Benoit XVI : ma vie, mes priorités

(s.m.) En ces heu­res de retour du Pape émé­ri­te Benoît à la mai­son du Père, nous vous pro­po­sons ci-dessous trois de ses écri­ts auto­gra­phes et auto­bio­gra­phi­ques déci­sifs pour se sou­ve­nir de lui com­me il le méri­te.

Le pre­mier est extrait de la let­tre qu’il a envoyée aux évê­ques de l’Église catho­li­que le 10 mars 2009, dans laquel­le il pré­sen­te les « prio­ri­tés » de son pon­ti­fi­cat.

Le second est tiré de la let­tre ency­cli­que « Spe sal­vi » du 30 novem­bre 2007, qu’il a entiè­re­ment rédi­gée lui-même, et dévoi­le l’espérance qui l’a tou­jours ani­mé, même dans les heu­res les plus dif­fi­ci­les pour l’Église, lui qui s’est trou­vé appe­lé à la gou­ver­ner plu­tôt que de se con­sa­crer entiè­re­ment à une vie d’étude, tout com­me cela s’était pas­sé pour le théo­lo­gien et évê­que Augustin, le doc­teur de l’Église qu’il pré­fè­re entre tous.

Le troi­siè­me est extrait de la let­tre qu’il a envoyée le 6 février 2022 à l’ar­chi­dio­cè­se de Munich et Freising.

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« La priorité qui dépasse toutes les autres »

Je pen­se avoir sou­li­gné les prio­ri­tés de mon Pontificat dans les discours que j’ai pro­non­cés à son début. Ce que j’ai dit alors demeu­re de façon inal­té­rée ma ligne direc­ti­ve. La pre­miè­re prio­ri­té pour le Successeur de Pierre a été fixée sans équi­vo­que par le Seigneur au Cénacle: « Toi… affer­mis tes frè­res » (Lc 22, 32). Pierre lui-même a for­mu­lé de façon nou­vel­le cet­te prio­ri­té dans sa pre­miè­re Lettre : « Vous devez tou­jours être prê­ts à vous expli­quer devant tous ceux qui vous deman­dent de ren­dre comp­te de l’espérance qui est en vous » (I P 3, 15).

À notre épo­que où dans de vastes régions de la ter­re la foi risque de s’éteindre com­me une flam­me qui ne trou­ve plus à s’alimenter, la prio­ri­té qui pré­do­mi­ne est de ren­dre Dieu pré­sent dans ce mon­de et d’ouvrir aux hom­mes l’accès à Dieu. Non pas à un dieu quel­con­que, mais à ce Dieu qui a par­lé sur le Sinaï ; à ce Dieu dont nous recon­nais­sons le visa­ge dans l’amour pous­sé jusqu’au bout (cf. Jn 13, 1) – en Jésus Christ cru­ci­fié et res­su­sci­té. En ce moment de notre histoi­re, le vrai pro­blè­me est que Dieu dispa­raît de l’horizon des hom­mes et que tan­dis que s’éteint la lumiè­re pro­ve­nant de Dieu, l’humanité man­que d’orientation, et les effe­ts destruc­teurs s’en mani­fe­stent tou­jours plus en son sein.

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« Une vie totalement nouvelle »

La vra­ie, la gran­de espé­ran­ce de l’hom­me, qui rési­ste mal­gré tou­tes les désil­lu­sions, ce ne peut être que Dieu – le Dieu qui nous a aimés et qui nous aime tou­jours « jusqu’au bout », « jusqu’à ce que tout soit accom­pli » (cf. Jn 13, 1 et 19, 30). Celui qui est tou­ché par l’a­mour com­men­ce à com­pren­dre ce qui serait pré­ci­sé­ment « vie ». Il com­men­ce à com­pren­dre ce que veut dire la paro­le d’e­spé­ran­ce que nous avons ren­con­trée dans le rite du Baptême: de la foi j’at­tends la « vie éter­nel­le » – la vie véri­ta­ble qui, tota­le­ment et sans mena­ces, est, dans tou­te sa plé­ni­tu­de, sim­ple­ment la vie.

Jésus, qui a dit de lui-même être venu pour que nous ayons la vie et que nous l’ayons en plé­ni­tu­de, en abon­dan­ce (cf. Jn 10, 10), nous a aus­si expli­qué ce que signi­fie « la vie »: « La vie éter­nel­le, c’e­st de te con­naî­tre, toi le seul Dieu, le vrai Dieu, et de con­naî­tre celui que tu as envoyé, Jésus Christ » (Jn 17, 3). La vie dans le sens véri­ta­ble, on ne l’a pas en soi, de soi tout seul et pas même seu­le­ment par soi: elle est une rela­tion. Et la vie dans sa tota­li­té est rela­tion avec Celui qui est la sour­ce de la vie. Si nous som­mes en rela­tion avec Celui qui ne meurt pas, qui est Lui-même la Vie et l’Amour, alors nous som­mes dans la vie. Alors nous « vivons ».

Mais main­te­nant se pose la que­stion: de cet­te façon ne sommes-nous pas retom­bés de nou­veau dans l’in­di­vi­dua­li­sme du salut, dans l’e­spé­ran­ce pour moi seu­le­ment pour moi, qui n’est juste­ment pas une véri­ta­ble espé­ran­ce, par­ce qu’elle oublie et négli­ge les autres? Non. La rela­tion avec Dieu s’é­ta­blit par la com­mu­nion avec Jésus – seuls et avec nos seu­les pos­si­bi­li­tés nous n’y arri­vons pas. La rela­tion avec Jésus, tou­te­fois, est une rela­tion avec Celui qui s’e­st don­né lui-même en rançon pour nous tous (cf. 1 Tm 2, 6). Le fait d’ê­tre en com­mu­nion avec Jésus Christ nous impli­que dans son être « pour tous », il en fait notre façon d’ê­tre. Il nous enga­ge pour les autres, mais c’e­st seu­le­ment dans la com­mu­nion avec Lui qu’il nous devient pos­si­ble d’ê­tre vrai­ment pour les autres, pour l’en­sem­ble. […]

Nous pou­vons obser­ver de façon frap­pan­te la même rela­tion entre amour de Dieu et respon­sa­bi­li­té envers les hom­mes dans la vie de saint Augustin. Après sa con­ver­sion à la foi chré­tien­ne, avec quel­ques amis aux idées sem­bla­bles, il vou­lait mener une vie qui fût tota­le­ment con­sa­crée à la paro­le de Dieu et aux cho­ses éter­nel­les. Il vou­lait réa­li­ser par des valeurs chré­tien­nes l’i­déal de la vie con­tem­pla­ti­ve expri­mé dans la gran­de phi­lo­so­phie grec­que, choi­sis­sant de cet­te façon « la meil­leu­re part » (cf. Lc 10, 42). Mais les cho­ses en allè­rent autre­ment.

Alors qu’il par­ti­ci­pait à la mes­se domi­ni­ca­le dans la vil­le por­tuai­re d’Hippone, il fut appe­lé hors de la fou­le par l’Évêque et con­traint de se lais­ser ordon­ner pour l’e­xer­ci­ce du mini­stè­re sacer­do­tal dans cet­te vil­le. Jetant un regard rétro­spec­tif sur ce moment, il écrit dans ses Confessions: « Atterré par mes péchés et la mas­se pesan­te de ma misè­re, j’a­vais, en mon cœur, agi­té et our­di le pro­jet de fuir dans la soli­tu­de: mais tu m’en as empê­ché, et tu m’as for­ti­fié par ces paro­les: “Le Christ est mort pour tous afin que les vivan­ts n’a­ient plus leur vie cen­trée sur eux-mêmes, mais sur lui, qui est mort et res­su­sci­té pour eux” (2 Co 5, 15) ». Le Christ est mort pour tous. Vivre pour Lui signi­fie se lais­ser asso­cier à son « être pour ».

Pour Augustin, cela signi­fiait une vie tota­le­ment nou­vel­le. Une fois, il décri­vit ain­si son quo­ti­dien: « Corriger les indi­sci­pli­nés, con­for­ter les pusil­la­ni­mes, sou­te­nir les fai­bles, réfu­ter les oppo­san­ts, se gar­der des mau­vais, instrui­re les igno­ran­ts, sti­mu­ler les négli­gen­ts, frei­ner les que­rel­leurs, modé­rer les ambi­tieux, encou­ra­ger les décou­ra­gés, paci­fier les adver­sai­res, aider les per­son­nes dans le besoin, libé­rer les oppri­més, mon­trer son appro­ba­tion aux bons, tolé­rer les mau­vais et [hélas] aimer tout le mon­de ». « C’est l’Évangile qui m’ef­fra­ie » [23] – cet­te crain­te salu­tai­re qui nous empê­che de vivre pour nous-mêmes et qui nous pous­se à tran­smet­tre notre com­mu­ne espé­ran­ce.

De fait, c’é­tait bien l’in­ten­tion d’Augustin: dans la situa­tion dif­fi­ci­le de l’empire romain, qui menaçait aus­si l’Afrique romai­ne et qui, à la fin de la vie d’Augustin, la détrui­sit tout à fait, tran­smet­tre une espé­ran­ce – l’e­spé­ran­ce qui lui venait de la foi et qui, en tota­le con­tra­dic­tion avec son tem­pé­ra­ment intro­ver­ti, le ren­dit capa­ble de par­ti­ci­per de façon réso­lue et avec tou­tes ses for­ces à l’é­di­fi­ca­tion de la cité. Dans le même cha­pi­tre des Confessions, où nous venons de voir le motif déci­sif de son enga­ge­ment « pour tous », il écrit: Le Christ « inter­cè­de pour nous, sans lui c’e­st le dése­spoir. Elles sont nom­breu­ses, ces lan­gueurs, et si for­tes! Nombreuses et for­tes, mais ton remè­de est plus grand. En croyant que ton Verbe était beau­coup trop loin de s’u­nir à l’hom­me, nous aurions bien pu dése­spé­rer de nous, s’il ne s’é­tait fait chair, habi­tant par­mi nous ». En rai­son de son espé­ran­ce, Augustin s’e­st dépen­sé pour les gens sim­ples et pour sa vil­le – il a renon­cé à sa nobles­se spi­ri­tuel­le et il a prê­ché et agi de façon sim­ple pour les gens sim­ples.

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“Mon coeur reste joyeux”

Bientôt, je serai face au juge ulti­me de ma vie. Bien que, regar­dant en arriè­re ma lon­gue vie, je puis­se avoir beau­coup de motifs de frayeur et de peur, mon cœur reste joyeux par­ce que je crois fer­me­ment que le Seigneur n’est pas seu­le­ment le juge juste mais, en même temps, l’ami et le frè­re qui a déjà souf­fert lui-même mes man­que­men­ts et qui, en tant que juge, est aus­si mon avo­cat (Paraclet). À l’approche de l’heure du juge­ment, la grâ­ce d’être chré­tien me devient tou­jours plus clai­re. Être chré­tien me don­ne la con­nais­san­ce, bien plus, l’amitié avec le juge de ma vie, et me per­met de tra­ver­ser avec con­fian­ce la por­te obscu­re de la mort. À ce pro­pos, il me revient sans ces­se à l’esprit ce que Jean rap­por­te au début de l’Apocalypse : il voit le Fils de l’homme dans tou­te sa gran­deur et tom­be à ses pieds com­me mort. Mais Lui, posant sur lui sa main droi­te, lui dit : “Ne crains pas ! C’est moi …. ” (cf. Ap 1, 12–17).

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

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Date de publication: 31/12/2022