Avortement libre jusqu’au cinquième mois. Un évêque et un théologien expliquent pourquoi

Il est le pre­mier à recon­naî­tre que la thè­se qu’il sou­tient en vient à “sub­ver­tir la con­cep­tion de l’avortement de la part de l’Église”. Autrement dit la thè­se selon laquel­le on ne devien­drait une “per­son­ne humai­ne” seu­le­ment “après le quatrième/cinquième mois” de gros­ses­se et que donc, avant cet­te date, l’avortement ne serait plus un homi­ci­de ni même un péché, s’il est effec­tué avec de bon­nes rai­sons.

La per­son­ne qui sou­tient cet­te thè­se est un évê­que très con­nu et esti­mé, Mgr Luigi Bettazzi (pho­to), 99 ans, le der­nier évê­que ita­lien enco­re en via à avoir pris part au Concile Vatican II, quand il était auxi­liai­re du car­di­nal et arche­vê­que de Bologne Giovanni Lercaro qui a joué un rôle de tout pre­mier plan dans ce Concile.

Il l’a fait dans un arti­cle de deux pages publié dans le numé­ro du 15 avril de “Rocca”, la revue de la “Pro Civitate Christiana” d’Assise, la voix histo­ri­que du catho­li­ci­sme pro­gres­si­ste et paci­fi­ste. Un arti­cle pré­sen­té com­me des “Réflexions sur l’avortement” et inti­tu­lé “Posterius”, l’adverbe latin qui signi­fie “plus tard”.

Au début, cet­te pri­se de posi­tion n’a pas fait grand bruit. Mais à la mi-novembre, tou­jours dans le maga­zi­ne “Rocca”, un théo­lo­gien mora­li­ste par­mi les plus lus et étu­diés, Giannino Piana, ancien pro­fes­seur d’éthique à l’Université de Turin et d’Urbino, a repris et déve­lop­pé les argu­men­ts de Bettazzi, tout en décla­rant les par­ta­ger. Même s’il recon­naît lui aus­si que leur thè­se “s’op­po­se à la doc­tri­ne tra­di­tion­nel­le de l’Église”, il ajou­te immé­dia­te­ment que “l’authentique tra­di­tion chré­tien­ne ne peut pas et ne doit pas être pen­sée com­me un bloc mono­li­thi­que, qu’il fau­drait tran­smet­tre de maniè­re momi­fiée et répé­ti­ti­ve”. Parce qu’au con­trai­re “c’est une tra­di­tion ouver­te et inno­va­ti­ve, con­stam­ment en crois­san­ce” et que “le cou­ra­ge de chan­ger, dans le plein respect de la sub­stan­ce évan­gé­li­que, est le che­min à sui­vre pour la ren­dre plus cré­di­ble et uni­ver­sa­li­sa­ble”.

Cela devrait suf­fi­re pour appré­cier la for­ce disrup­ti­ve de la thè­se de Bettazzi et de Piana. Mais les argu­men­ts avan­cés pour la sou­te­nir sont tout aus­si révé­la­teurs.

Bettazzi com­men­ce par fai­re la distinc­tion entre “rai­son” et “intui­tion”, c’est-à-dire entre une for­me de con­nais­san­ce de la réa­li­té de natu­re intel­lec­tua­li­ste et cal­cu­la­tri­ce, car­té­sien­ne, cen­trée uni­que­ment sur le “je”, et une autre en revan­che, qu’il vau­drait valo­ri­ser – plus atten­ti­ve à cet “esprit de fines­se” pasca­lien, aux rai­sons du cœur, et davan­ta­ge cen­trée sur le “nous”.

Puis il cite la Genèse où l’on lit que “Dieu a façon­né l’homme avec la pous­siè­re du sol et a souf­flé dans ses nari­nes un souf­fle de vie et l’homme est deve­nu un être vivant”, pour en dédui­re que la nar­ra­tion bibli­que mon­tre en quoi ce qui a été façon­né avec la pous­siè­re du sol, c’est “quel­que cho­se de préa­la­ble qui n’est pas enco­re l’être humain en lui-même”, qui ne devien­dra tel qu’ensuite, par le souf­fle de vie.

Et il se deman­de : “Quel serait le moment du souf­fle de vie qui ren­dent ce qui est préa­la­ble une per­son­ne humai­ne ?”.

La “rai­son”, répond Bettazzi, “nous dit que ce serait le moment où le sper­ma­to­zoï­de mâle fécon­de l’ovule femel­le”. Mais “l’intuition” est plus incer­tai­ne et ouver­te au mystè­re. Elle hési­te à affir­mer que cet­te nou­vel­le réa­li­té serait déjà une per­son­ne. L’est-elle peut-être après la nida­tion de l’ovule fécon­dé dans l’utérus mater­nel ? L’est-elle à trois mois de gros­ses­se, quand les dif­fé­ren­tes par­ties du corps sont déjà con­fi­gu­rées ?

Non, répond l’évêque, en écri­vant que ce que pré­tend “une scien­ti­fi­que moder­ne“ dont il tai­ra le nom est bien plus con­vain­cant.  Selon cet­te der­niè­re, “l’être humain ne devient un indi­vi­du auto­no­me, une per­son­ne qu’au moment où il est en mesu­re, enco­re dans le sein mater­nel, de pou­voir vivre en tant qu’être humain et de respi­rer de maniè­re auto­no­me : donc pas avant le quatrième/cinquième mois, com­me Jean Baptiste qui au sixiè­me mois tres­sail­lait dans le sein d’Élisabeth au salut de Marie”.

Intervenant à son tour, le théo­lo­gien Piana, spé­cia­li­ste en bio­é­thi­que et ancien pré­si­dent de l’Association ita­lien­ne des théo­lo­giens mora­li­stes, insi­ste sur­tout, en repre­nant la thè­se de Bettazzi, sur le “res­sen­ti” par­ti­cu­lier de la fem­me, “carac­té­ri­sé par une impli­ca­tion exi­sten­tiel­le uni­que” dans la con­nais­san­ce du “pro­ces­sus humain au cours duquel on devient une per­son­ne”, que l’on ne peut “nul­le­ment enfer­mer dans des sché­mas pré­dé­fi­nis” et qui “se pré­sen­te com­me ouvert de façon péren­ne”.

Ce qui est cer­tain, écrit Piana, c’est “qu’il fau­drait dépla­cer bien plus loin le moment où com­men­ce la vie per­son­nel­le par rap­port à l’acte de la fécon­da­tion et qu’on ne peut pas par­ler d’avortement au sens strict si on ne se trou­ve pas à une distan­ce con­si­dé­ra­ble de cet évé­ne­ment”. Ce qui impli­que que “la sup­pres­sion de la vie qui inter­vient pen­dant les pre­miers mois de gros­ses­se, même si c’est une cho­se gra­ve, ne peut pas être qua­li­fié d’homicide”.

Jusqu’à pré­sent, Rome a répon­du à cet­te thè­se disrup­ti­ve par le silen­ce. Et pour­tant le Pape François est très dra­sti­que en la matiè­re. Il a dit et écrit à plu­sieurs repri­ses que pra­ti­quer un avor­te­ment c’est “éli­mi­ner une vie humai­ne” et “recru­ter un assas­sin pour résou­dre un pro­blè­me”. Et il a tou­jours fait com­pren­dre que pour lui et pour l’Église, cha­que nou­vel­le vie humai­ne est une “per­son­ne” dès le moment de la con­cep­tion, et pas qua­tre ou cinq mois plus tard.

Mais peut-être que le Pape igno­re – ou pré­tend igno­rer – ce qu’a publi­que­ment décla­ré un de ses évê­ques, d’au­tant qu’il ne s’agit clai­re­ment pas d’une voix iso­lée.

———

Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

Share Button

Date de publication: 23/11/2022