Comment parler de Pascal à sa femme de ménage

mastino4Je n'ai pas com­pris pour­quoi ma fem­me de ména­ge, après m'avoir posé la sem­pi­ter­nel­le que­stion devant ma biblio­thè­que : "vous avez vrai­ment lu tous ces livres?" s'est ensui­te arrê­tée devant cer­tains d'entre eux et m'a inter­ro­gé sur Pascal. Est-ce que j'avais vrai­ment lu l'entièreté de ces cen­tai­nes de volu­mes qu'elle est en train de dépous­sié­rer ?  Non bien sûr : on ne lit jamais "tout" un livre.  Il exi­ste un moyen mysté­rieux pour con­naî­tre leur con­te­nu sans les ouvrir : il suf­fit de les regar­der fer­més, de les tou­cher et ils te tran­smet­tent un flui­de impal­pa­ble, leur essen­ce secrè­te qu'ils te con­fient en échan­ge de ton hospi­ta­li­té.  Ils te par­lent en silen­ce en restant fer­més, ils racon­tent, racon­tent…

un cer­tain moment, elle poin­te dans ma biblio­thè­que un livre ciliegiainti­tu­lé "Contro Mastro Ciliegia : com­men­tai­re théo­lo­gi­que sur les aven­tu­res de Pinocchio" du Cardinal Biffi et me dit : "Celui-là, je l'ai lu, c'est mer­veil­leux et éclai­rant".  C'est à mon tour de m'étonner de cet­te dame de ména­ge d'âge mûr qui a lu Biffi et qui me deman­de à brûle-pourpoint : "Tu est croyant, toi?".

"Bien sûr!" lui répondis-je sans hési­ter.

"Quelle spon­ta­néi­té ! Mais com­ment fait-on pour croi­re en une cho­se dont cer­tains pré­ten­dent qu'elle n'existe même pas?".

Parce que, je lui répondis-je, il ne s'agit pas du Dieu des musul­mans qui est "évi­dent com­me le ciel et le soleil", un Dieu en lequel il serait donc absur­de pour eux de ne pas croi­re : peut-on dire, sans pas­ser pour un fou, que le soleil n'existe pas ? Il est en haut dans le ciel, c'est une évi­den­ce, on le voit.

"Il s'agit du Dieu catho­li­que, c'est-à-dire un Dieu sans arro­gan­ce, qui refu­se sa pro­pre évi­den­ce par­ce qu'il se mon­trait, s'il était juste­ment une évi­den­ce, tous en aura­ient peur et devra­ient renon­cer à leur liber­té de croi­re ou de ne pas croi­re, ils en devien­dra­ient escla­ves. Qui ose­rait insul­ter ou déso­béir à un Dieu évi­dent tout en étant cer­tain de sa ven­gean­ce ?  Nous aurions même peur de respi­rer, nous nous sen­ti­rions épiés, oppri­més, vio­lés."

"C'est en effet un Dieu bien étran­ge, un Dieu qui veut être choi­si, qui veut l'amitié et non l'esclavage de l'homme. C'est un Dieu incar­né qui a déci­dé — extra­va­gan­ce suprê­me — de se fai­re hom­me : il veut avoir besoin de la col­la­bo­ra­tion de l'homme quoi qu'il lui en coû­te, il a déci­dé qu'il ne pou­vait pas s'en pas­ser.  Il sem­ble avoir besoin de notre com­pa­gnie, de cet­te ami­tié respec­tueu­se, com­me un père qui vou­drait "jouer" avec ses enfan­ts pour les édu­quer.

C'est pour cela que par rap­port aux autres divi­ni­tés (faus­ses et men­son­gè­res), il n'a pas vou­lu une reli­gion du Livre com­me l'Islam pour n'en citer qu'une : il y a un livre, bien sûr : la Bible mais ce n'est pas son seul héri­ta­ge, c'est une cho­se qu'il nous a lais­sé par­mi tant d'autres. Le livre n'est pas "tout" com­me pour les pro­te­stan­ts et les musul­mans.  Si un livre deve­nait "tout", Dieu ne serait plus rien.  Le "seul livre" serait là, muet, ina­ni­mé, plein d'arrogance devant l'homme qui s'interroge.  Il serait là, immua­ble, sans admet­tre de que­stions, de con­tac­ts, d'interactions avec la créa­tu­re humai­ne.  Notre Dieu est tout à fait dif­fé­rent…

En réa­li­té, je n'ai pas men­tion­né ces der­niers détails à ma fem­me de ména­ge par peur de la per­dre en rou­te. Le fait qu'elle ait lu Biffi n'en fai­sait cer­tai­ne­ment pas une théo­lo­gien­ne.

Elle m'écoute en silen­ce et je la sens dubi­ta­ti­ve. "Dis-moi ce qui vous tra­cas­se", lui dis-je.  Elle n'arrivait visi­ble­ment pas à arti­cu­ler une que­stion com­ple­xe com­me elle l'aurait vou­lu alors elle la résu­me en un : "mais… et les athées alors?".

"Dieu aus­si l'a pré­vu : s'ils n'existaient pas, ce serait un dra­me pour les croyan­ts par­ce qu'ils nous rap­pel­lent, en citant ce en quoi ils ne cro­ient pas, les cho­ses en lesquel­les nous, nous croyons et que nous avons peut-être oubliées à for­ce de les con­si­dé­rer com­me acqui­ses. Ainsi, nous pou­vons régé­né­rer notre foi et celle-ci nous sem­ble plus dou­ce enco­re à cau­se de la tri­stes­se instinc­ti­ve que nous cau­sent les athées et les athées sont eux-mêmes plus tri­stes enco­re quand ils se for­cent à fai­re sem­blant de se réjouir par­ce qu'ils ont la cer­ti­tu­de, par­ce qu'il ont décou­vert même que Dieu n'existe pas : la bel­le affai­re !  Et dans tous les cas, y a‑t-il vrai­ment de quoi se réjouir ?  A quoi bon ?  Ils ont décou­vert qu'ils éta­ient seuls, qu'ils n'étaient rien d'autre que de la matiè­re, de la vian­de sor­di­de, que la mort leur tom­be­ra des­sus sans espoir et qu'ensuite il n'y aura rien d'autre que le vide et le néant.  Quel est-ce bon­heur et cet­te liber­té dont ils nous rabâ­chent les oreil­les s'ils ne sont même pas libres de se libé­rer des limi­tes qu'ils se sont eux-mêmes impo­sées, de cher­cher, de parier sur quel­que cho­se qui pour­rait se trou­ver au-delà des appa­ren­ces, au-delà des idées reçues, au-delà des limi­tes par-delà lesquel­les ils se sont inter­di­ts de regar­der ?

Nous avons besoin des athées, ils sont néces­sai­res à Dieu et aux croyan­ts : il en faut quel­ques uns mais des bons. Notre foi est vivan­te et ne s'encombre donc pas de cer­ti­tu­des abso­lues par­ce que l'on s'endort dans les cer­ti­tu­des alors qu'il faut rester éveil­lés, com­bat­tre avec le dou­te, lut­ter pour con­ser­ver notre Dieu.  Un Dieu qui veut qu'on le cher­che.  C'est une façon d'interagir avec lui.  Un Dieu qui nous fait noma­des, qui dépla­ce sans ces­se les obsta­cles une fois que nous nous som­mes mis en rou­te, qui veut l'adhésion du cœur et du cer­veau mais éga­le­ment cel­le de la volon­té.  Les grands mysti­ques, dans leur "nui­ts obscu­res" ne per­da­ient pas la foi, au con­trai­re, en occul­tant tem­po­rai­re­ment la foi de leur cœur, ils adhé­ra­ient et croya­ient à Dieu par la seu­le for­ce de leur volon­té.  Une fois l'épreuve sur­mon­tée, la foi du cœur leur était ren­due…  Un Dieu qui dépla­ce les obsta­cles, qui veut qu'on le cher­che, qui n'aime pas les cer­ti­tu­des.

Voilà ce que je lui ai dit. Et com­me je me suis ren­du comp­te qu'elle était sur­pri­se et un peu désa­rçon­née par ces théo­ries un peu pom­peu­ses, j'ai essayé de lui fai­re la ver­sion brè­ve :

pascal"Les athées, ma chè­re, ont un rôle à jouer dans le plan de la Providence : ils sont là pour démon­trer qu'Il veut être le Dieu du clair-obscur, de la lumiè­re et de l'ombre, un Dieu qui lais­se des indi­ces de sa pré­sen­ce et de l'espace pour les dou­tes sur son exi­sten­ce : tout cela est Grâce!".

"Ca, c'est Pascal.", ajoutais-je.

Alors, elle m'a inter­ro­gé sur Pascal et sur Guitton en voyant leurs ouvra­ges dans ma biblio­thè­ques. "Avant, je lisais beau­coup, vous savez…" se justifie-t-elle.  Je lui par­le un peu de ces deux auteurs, puis elle m'interroge sur Marie.  C'est à ce moment que j'ai com­men­cé à en avoir assez : "Pense à Marthe et fais com­me elle : va laver par ter­re, c'est pour ça que je te paye et tu viens déjà de me bou­lot­ter une demi-heure avec Pascal!"

Chaque limi­te a sa patien­ce.

Par Antonio Margheriti, d'après un arti­cle ori­gi­nal en ita­lien tra­duit et publié avec l'autorisation de l'auteur.

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