Église en fumée. Une critique théologique de la ligne directrice du synode sur la synodalité

(s.m.) Joachim de Flore avait pré­co­ni­sé l’avènement d’un âge de l’Esprit, accom­pa­gné d’une dis­so­lu­tion de la struc­tu­re et de la doc­tri­ne de l’Église sur ter­re. Et il est faci­le d’imaginer, vu la maniè­re dont se dérou­le le syno­de sur la syno­da­li­té, que le grand théo­lo­gien jésui­te Henri de Lubac (1896–1991) aurait éga­le­ment asso­cié le pape Jorge Mario Bergoglio à la « posté­ri­té spi­ri­tuel­le » dura­ble et diver­si­fiée de ce moi­ne médié­val vision­nai­re, qu’il a pas­sée en revue dans un livre de qua­si mil­le pages qui a fait grand bruit à sa sor­tie en 1979.

L’ « Instrumentum labo­ris », le fil con­duc­teur du tra­vail pour la pro­chai­ne ses­sion du syno­de, avec com­me mot d’ordre la « con­ver­sa­tion dans l’Esprit », con­sti­tue la pre­u­ve de ce pro­ces­sus aven­tu­reux de « recon­fi­gu­ra­tion pneu­ma­to­lo­gi­que de l’Église » pro­mue par le Pape François. Un pro­ces­sus dans lequel on attri­bue à l’Esprit Saint un rôle tout aus­si déme­su­ré que vague et fumeux puisqu’il est dépour­vu de tout cri­tè­re suscep­ti­ble d’attester de l’authenticité et de la vali­di­té de ce qu’on vou­drait dire et fai­re en son nom.

Et sur­tout, les réfé­ren­ces au Christ, au mystè­re pascal et à la croix sont par­ti­cu­liè­re­ment ténues dans l’ « Instrumentum labo­ris », alors qu’ils sont « pour le chré­tien la mesu­re et le cri­tè­re pour le discer­ne­ment des espri­ts » com­me l’écrivait Yves Congar (194‑1995), le théo­lo­gien domi­ni­cain qui fut l’un des pro­ta­go­ni­stes de l’ère con­ci­liai­re et qui a con­sa­cré de nom­breu­ses étu­des au lien essen­tiel qui exi­ste entre pneu­ma­to­lo­gie et chri­sto­lo­gie.

La note qui suit est une lec­tu­re cri­ti­que de l’ « Instrumentum labo­ris » juste­ment à par­tir de ce vide chri­sto­lo­gi­que, dans les pas d’Yves Congar.

C’est l’abbé P. Imbelli, un prê­tre de l’archidiocèse de New York et pro­fes­seur de théo­lo­gie pen­dant tren­te ans au Boston College qui l’a rédi­gée pour Settimo Cielo.

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Pour le synode, la leçon du Père Congar

de Robert P. Imbelli

Le domi­ni­cain Yves Congar a fait par­tie des prin­ci­paux pro­ta­go­ni­stes du retour aux sour­ces et de l’ « aggior­na­men­to » au Concile Vatican II. Il est inté­res­sant de remar­quer qu’après le Concile, et mal­gré de sérieux pro­blè­mes de san­té, Congar a rédi­gé trois volu­mes magi­sté­riels sur l’Esprit Saint. Et, enco­re plus inté­res­sant, qu’il ait rédi­gé ensui­te un petit ouvra­ge ulté­rieur, « La Parole et le Souffle », ras­sem­blant ses réfle­xions sur la pneu­ma­to­lo­gie. Et voi­ci sa con­clu­sion. « Si je n’avais qu’une con­clu­sion à rete­nir de mes étu­des sur le Saint-Esprit, je la for­mu­le­rais ain­si : Pas de chri­sto­lo­gie sans pneu­ma­to­lo­gie, pas de pneu­ma­to­lo­gie sans chri­sto­lo­gie ».

Le Père Congar s’était inspi­ré de l’image de Saint Irénée pour qui Dieu tra­vail­le tou­jours, pour créer et pour sau­ver, en employant ses deux mains : la Parole et l’Esprit. Naturellement, tou­te la dif­fi­cul­té, aus­si bien dans la vie chré­tien­ne que dans la théo­lo­gie, est de main­te­nir la chri­sto­lo­gie et la pneu­ma­to­lo­gie en ten­sion créa­ti­ve. Si par le pas­sé on a pu trop insi­ster sur la chri­sto­lo­gie, la ten­dan­ce actuel­le sem­ble met­tre trop l‘accent sur l’œuvre de l’Esprit.

Congar tou­che cet équi­li­bre néces­sai­re quand il écrit « l’Esprit mon­tre quel­que cho­se de nou­veau, dans la nou­veau­té de l’histoire et dans la diver­si­té des cul­tu­res, mais c’est une réa­li­té nou­vel­le qui vient de la plé­ni­tu­de qui nous a été don­née une fois pour tou­tes par Dieu dans le Christ ».

Cependant, en lisant le long et touf­fu « Instrumentum labo­ris » cen­sé gui­der les tra­vaux du syno­de, on ne peut s’empêcher d’être frap­pé par la pâleur de la vision chri­sto­lo­gi­que con­te­nue dans le docu­ment.

On peut cer­tai­ne­ment extrai­re des élé­men­ts impor­tan­ts de ces pages. Ainsi, on nous dit que « : le Christ nous envo­ie en mis­sion et nous ras­sem­ble autour de lui pour ren­dre grâ­ce et gloi­re au Père dans l’Esprit Saint » (n°34). On rap­pel­le aus­si aux par­ti­ci­pan­ts que la com­mu­nion que nous par­ta­geons n’est pas sim­ple­ment un « ras­sem­ble­ment socio­lo­gi­que » mais « est avant tout un don du Dieu tri­ni­tai­re » qui com­por­te « une mis­sion jamais ter­mi­née de con­struc­tion du “nous” du Peuple de Dieu. » Et le para­gra­phe 46 s’achève sur une cita­tion pres­san­te mais non déve­lop­pée d’Éphésiens 4, 13 : « Jusqu’à ce que nous par­ve­nions tous ensem­ble à l’unité dans la foi et la plei­ne con­nais­san­ce du Fils de Dieu, à l’état de l’Homme par­fait, à la sta­tu­re du Christ dans sa plé­ni­tu­de ». Enfin, on nous pro­met que « Dans une assem­blée syno­da­le, le Christ se rend pré­sent et agit. Il tran­sfor­me l’histoire et la vie quo­ti­dien­ne, envo­ie l’Esprit pour con­dui­re l’Église à trou­ver un con­sen­sus sur la maniè­re de mar­cher ensem­ble vers le Royaume et d’aider l’humanité à avan­cer vers l’unité. » (n°48).

Mais ces élé­men­ts ne sont jamais regrou­pés dans un ensem­ble cohé­rent et sti­mu­lant. À l’instar de l’exigence, sou­vent expri­mée dans les récen­ts tex­tes magi­sté­riels, d’une « anth­ro­po­lo­gie inté­gra­le », on regret­te ici l’absence d’une « chri­sto­lo­gie inté­gra­le ». En réa­li­té, com­me « Gaudium et spes » l’enseigne, une anth­ro­po­lo­gie inté­gra­le doit se baser sur une chri­sto­lo­gie inté­gra­le. Malheureusement, dans cet Instrumentum, plu­sieurs dimen­sions cru­cia­les de la chri­sto­lo­gie font défaut. On pei­ne à trou­ver une réfé­ren­ce au « mystè­re pascal » du Christ – un con­cept si cher à Vatican II. En effet, il n’y a pas même une seu­le men­tion de la Croix, de sor­te que l’on com­men­ce à crain­dre qu’elle ne figu­re par­mi ces « mar­gi­na­li­sés » que l’Instrumentum déplo­re.

En outre, on con­sta­te une autre omis­sion fla­gran­te, à la fois signi­fi­ca­ti­ve et peut-être symp­to­ma­ti­que. Par deux fois, l’ « Instrumentum » cite (aux numé­ros 46 et 52) une affir­ma­tion cen­tra­le de « Lumen gen­tium » : « L’Église étant, dans le Christ, en quel­que sor­te le sacre­ment, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union inti­me avec Dieu et de l’unité de tout le gen­re humain » (LG 1). Mais cha­que fois qu’elle est citée, le « en Christ » a été sup­pri­mé. Que ce soit déli­bé­ré­ment ou par inad­ver­tan­ce, cet­te omis­sion est révé­la­tri­ce et réduc­tri­ce. Car ce n’est que dans le Christ qu’une uni­té véri­ta­ble et dura­ble peut être réa­li­sée.

Je reste per­sua­dé qu’une vision chri­sto­lo­gi­que soli­de est abso­lu­ment néces­sai­re si on ne veut pas vider les trois thè­mes syno­daux « com­mu­nion, mis­sion et par­ti­ci­pa­tion » de leur con­te­nu et de leur for­me spé­ci­fi­que. C’est dans le Christ que ces trois thè­mes doi­vent révé­ler et mani­fe­ster leur pro­fon­deur chri­sto­lo­gi­que sin­gu­liè­re. Pour le répé­ter avec Congar : « l’Esprit mon­tre quel­que cho­se de nou­veau, dans la nou­veau­té de l’histoire et dans la diver­si­té des cul­tu­res, mais c’est une réa­li­té nou­vel­le qui vient de la plé­ni­tu­de qui nous a été don­née une fois pour tou­tes par Dieu dans le Christ ».

Seule une lar­ge con­vic­tion chri­sto­lo­gi­que est suscep­ti­ble de four­nir une orien­ta­tion et une con­dui­te fia­bles pour des « con­ver­sa­tions dans l’Esprit ». En effet, de tel­les « con­ver­sa­tions dans l’Esprit » requiè­rent des cri­tè­res d’authenticité, des tests pour la vali­di­té de son discer­ne­ment. Congar se fait l’écho du Nouveau Testament et des Pères quand il écrit : « Jésus Christ est pour les chré­tiens la mesu­re et le cri­tè­re pour le discer­ne­ment des espri­ts ».

Par con­sé­quent, la con­di­tion pour tou­te « recon­fi­gu­ra­tion pneu­ma­to­lo­gi­que » de l’Église est que l’Église soit « con­fi­gu­rée » à sa tête et devien­ne tou­jours plus « tran­sfi­gu­rée » en lui. Comme Congar insi­ste : « Il n’y a pas d’autonomie de l’expérience pneu­ma­ti­que par rap­port à la Parole et donc par rap­port au Christ ». La con­fes­sion : ‘Jésus est Seigneur’ est un cri­tè­re que l’Esprit est à l’œuvre. » Et il insi­ste en disant : « Il n’y a qu’un seul corps que l’Esprit édi­fie et vivi­fie, et c’est le corps du Christ ». Pour le dire autre­ment, il n’y a pas d’Esprit vaga­bond, pas de Corps déca­pi­té. L’Esprit est l’Esprit du Christ ; et le Christ est la seu­le Tête du Corps qui est l’Église.

Le Pape François, avec le carac­tè­re prag­ma­ti­que qu’on lui con­naît, avait exhor­té de la sor­te les car­di­naux élec­teurs à la mes­se dans la Chapelle Sixtine après son élec­tion : « Nous pou­vons mar­cher com­me nous vou­lons, nous pou­vons édi­fier de nom­breu­ses cho­ses, mais si nous ne con­fes­sons pas Jésus Christ, cela ne va pas. Nous devien­drons une ONG huma­ni­tai­re, mais non l’Église, Épouse du Seigneur… Quand on ne con­fes­se pas Jésus Christ, me vient la phra­se de Léon Bloy : ‘Celui qui ne prie pas le Seigneur, prie le dia­ble’. Quand on ne con­fes­se pas Jésus Christ, on con­fes­se la mon­da­ni­té du dia­ble, la mon­da­ni­té du démon ».

Et le Saint-Père avait con­clut son homé­lie par des mots qui s’adressent cer­tai­ne­ment aus­si aux par­ti­ci­pant du syno­de à venir : « Je vou­drais que tous, après ces jours de grâ­ce, nous ayons le cou­ra­ge, vrai­ment le cou­ra­ge, de mar­cher en pré­sen­ce du Seigneur, avec la Croix du Seigneur ; d’édifier l’Église sur le sang du Seigneur, qui est ver­sé sur la Croix ; et de con­fes­ser l’unique gloi­re : le Christ cru­ci­fié. Et ain­si l’Église ira de l’avant ».

Dans ce cas, peut-être le pro­ces­sus et le che­min syno­dal ont-ils alors moins besoin de « faci­li­ta­teurs » que de « mysta­go­gues ».

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

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Date de publication: 11/07/2023