Apocalyptiques et libertaires. Les velléités de rébellion suicidaires des cathos antivax

(S.M.) L’analyse du professeur De Marco publiée sur cette page est absolument à ne pas manquer, si l’on veut comprendre la profondeur de l’abysse théorique et pratique dans lequel s’engouffrent les catholiques qui se révoltent contre les obligations vaccinales imposées – selon eux – par une dictature planétaire bio-technocratique.

Ils protestent au nom de la liberté. Mais ce qu’ils ne voient pas, c’est qu’ils se livrent corps et âme à un « dictateur libertaire sympathique » qui « concède, et légitime même, toutes les libertés privées » et ce faisant dissous la conception chrétienne de la politique, de l’État, et en définitive de l’homme.

Settimo Cielo a souligné à plusieurs reprises combien la question de l’humain et du post-humain est capitale pour l’Église d’aujourd’hui, encore dernièrement dans un article du professeur Sergio Belardinelli.

Mais le professeur De Marco va encore plus loin en identifiant dans la révolution anthropologique actuelle cet Antéchrist face auquel l’Église et le politique devraient résister et nous protéger, selon l’avertissement lancé par saint Paul dans la seconde lettre aux Thessaloniciens.

En effet, de trop nombreux catholiques, surtout dans les milieux traditionnalistes, tout en étant convaincus de mener le bon combat, font en réalité le jeu de l’ennemi.

Mais laissons la parole au professeur De Marco.

Sandro Magister est vaticaniste à L’Espresso.

Comment distinguer les scénarios apocalyptiques

de Pietro De Marco

Il est difficile de poser un diagnostic de la conjoncture idéologique actuelle mais, en toute franchise, la tendance antiétatique qui progresse depuis des mois au sein des minorités catholiques traditionnalistes, comme chez les théoriciens de l’aliénation biopolitique, paraît le fruit d’une énorme erreur tactique, due à une véritable erreur de discernement. Les libertés, revendiquées sous des formes paranoïaques (ou délirantes, comme chez ceux qui considèrent les systèmes de prévention et de traitement du virus comme des expérimentations nazies), constituent l’erreur en elles-mêmes ; en effet elles manifestent elles aussi ce mépris pour toutes les disciplines, et en définitive pour l’autorité elle-même, qui est le propre de la « great disruption » libertarienne.

Si l’on prend la peine d’analyser de manière critique l’histoire des libertés modernes, on s’aperçoit d’un côté comment le levier d’une « opinion publique » s’exerçant sur les libertés et les droits représente en lui-même une puissance considérable susceptible de déséquilibrer n’importe quel ordre politique et, de l’autre côté, combien ce levier libéral est fragile et presque impuissant à fonder un nouvel ordre sur des valeurs ou même sur une autorité.

Cette fragilité pose en définitive la question de souveraineté : celle-ci se définit techniquement et dramatiquement précisément sur le principe de la suspension d’exception de certaines libertés. Et elle pose en conséquence la question de la théologie politique, dans le sens strictement schmittien selon lequel le « munus » de gouvernance (c’est-à-dire le soin de l’unité politique) est avec la sécularisation (c’est-à-dire la crise de la chrétienté à l’époque moderne) entièrement remis aux mains des juristes.

Si la seule autorité, ou à tout le moins l’autorité ultime, dans la modernité tardive des droits est assignée, non pas en vertu d’un abus contingent mais par nécessité, aux lois et aux cours constitutionnelles, elle ne peut qu’agir en minant les politiques et en dissolvant les sociétés qui incorporent l’autorité et par le fait même qu’elles l’incorporent.

Le problème essentiel – je le soutiens contre tous les collapsologues néo-orweilliens – n’est donc pas celui des soi-disant dictatures technologiques, psychologiques, biopolitiques ou assimilées, dont il n’est que trop facile de diagnostiquer les excès et les erreurs et qui, dans le cas des décisions actuelles des gouvernement mondiaux, sont prévues par les constitutions. En somme, il s’agit de décisions rationnelles, intrinsèques au politique.

La dérive apocalyptique est plutôt celle de l’incontrôlée hypertrophie libertaire (ou devrais-je dire libérale). Une perspective de mutation terrible émerge donc de la matrice anti-autoritariste qui est typique de l’ère révolutionnaire, de ses apparences toujours bonnes et persuasives, comme si elle était exempte de tout péché. Bien plus que l’égalité et la fraternité qui sont des principes régulateurs, la liberté semble être aujourd’hui devenue une réalité salvifique à la portée de tout un chacun.

La prévision les plus conformes aux tendances actuelles des masses d’individus voulant être « libérés » de la norme culturelle reste celle qui voit les générations futures engagées dans la manipulation volontaire de soi, de leur propre consistance anthropologique, à des fins eudémonistes de bien-être : vivre chacun une finitude sans douleurs, c’est-à-dire sans but ultime, sans passé ni avenir. Tout cela en privé : mais œuvrant collectivement pour le salut (sans finalité humaine) de la « Mère Terre » et non pas de la « création », puisque cette dernière suppose un Dieu créateur, qui est exclu de cette perspective.

Il pourrait certainement arriver que l’un ou l’autre milliardaire visionnaire favorise de manière utopique cette métamorphose universelle vers une humanité sans agressivité relationnelle ni but, sans transcendance ni de soi-même, ni psychique, ni intellectuelle, en pensant à la paix universelle et industrieuse de la fourmilière. Il s’agit là d’un diagnostic ancien et d’une métaphore ancienne.

Mais le levier le plus insidieux et le plus efficace de cette espérance déformée n’est pas, je le répète, la santé universelle qui effraye tant certains esprits. La mutation se nourrit de la combination du mythe du post-humain et de la dissolution des différences, qu’il s’agisse des différences anthropologiques entre homme et femme, entre père et enfants ou celle, fondamentale pour l’homme, entre Dieu et l’homme. Ce que l’on obtiendra en définitive, ce ne sera pas le fait d’être libres mais celui de devenir des êtres humains fongibles, qui ne désirent et ne défendent plus rien en particulier ; comme sous un « voile d’ignorance » mais sans la vertueuse moralité du voile. Une égalité et la fraternité sans liberté, puisque telle est justement l’aboutissement catastrophique de la course libertaire.

Si c’est ce que l’on veut, il est bon d’en être conscient, mais devant ses effets, la pandémie et les remèdes vaccinaux ne sont qu’un simple accident de l’histoire. Si ce n’est pas ce que l’on veut, que l’on sache alors que la version apocalyptique qui prévaut en cette période pandémique, celle qui hurle à la liberté bafouée, a pris le mauvais chemin de l’antipolitique. Ne pas le comprendre serait suicidaire, comme nous le verrons dans la période post-Covid. L’énième délire libertaire voit dans ce « dictateur » mondial contingent, qui n’est en réalité qu’un timide exercice de politique et d’État, un dominateur implacable, alors qu’au même moment ses opposants se rassemblent en masse sur les places, au mépris du danger, comme pour une fête, dans un jeu qui distrait les « illuminés » de préoccupations plus sévères et difficiles.

Le grand dominateur qu’il faut craindre est sournois, presque invisible : il se confond avec le « je » libéré, c’est-à-dire déculturé et prêt à être post-humanisé. Le dictateur est libertaire, tantôt générateur, tantôt accélérateur du destin du Dernier Homme. C’est un dictateur sympathique parce qu’il concède, et qu’il légitime même, toutes les libertés privées. En lui, le politique est absorbé, dissous. Chaque jour, dans cette modernité tardive dans laquelle nous vivons, l’alliance des « libertés des modernes » avec la démocratie apolitique favorise, avec notre concours, des modèles de bonheur illusoires et de soin de soi auto-imposé. Et c’est bien autre chose que les obligations vaccinales.

À présent, pour freiner l’animalisation eudémoniste effrénée du « je » chez les « élites » des Occidents européens et extra-européens, il faut une chrétienté, non pas une chrétienté en l’air mais une chrétienté qui soit bien ancrée sur ce qui reste des chrétientés historiques dans le monde. Il ne s’agit pas d’apologétique, c’est une évidence. Seul le christianisme, la conception chrétienne de l’homme, est en mesure de discerner ce processus parce qu’il y voit, puisqu’il dispose des instruments nécessaires, l’Antéchrist.

Théologie de l’homme et théologie de l’histoire. Alexandre Kojève, l’un des auteurs qui sous-tendent cette réflexion, « voyait » le Dernier Homme, lui qui était pourtant athée, à travers Hegel, théologien. En effet, que peut encore être un tel « katéchon » sans la chrétienté, sans ce véritable point de résistance indépassable qu’est l’anthropologie chrétienne qui jusqu’à hier était l’anthropologie commune qui faisait l’Occident et l’Europe ?

Mais il y a des conditions. Si cette chrétienté veut vraiment être « katéchon », c’est-à-dire jouer un rôle protecteur et faire office de frein, elle a besoin de la subsistance du politique, de son pouvoir freinant. Une jeune génération de marxistes italiens avait déjà compris, il y a presque un demi-siècle, que la force freinante était le politique mais elle avait sous-estimé la chrétienté. Sans elle, la politique est dévorée par les droits sans droit, par la « liberté de faire ce qu’on veut », d’« exousia » sans « nomos ». Et c’est de ce repas que naît, ou qu’est déjà né, l’Homme de l’Anomie de la seconde épître aux Thessaloniciens.

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Date de publication: 9/08/2021