Surprise. Le « papabile » de la Communauté de Sant’Egidio n’est pas Zuppi mais Tolentino

Ce n’est pas la pre­miè­re fois que la puis­san­te Communauté de Sant’Egidio bat le rap­pel en vue d’un con­cla­ve. Elle s’y était déjà essayé en 1978 en misant sur le car­di­nal arche­vê­que de Naples de l’époque, Corrado Ursi, avant de s’activer osten­si­ble­ment pour sou­te­nir Karol Wojtyla après son élec­tion.

Elle sem­ble aujourd’hui se mobi­li­ser d’autant plus que l’un de ses mem­bres, le car­di­nal Matteo Zuppi, est dési­gné de maniè­re una­ni­me par les médias inter­na­tio­naux – et ini­tia­le­ment d’ailleurs par Settimo Cielo – com­me étant le can­di­dat à la papau­té for­mé et pro­mu par la Communauté.

Et pour­tant, ce n’est pas le cas. En fait, le can­di­dat pri­vi­lé­gié par Sant’Egidio n’est pas Zuppi mais le car­di­nal por­tu­gais José Tolentino de Mendonça (pho­to de Franco Origlia / Getty Images).

La rai­son prin­ci­pa­le de ce choix, c’est que l’appartenance de Zuppi à la Communauté ne joue pas en sa faveur, bien au con­trai­re. En effet, un nom­bre tou­jours plus impor­tant de car­di­naux élec­teurs se méfient d’un pon­ti­fi­cat qui risque­rait d’être télé­gui­dé par une oli­gar­chie exter­ne, voi­re même par une mono­cra­tie.

Le car­di­nal George Pell, avec la com­pé­ten­ce qu’on lui con­naît en la matiè­re, disait déjà : « Attention, par­ce que si Zuppi est élu au con­cla­ve, c’est Andrea Riccardi qui sera le véri­ta­ble pape ».

Riccardi, 75 ans, est le tout-puissant fon­da­teur et chef de la Communauté. Expert répu­té en histoi­re de l’Église, ancien mini­stre de la Coopération inter­na­tio­na­le, récom­pen­sé en 2009 par le prix Charlemagne et en 2002 can­di­dat à la cour­se à la pré­si­den­ce ita­lien­ne, il est depuis lors tou­jours le seul à être réel­le­ment aux com­man­des de cet­te for­mi­da­ble machi­ne qu’est Sant’Egidio, et des hom­mes qui la com­po­sent.

Le car­di­nal Tolentino, au con­trai­re, a l’avantage de ne pas appar­te­nir à la Communauté et de ne pas être perçu du grand public com­me quelqu’un qui entre­tien­drait des liens par­ti­cu­liers avec elle. Et les mem­bres de Sant’Egidio, quand ils s’expriment en faveur de la can­di­da­tu­re de tel ou tel autre car­di­nal, ne se décla­rent pas non plus ouver­te­ment com­me ses par­ti­sans. Ils chan­tent ses louan­ges, cer­tes, mais en main­te­nant une postu­re d’observateur impar­tial qui juge avec le déta­che­ment requis.

Mais quels sont donc les élé­men­ts du pro­fil de Tolentino que les hom­mes de Sant’Egidio appré­cient au point de sou­te­nir sa can­di­da­tu­re au pon­ti­fi­cat ?

En pre­mier lieu, l’étendue de ses hori­zons géo­gra­phi­ques, allant de l’ancien au nou­veau mon­de. Tolentino est né en 1965 sur l’île de Madère, dans l’Océan Atlantique, et a pas­sé son enfan­ce en Angola, qui était à l’époque une colo­nie por­tu­gai­se mais qui lut­tait déjà à l’époque pour son indé­pen­dan­ce. Il se sou­vient tou­jours de l’Afrique avec une cer­tai­ne admi­ra­tion pour « l’enchantement pré­mo­der­ne ». Revenu à Madère, il entre très jeu­ne au sémi­nai­re et, après ses étu­des, avec en poche un doc­to­rat en Écriture Sainte décro­ché à l’Institut bibli­que pon­ti­fi­cal de Rome, il s’établit défi­ni­ti­ve­ment à Lisbonne com­me pro­fes­seur puis pré­si­dent de la Faculté de théo­lo­gie de l’Université catho­li­que por­tu­gai­se, tout en occu­pant des char­ges aca­dé­mi­ques outre-Atlantique, aux États-Unis à la New York University et au Brésil à Pernambuco, Rio de Janeiro et Belo Horizonte.

Fils de l’Europe mais aus­si de l’Afrique et des « péri­phé­ries » du mon­de, let­tré et poè­te mais éga­le­ment atten­tif aux pro­ces­sus de libé­ra­tion, le car­di­nal Tolentino a été long­temps, à Lisbonne, cha­pe­lain de la Capela do Reato, l’épicentre des veil­lées de l’opposition qui ont inspi­ré la « Révolution des œil­le­ts » en 1974 avant de deve­nir ensui­te un espa­ce de dia­lo­gue cul­tu­rel, poli­ti­que et reli­gieux, avec notam­ment la con­tri­bu­tion d’António Guterres, l’actuel Secrétaire géné­ral des Nations unies.

Depuis quel­ques années, la Capela do Reato accueil­le la Communauté de Sant’Egidio qui y orga­ni­se, le jour de Noël, un repas pour les pau­vres de Lisbonne. Mais les affi­ni­tés ne s’arrêtent pas là. On se rap­pel­le le rôle de paci­fi­ca­teur joué par Zuppi dans les accords de 1992 au Mozambique, une autre ex-colonie por­tu­gai­se d’Afrique. Et sur­tout, on retrou­ve chez Tolentino, com­me dans le chef des respon­sa­bles de la Communauté, cet­te préé­mi­nen­ce don­née à la cul­tu­re, dans son cas sur­tout à la Bible, à la théo­lo­gie et à la lit­té­ra­tu­re con­tem­po­rai­ne, pour les autres à la diplo­ma­tie et à l’histoire, sur­tout à l’histoire de l’Église, dont ils sont qua­si­ment tous pro­fes­seurs à l’université, à com­men­cer par Riccardi.

Il y a aus­si cet­te affi­ni­té en matiè­re de dia­lo­gue, sur­tout pour le dia­lo­gue inter­re­li­gieux en ce qui con­cer­ne Sant’Egidio, avec les gran­des con­fé­ren­ces inter­na­tio­na­les célé­brées « dans l’esprit d’Assise », qui voient défi­ler les chefs reli­gieux chré­tiens, juifs, musul­mans, hin­doui­stes, boud­d­hi­stes, shin­toï­stes, etc., tan­dis que pour Tolentino, il s’agit sur­tout de dia­lo­gue inter­cul­tu­rel, par le biais de livres, des con­fé­ren­ces savan­tes ou d’échanges à deux entre lui et un intel­lec­tuel répu­té, de pré­fé­ren­ce éloi­gné de la foi, dans le sil­la­ge de cet­te « Chaire des non-croyants «  inven­tée par le car­di­nal Carlo Maria Martini et du « Parvis des gen­tils » ima­gi­né par Benoît XVI qui l’a con­fié au car­di­nal Gianfranco Ravasi.

Et, dans les fai­ts, Tolentino est le suc­ces­seur de Ravasi à la Curie, en tant que pré­fet du Dicastère pour la Culture et l’Éducation. En effet, à par­tir de 2018, quand le Pape François l’a appe­lé au Vatican, alors qu’il n’était que sim­ple prê­tre, pour prê­cher les exer­ci­ces spi­ri­tuels de début de Carême, sa car­riè­re a con­nu un essor ful­gu­rant. À pei­ne qua­tre mois plus tard, François le nom­mait archi­vi­ste et biblio­thé­cai­re de la Sainte Église romai­ne avant de le créer car­di­nal en 2019 et numé­ro un à la cul­tu­re en 2022.

C’est à la tête de ce dica­stè­re que le car­di­nal Tolentino a le plus fait con­naî­tre son ori­gi­na­li­té en orga­ni­sant, le 14 juin der­nier au matin, la ren­con­tre entre le Pape et une cen­tai­ne d’acteurs comi­ques en pro­ve­nan­ce du mon­de entier, avec plu­sieurs célé­bri­tés, dont Whoopi Goldberg était la plus con­nue. Ils sont tous venus en nom­bre, y com­pris les anti­clé­ri­caux les plus notoi­res, sans même qu’on ne leur expli­que le pour­quoi de l’invitation. Il y avait par­mi eux le Portugais Ricardo Araújo Pereira, athée, qui avait déjà par­ti­ci­pé à des con­fron­ta­tions à Lisbonne avec le futur car­di­nal sur le thè­me de « Dieu : une que­stion pour les croyan­ts et les non-croyants ».

Tolentino avait d’ailleurs bril­lé par sa capa­ci­té à inter­ve­nir avec com­pé­ten­ce et raf­fi­ne­ment dans des lieux inha­bi­tuels pour un hom­me d’Église. Par exem­ple à la bien­na­le de Venise, où il a récem­ment ini­tié un public trié sur le volet à une relec­tu­re inté­gra­le, éta­lée sur plu­sieurs soi­rées, de l’un des chefs d’œuvre de la mysti­que médié­va­le : le « Commentaire de l’Évangile de Jean » de Maître Eckhart.

Et les dia­lo­gues dans lesquels excel­le Tolentino, à l’instar de Zuppi, ont en outre l’avantage de ne pas divi­ser l’Église, mais plu­tôt de la con­for­ter. Même quand ils s’aventurent sur des ter­rains minés, com­me celui des guer­res en cours dans le mon­de, les appels à la paix qu’ils lan­cent sont tel­le­ment vagues que cha­cun peut s’y retrou­ver. Dans d’autres cas – com­me dans celui de Zuppi après les échecs de ses mis­sions à Kiev, à Moscou et à Pékin —  ils ne s’aventurent que sur le ter­rain huma­ni­tai­re de l’échange de pri­son­niers et de rapa­trie­ment des enfan­ts, là enco­re avec très peu de résul­ta­ts con­cre­ts.

En ce qui con­cer­ne, en revan­che, les guer­res doc­tri­na­les au sein de l’Église et dont l’épicentre est le syno­de d’Allemagne, allant la nou­vel­le mora­le sexuel­le à l’ordination sacrée des fem­mes, la Communauté de Sant’Egidio ne s’est jamais dépar­tie de la ligne de con­dui­te con­si­stant à ne jamais pren­dre posi­tion ni d’un côté ni de l’autre.

Zuppi est un par­fait exé­cu­tant de cet­te ligne de con­dui­te, grâ­ce à l’habileté avec laquel­le il dit sans dire, il entrou­vre sans jamais ouvrir en grand, tou­jours fuyant sur les que­stions les plus con­tro­ver­sées. La pré­fa­ce sibyl­li­ne qu’il a rédi­gée pour l’édition ita­lien­ne du livre « Building a brid­ge » de James Martin, jésui­te et ami du Pape, un acti­vi­ste mili­tant pour une nou­vel­le pasto­ra­le et une doc­tri­ne sur l’homosexualité, en est un par­fait exem­ple. La thè­se du livre est clai­re mais la pré­fa­ce en tant que tel­le, pas vrai­ment.

Et Tolentino ? Il s’en tient lui aus­si tota­le­ment à cet­te ligne de con­dui­te. Il prê­che et pra­ti­que avec géné­ro­si­té l’accueil des homo­se­xuels dans l’Église, mais sans jamais récla­mer de chan­ge­ment doc­tri­nal. Il admet la com­mu­nion aux divor­cés rema­riés, mais seu­le­ment après que le Pape François l’a auto­ri­sée dans l’exhortation « Amoris lae­ti­tia ». Il ne s’est pro­non­cé ni pour ni con­tre la décla­ra­tion « Fiducia sup­pli­cans » auto­ri­sant les béné­dic­tions des cou­ples de même sexe, une exhor­ta­tion très cri­ti­quée par qua­si­ment tou­te l’Église afri­cai­ne.

Le car­di­nal Tolentino n’a jamais dit ce qu’il pen­sait de l’ordination des fem­mes non plus. Il a pour­tant rédi­gé la pré­fa­ce d’un livre de 2022 inti­tu­lé « Women Religious, Women Deacons » de la théo­lo­gien­ne amé­ri­cai­ne Phyllis Zagano, une mili­tant de l’ordination fémi­ni­ne fai­sant par­tie de la com­mis­sion d’étude nom­mée par le Pape François sur le dia­co­nat fémi­nin.

Tolentino a éga­le­ment pré­fa­cé un livre de la sœur béné­dic­ti­ne et théo­lo­gien­ne fémi­ni­ste espa­gno­le Maria Teresa Forcades I Vila, dont il a fait l’éloge à plu­sieurs repri­ses tout en n’épousant jamais expli­ci­te­ment ses thè­ses radi­ca­les en matiè­re d’avortement, d’ordination des fem­mes, d’homosexualité et de « révo­lu­tion queer » dans l’Église.

D’après les plans de la Communauté de Sant’Egidio, cet­te ouver­tu­re d’esprit qui ne prend jamais clai­re­ment par­ti pour­rait faci­li­ter la con­ver­gen­ce sur Tolentino des votes issus d’un lar­ge nom­bre de car­di­naux d’orientations diver­ses.

Mais cet­te flui­di­té de posi­tion qui le carac­té­ri­se pour­rait bien avoir l’effet inver­se du but escomp­té. En effet, peu de car­di­naux sera­ient prê­ts à miser sur un can­di­dat à ce point réti­cent à pren­dre des déci­sions clai­res et dont les capa­ci­tés de lea­der­ship sont dou­teu­ses – Tolentino n’a jamais été à la tête d’un dio­cè­se – et qui plus est âgé d’à pei­ne 59 ans après un pon­ti­fi­cat com­me celui de François qui lais­se à son suc­ces­seur une Église dans une tel­le con­fu­sion doc­tri­na­le et pasto­ra­le qu’elle inquiè­te un peu tout le mon­de, pour des rai­sons diver­ses, à droi­te com­me à gau­che et au cen­tre.

Bref, il est dif­fi­ci­le de pré­voir que Tolentino puis­se appa­raî­tre aux car­di­naux élec­teurs com­me étant la bon­ne per­son­ne pour réta­blir un mini­mum d’ordre dans le gou­ver­ne­ment de l’Église, avec pru­den­ce et sages­se, sur­tout avec un agen­da rem­pli d’inconnues com­me celui que François lui a déjà ordon­né de met­tre en œuvre d’ici octo­bre 2028, cen­sé abou­tir à une « Assemblée ecclé­sia­le » sans pré­cé­dent dans l’histoire et assor­ti d’une pha­se pré­pa­ra­toi­re très détail­lée qu’il a lan­cée lui-même le 11 mars depuis son lit d’hôpital à la cli­ni­que Gemelli avant de l’envoyer par let­tre aux évê­ques du mon­de entier.

Et peu impor­te à François que ce soit à lui ou à son suc­ces­seur qu’il revien­dra d’exécuter ce pro­gram­me.

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

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