Coran et kalashnikovs. Bulletin de guerre du front du Sahel

Idriss Déby, un musul­man de l’ethnie Zaghawa, est arri­vé au pou­voir en 1990, la même année que la visi­te sans histoi­re du pape Jean-Paul II dans son pays, le Tchad, à une épo­que où aucun envoyé de guer­re n’avait enco­re de rai­son de se ren­dre sur pla­ce ou dans les pays voi­sins. Mais trois décen­nies plus tard, le pré­si­dent gen­dar­me est mort au com­bat sur la ligne de front, entre le lac Tchad et la capi­ta­le N’Djaména, dans une escar­mou­che con­tre les com­bat­tan­ts du Front pour l’Alternance et la Concorde au Tchad, de l’ethnie Daza, eux aus­si musul­mans, une de ces nom­breu­ses for­ma­tions dji­ha­di­stes qui infe­stent aujourd’hui la région du grand lac, au car­re­four entre le Nigéria, le Cameroun, le Niger et le Tchad.

Trente ans plus tard, plus rien n’est pareil dans l’immense région du Sahel qui s’étend entre la forêt et le désert du Sahara. En 2004, le « Wall Street Journal » fai­sait enco­re l’éloge du Mali, un pays à 90% musul­man, le qua­li­fiant de modè­le de démo­cra­tie et de vivre ensem­ble paci­fi­que avec les autres reli­gions, en plus d’être une desti­na­tion tou­ri­sti­que raf­fi­née pour pren­dre le « thé dans le désert », à Tombouctou et aux alen­tours. Mais le lourd rap­port sur la liber­té reli­gieu­se dans le mon­de publié ces der­niers jours par l’organisation catho­li­que inter­na­tio­na­le « Aide à l’Église en détres­se » situe aujourd’hui les deux plus ter­ri­bles épi­cen­tres afri­cains de la vio­len­ce isla­mi­ste pré­ci­sé­ment dans la région du lac Tchad et dans une vaste zone com­pri­se entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso, en plein Sahel.

Deux épi­cen­tres en lien, selon le rap­port, avec « un réseau isla­mi­que trans­na­tio­nal qui s’étend du Mali au Mozambique, des Comores dans l’Océan Indien aux Philippines dans la Mer de Chine méri­dio­na­le, dont l’objectif est de créer un soi-disant cali­fat trans­con­ti­nen­tal ».

Et en effet, il n’est pas rare que l’un ou l’autre des for­ma­tions armées musul­ma­nes se reven­di­quent d’organisations trans­na­tio­na­les tel­les que Boko haram, Al Shabab, Al Queda ou Daesh, l’État isla­mi­que. Mais il n’est pas cer­tain que tou­tes obéis­sent à une pyra­mi­de hié­rar­chi­que et à un plan de con­quê­te coor­don­né.

Sur le ter­rain, la réa­li­té est bien plus com­pli­quée, com­me l’explique un livre très détail­lé qui vient lui aus­si de sor­tir récem­ment sous le titre de « Guerre nere. Guida ai con­flit­ti nell’Africa con­tem­po­ra­nea », sous la plu­me de Mario Giro, pro­fes­seur de rela­tions inter­na­tio­na­les à Université de Pérouse. Il est aus­si respon­sa­ble inter­na­tio­nal de la Communauté de Sant’Egidio et a été le vice-ministre ita­lien des affai­res étran­gè­res entre 2013 et 2018.

Le cha­pi­tre sur Boko Haram et sur son exten­sion géo­gra­phi­que au Nord-Est du Nigéria à la région du lac Tchad est par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sant. Mais nous limi­te­rons à foca­li­ser notre atten­tion sur cet « Afghanistan du Sahel » — selon les ter­mes de l’autel – qui s’étend du Mali aux pays limi­tro­phes, le Niger et le Burkina Faso.

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Tout com­men­ce par une histoi­re de séces­sion. Les clans semi-nomades qui habi­tent entre le Mali au Nord de Tombouctou veu­lent échap­per au con­trô­le de la capi­ta­le Bamako, qui ne fait pas beau­coup d’efforts de son côté pour les rete­nir, notam­ment à cau­se d’un mépris ata­vi­que pour ces tri­bus.

Mais en 2007, la prin­ci­pa­le fac­tion séces­sio­ni­ste chan­ge son nom en « Al-Qaïda au Maghreb Islamique », AQMI, et devient mem­bre du plus ter­ri­ble réseau jiha­di­ste mon­dial de l’époque, sous la pres­sion de son pro­pre chef suprê­me, Oussama Ben Laden.

Après la chu­te du régi­me de Kadafi en Libye en 2011, les mili­ces toua­reg qui l’avaient sou­te­nu ren­trent au Mali et tran­sfor­ment leurs vel­léi­tés séces­sio­ni­stes en guer­re ouver­te en s’alliant avec les isla­mi­stes radi­caux de l’AQMI et avec une autre for­ma­tion jiha­di­ste, Ansar Dine, ou « les défen­seurs de la reli­gion ». Les isla­mi­stes, mieux armés et orga­ni­sés, pren­nent rapi­de­ment le con­trô­le – éga­le­ment idéo­lo­gi­que – de l’offensive et, en 2012, ils pren­nent tout le Nord du pays, dont les vil­les de Tombouctou, de Gao et de Kidal.

Et il ne s’agit pas seu­le­ment d’une domi­na­tion ter­ri­to­ria­le. Les infor­ma­tions et les ima­ges de mains ampu­tées aux voleurs, d’adultères lapi­dés, de déca­pi­ta­tions publi­ques, de fem­mes obli­gées à por­ter le voi­le inté­gral, de biblio­thè­ques déva­stées et de tom­bes de sain­ts musul­mans détrui­tes font alors le tour du mon­de.

Une contre-offensive menée avec l’appui déci­sif de la France et du Tchad per­met de recon­qué­rir Tombouctou et d’autres vil­les en 2013, pen­dant que les clans toua­reg séces­sion­ni­stes se font la guer­re pour des par­ties de ter­ri­toi­re. Mais les for­ma­tions dji­ha­di­stes sont très loin d’avoir été vain­cues.

Au Nord et au cen­tre du Mali, le GSIM, Groupe de sou­tien à l’islam et aux musul­mans, tou­jours sous la hou­let­te de l’insaisissable et cha­ri­sma­ti­que lea­der Iyad ad Ghali, un tar­gui issu d’une lignée noble, qui avait déjà fon­dé Ansar Dine, doté d’un talent pour la poli­ti­que et pour la gué­ril­la et con­ver­ti à un islam radi­cal par des pré­di­ca­teurs ara­bes et paki­sta­nais.

Plus au Sud, en revan­che, au-delà les fron­tiè­res poreu­ses entre Mali, Niger et Burkina Faso, c’est le ter­rain d’opération de l’ISWAP, l’État isla­mi­que d’Afrique de l’Ouest.

Le pre­mier appar­tient à la gala­xie d’Al-Qaïda, alors que le second se reven­di­que du néo-califat fon­dé par Al Baghdadi. Et beau­coup de cho­ses les sépa­rent, au point de géné­rer des con­fli­ts armés entre les deux for­ma­tions, avec des cen­tai­nes de vic­ti­mes, mal­gré la sépa­ra­tion géo­gra­phi­que.

Voici com­ment Mario Giro les distin­gue :

« Les pre­miers sont des jiha­di­stes sala­fi­stes, c’est-à-dire qu’ils ne con­si­dè­rent com­me apo­sta­ts que les lea­ders des États musul­mans qui ne sui­vent pas leur vision de l’Islam, mais pas la popu­la­tion. Les seconds, en revan­che, sont tak­fi­ri­stes, c’est-à-dire qu’ils con­si­dè­rent que le peu­ple lui aus­si est apo­stat et qu’il faut le con­dam­ner. Il est donc per­mis de tuer tuer les civils. Ils sont en outre féro­ce­ment anti-chiites tan­dis qu’Al-Quaïda ne l’est pas. Salafiste vient de l’arabe ‘Salaf’, ancien, c’est-à-dire la reli­gion des pères de l’âge d’or. Salafistes et tak­fi­ri­stes repré­sen­tent les deux ailes du dji­ha­di­sme con­tem­po­rain, de l’arabe ‘jihad’, guer­re sain­te ».

En février 2017, une reli­gieu­se colom­bien­ne, sœur Gloria Argoti, est enle­vée, et son est tou­jours incer­tain depuis qu’une vidéo de jan­vier 2019 l’a mon­trée en vie.

Une nou­vel­le contre-offensive lan­cée en 2019, tou­jours avec des trou­pes fra­nçai­ses, reste sans effet. Au con­trai­re, à Bamako, les coups d’État mili­tai­res s’enchaînent. Le der­nier d’entre eux, en 2020, est pilo­té par l’imam Dicko, l’ancien pré­si­dent du con­seil des oulé­mas qui pro­fes­se une appli­ca­tion rigo­ri­ste de la loi isla­mi­que, com­me dans une cour­se à qui sera le plus radi­cal.

En bref, Giro con­clut : « Tout le Sahel est con­ta­mi­né par une pré­sen­ce dji­ha­di­ste endé­mi­que, qui a su mêler ses reven­di­ca­tions idéo­lo­gi­ques – la pure­té isla­mi­que – avec cel­les des tri­bus loca­le ». Tant et si bien que les tri­bus du Nord ont mani­fe­sté leur appré­cia­tion de la capa­ci­té de com­man­de­ment et de l’absence de cor­rup­tion des dji­ha­di­stes : tout le con­trai­re de la mau­vai­se gou­ver­nan­ce de la capi­ta­le hon­nie.

Mais ce n’est pas tout. L’auteur des « Guerres noi­res » ajou­te enco­re : « La cri­se du Mali est deve­nue un péril pour l’Europe : une sor­te d’Afghanistan beau­coup plus pro­che. Le con­flit nous mon­tre que la nou­vel­le fron­tiè­re de l’Italie et de l’Europe s’est dépla­cée plus au sud des côtes médi­ter­ra­néen­nes, là où la guer­re fait rage et où pas­sent les rou­tes des tra­fi­quan­ts d’êtres humains et des tra­fi­quan­ts armes. »

C’est ça aus­si, l’islam. Il serait bon qu’on en pren­ne bon­ne note au Vatican.

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La pho­to ci-dessus n’a pas été pri­se au Sahel mais dans la pénin­su­le du Sinaï, il s’agit du mar­ty­re d’un com­me­rçant cop­te répu­té, Nabil Habaski Khadim, enle­vé le 8 novem­bre der­nier et cou­pa­ble d’avoir finan­cé la con­struc­tion d’une égli­se dans la vil­le égyp­tien­ne de Bir Al Abd. Elle a été dif­fu­sée le 19 avril par l’État isla­mi­que et témoi­gne des métho­des uti­li­sées par les grou­pes jiha­di­stes actifs dans le mon­de entier.

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

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Date de publication: 26/04/2021