De l’Ukraine à l’Afrique. L’opération spéciale du « cuisinier de Cyrille »

Le voya­ge du Pape François en Hongrie n’aura débou­ché sur aucun prin­temps dans les rap­ports entre la papau­té et Moscou, ni sur le plan poli­ti­que ni sur le plan reli­gieux.

Sur le plan poli­ti­que, lors de la con­fé­ren­ce de pres­se à bord du vol de retour de Kiev à Rome, diman­che 30 avril, le Pape a décla­ré qu’au Vatican, « une mis­sion de paix était en cours » et que « quand elle sera publi­que, j’en par­le­rai ».

Il est pro­ba­ble qu’il s’agisse de la même mis­sion à laquel­le le mini­stre des Affaires étran­gè­res du Vatican, Paul Richard Gallagher a fait allu­sion le 24 avril au Liechtenstein, et dont le but serait – a‑t-il décla­ré – de par­ve­nir à « une paix con­crè­te, suscep­ti­ble d’évoluer et en deve­nir entre les par­ties en con­flit et pas seu­le­ment une répar­ti­tion entre les vain­queurs et les vain­cus ». Une pro­po­si­tion de négo­cia­tion, donc, qui ne par­ti­rait pas du pré­re­quis d’exclure de con­cé­der des avan­ta­ges à la Russie, c’est-à-dire à l’agresseur, ce qui sem­ble dif­fi­ci­le­ment réa­li­sa­ble dans l’état actuel des cho­ses.

Le pré­si­dent ukrai­nien Volodymyr Zelensky a immé­dia­te­ment fait savoir que ce à quoi le Pape a fait allu­sion « se pas­se sans que nous en soyons infor­més et sans notre béné­dic­tion ». Aucun objec­tion en revan­che à la con­fir­ma­tion fai­te par François que le Saint-Siège con­ti­nue­ra à fai­re offi­ce d’ « inter­mé­diai­re » pour l’échange de pri­son­niers et le rapa­trie­ment d’enfants ukrai­niens dépor­tés en Russie.

Sur le plan reli­gieux, en revan­che, le moment-clé a été, le 29 avril, la ren­con­tre du Pape avec l’ex-ministre des Affaires étran­gè­res du patriar­cat de Moscou, le métro­po­li­te Hilarion, desti­tué et relé­gué à Budapest par le patriar­che Cyrille pour s’être ouver­te­ment oppo­sé à l’agression de l’Ukraine.

L’entretien entre eux deux n’a duré que 20 minu­tes à pei­ne et Hilarion a décla­ré, dans un com­mu­ni­qué, n’avoir par­lé avec le Pape que de ses acti­vi­tés apo­sto­li­ques, socia­les et édu­ca­ti­ves. Mais dans l’avion, François a tenu à dire qu’à Budapest « nous n’avons pas fait que par­ler du petit Chaperon rou­ge » et que même sa ren­con­tre tant dési­rée avec le patriar­che Cyrille a été « suspen­due » à cau­se de la guer­re mais qu’elle « devra se fai­re ». Là aus­si sans aucun signe d’avancée per­cep­ti­ble.

En effet, l’agression de la Russie con­tre l’Ukraine, avec l’appui idéo­lo­gi­que sans limi­te don­né par Cyrille à la guer­re déchaî­née par Vladimir Poutine a cau­sé un désa­stre dans les rela­tions entre les Églises, y com­pris au sein de l’Orthodoxie.

Déjà avant la guer­re, une ligne de frac­tu­re s’était ouver­te en Ukraine entre le patriar­cat de Russie et de celui de Constantinople, à cau­se de la recon­nais­san­ce cano­ni­que accor­dée par ce der­nier à la nais­san­ce d’une nou­vel­le Église ortho­do­xe ukrai­nien­ne indé­pen­dan­te de Moscou.

Et cet­te frac­tu­re s’est aujourd’hui enco­re élar­gie à cau­se des mesu­res pri­ses par le gou­ver­ne­ment de Kiev à l’encontre l’Église ortho­do­xe ukrai­nien­ne liée par ses sta­tu­ts au patriar­cat rus­se, qui s’est dis­so­ciée du bout des lèvres de l’agression mais au sein de laquel­le demeu­rent beau­coup d’irréductibles par­ti­sans de la poli­ti­que de Moscou.

Le con­flit a pour épi­cen­tre la Laure des Grottes de Kiev, le com­ple­xe d’églises et de mona­stè­res qui est la « mère » de l’orthodoxie aus­si bien ukrai­nien­ne que rus­se.

Les bâti­men­ts appar­tien­nent au gou­ver­ne­ment de Kiev, qui depuis le 29 mars ne recon­naît plus à l’Église ortho­do­xe ukrai­nien­ne liée à Moscou le droit d’occuper la Laure, qui a été réat­tri­buée à l’Église ortho­do­xe ukrai­nien­ne indé­pen­dan­te.

En outre, une pro­po­si­tion de loi visant à inter­di­re tou­te Église en Ukraine qui main­tien­drait un « lien » avec l’Église de Moscou pour­rait bien arri­ver pro­chai­ne­ment sur la table du par­le­ment. Plusieurs pro­te­sta­tions se sont éle­vées déno­nçant une vio­la­tion poten­tiel­le de la liber­té reli­gieu­se de la part d’une loi for­mu­lée de maniè­re aus­si géné­ra­le. Mais en atten­dant, à tra­vers des décre­ts admi­ni­stra­tifs immé­dia­te­ment atta­qués en justi­ce, le gou­ver­ne­ment de Kiev a deman­dé aux actuels occu­pan­ts, dont 200 moi­nes, de quit­ter la Laure des Grottes, sans cepen­dant les expul­ser par la for­ce. Seul le métro­po­li­te Pavel, qui est depuis 1994 la plus hau­te auto­ri­té du mona­stè­re, un per­son­na­ge à la répu­ta­tion d’oligarque, très lié à Cyrille et doté d’une soli­de fibre entre­pre­neu­ria­le, a été assi­gné à rési­den­ce dans une peti­te vil­le non loin de Kiev. Il était par­ve­nu à implan­ter dans la Laure des acti­vi­tés non seu­le­ment d’édition et d’art sacré mais éga­le­ment des ate­liers de meu­bles, des ate­liers méca­ni­ques et des super­mar­chés ali­men­tai­res, qu’il justi­fiait par la néces­si­té de finan­cer les acti­vi­tés reli­gieu­ses.

Celui qui a pris la pla­ce de Pavel aujourd’hui, c’est l’archimandrite Abraham Lotysh, pas­sé de l’Église ortho­do­xe ukrai­nien­ne liée à Moscou à l’Église ortho­do­xe ukrai­nien­ne indé­pen­dan­te, et donc excom­mu­nié par le métro­po­li­te de la pre­miè­re, Onuphre, pour être accueil­li les bras ouverts par le métro­po­li­te de la secon­de, Épiphane. Les deux cen­ts moi­nes, dont au moins un tiers sont pro-russes, sont restés en pla­ce. Sans comp­ter que l’archevêque majeur de l’Église ukrai­nien­ne grec­que catho­li­que, Mgr Sviatoslav Chevtchouk, a deman­dé lui aus­si de pou­voir célé­brer dans la Laure, tout com­me les ortho­do­xes, en sou­ve­nir d’une anti­que uni­té œcu­mé­ni­que à laquel­le il vou­drait ren­dre vie.

Mais ce n’est pas tout. Parce que si le patriar­che Cyrille et Poutine avec lui ont per­du en Ukraine l’une de leurs fidè­les « oli­gar­ques » ecclé­sia­sti­ques en la per­son­ne de Pavel, ils en ont entre­temps pla­cé un autre en Afrique, dans cet­te Afrique qui fait depuis long­temps l’objet de tou­tes les con­voi­ti­ses de Moscou, sur­tout grâ­ce aux mer­ce­nai­res du grou­pe Wagner, aux ordres du « cui­si­nier de Poutine », Evgueni Prigojine dont la der­niè­re ter­re de con­quê­te ces der­niè­res jours est le Soudan.

En 2019 déjà, le patriar­cat de Moscou avait sou­strait six parois­ses afri­cai­nes au patriar­cat d’Alexandrie, en enva­his­sant un ter­ri­toi­re étran­ger qui selon l’ecclésiologie ortho­do­xe aurait dû être invio­la­ble.

Mais quand, en 2021, le patriar­che grec ortho­do­xe d’Alexandre et de « tou­te l’Afrique » Théodore II a approu­vé, en accord avec le patriar­cat œcu­mé­ni­que de Constantinople, la nais­san­ce en Ukraine d’une Église ortho­do­xe indé­pen­dan­te de Moscou, Cyrille a réa­gi en allant jusqu’à insti­tuer son pro­pre exar­chat pour l’Afrique, au risque de pro­vo­quer un schi­sme avec Alexandrie, com­me cela n’a pas man­qué de se pro­dui­re.

Et à qui Cyrille a‑t-il con­fié le com­man­de­ment de l’extension afri­cai­ne du patriar­cat de Moscou ? Au métro­po­li­te Léonide de Vladikavkaz et à Alanie (pho­to).

Àgé de 55 ans et, com­me Mikhaïl Gorbatchev, natif de la région de Stavropol dont il por­te le patro­ny­me, Léonide a ser­vi dans l’Armée rou­ge au gra­de de Major avant de se con­sa­crer à la vie ecclé­sia­sti­que. Et il n’a jamais per­du sa pre­miè­re voca­tion, à tel point qu’il a fon­dé en 1997 un Département syno­dal pour la fusion spi­ri­tuel­le entre l’Église et l’armée, au nom de l’esprit patrio­ti­que.

Il a tou­jours exer­cé son mini­stè­re sous cet­te for­me hybri­de, d’abord en tant que cha­pe­lain mili­tai­re des for­ces de paix de l’ONU en Bosnie Herzégovine et ensui­te dans d’autres zones de con­flit, ensui­te com­me chef de la mis­sion rus­se à Jérusalem, com­me délé­gué patriar­cal pour l’Arménie et pour le dia­lo­gue avec l’Église malan­ka­re d’Inde, com­me évê­que rus­se pour l’Argentine et l’Amérique lati­ne, puis com­me exar­que de Klin dans la pro­vin­ce de Moscou, pour enfin être pro­mu – tou­jours en con­ser­vant le dio­cè­se de Klin – aux com­man­des de la nou­vel­le exten­sion du patriar­cat de Moscou en Afrique.

En décri­vant son pro­fil sur « Asia News », Stefano Caprio, un spé­cia­li­ste de l’histoire ecclé­sia­sti­que de la Russie, écri­vait ceci : « Les com­pé­ten­ces mar­tia­les et spi­ri­tuel­les de Léonide per­met­tent au patriar­cat de Moscou de s’aligner à la per­fec­tions sur les tac­ti­ques du grou­pe Wagner, à tel point que beau­coup le com­pa­rent à Prigojine et lui attri­buent le titre de « cui­si­nier de Cyrille ».

En Argentine éga­le­ment, Léonide a fon­dé sa pro­pre com­pa­gnie, non pas mili­tai­re mais d’assistance, la « Mecenas Orthodoxos Rusos en America Latina ». Mais aujourd’hui – écrit Caprio – « c’est le finan­ce­ment des dio­cè­ses russo-africains qui est con­fié à ses ini­tia­ti­ves de ‘mécé­nat’ ortho­do­xe et, com­me l’affirme Léonide lui-même, au sou­tien géné­reux ‘d’hommes de foi qui ne sont pas indif­fé­ren­ts au sort de l’Église’ ».

À Moscou, on l’appelle « opé­ra­tion spé­cia­le », mais cela aus­si c’est leur guer­re.

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

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Date de publication: 3/05/2023