémentaires et persistantes qui divisent l’Eglise catholique et le protestantisme.

> Quella di Lutero? Non fu riforma, ma rivoluzione

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POST SCRIPTUM – (Sandro Magister) Par une inattention coupable, il m’a échappé que « L’Osservatore Romano » n’a en fait pas passé sous silence le livre « Contre Luther et le faux Évangile » de Marco Vannini. Au contraire, il a fait l’objet d’un questions-réponses argumenté au début du dernier Carême.

Le rôle de la « pars destruens » a été tenu par Sergio Massironi le 10 mars dans une critique nourrie des thèses soutenues par Vannini :

> Una voce fuori dal coro. Critica a Lutero in nome della mistica

Puis le 15 mars, ce fut au tour du même Vannini de répondre :

> Il nucleo dell’Evangelo. Replica su Lutero e la mistica

Ce dernier a de nouveau vigoureusement défendu la thèse centrale de son livre, concluant son intervention de la sorte :

« Comme le faisait déjà remarquer Maritain, Luther a fondé l’individualisme, la maladie mortelle de notre société et, en mettant la philosophie à l’index, il a ouvert la voie à ce psychologisme qui sévit aujourd’hui. Or une religion du sentiment, sans rationalité et donc sans esprit, finit nécessairement dans le primat des sens et partant, s’évapore et s’évanouit comme cela s’est déjà produit dans le monde protestant (en Suède désormais seuls 2% de la population sont encore chrétiens) pour finir par se retourner contre le Christ et contre l’Évangile ».

C’est le directeur du quotidien du Saint-Siège en personne, Giovanni Mario Vian, qui m’a signalé cette inadvertance et je le remercie d’avoir adouci ses justes reproches par la citation « Quandoque bonus dormitat Homerus ». Comme pour dire que « même le brave Homère sommeille parfois », mais quand on le réveille, il fait ce qu’il peut pour s’excuser et réparer le préjudice.

Sandro Magister est vaticaniste à L’Espresso.

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Date de publication: 30/10/2017