En janvier encore, en parlant d’Israël et de la Palestine au corps diplomatique, le Pape François disait vouloir « voir ces deux peuples parvenir à vivre dans deux États côté à côté, en paix et en sécurité”.
Mais ce n’est plus ce qu’il dirait aujourd’hui. Parce que ces derniers jours, pour la première fois depuis plusieurs décennies d’adhésion constante à la solution des deux États, le Saint-Siège a déclaré que l’heure était venue de “repenser le partage”. Et de miser plutôt sur “l’égalité des Israéliens et des Palestiniens quel que soit le cadre politique vers lequel la situation pourrait évoluer”, même dans un seul État.
Cette volte-face a été communiquée par “la Civilità Cattolica”, la revue des jésuites de Rome dont la publication est soumise à l’approbation préalable, ligne par ligne, du Pape et de la Secrétairerie d’État, dans un article daté du 19 novembre intitulé “Repenser le partage de la Palestine ?”.
L’auteur de cet article est un jésuite au profil très singulier, David M. Neuhaus, issu d’une famille juive allemande émigrée en Afrique du Sud dans les années trente, né à Johannesburg où il a été fasciné par une rencontre avec des moniales venues de Russie, baptisé à 25 ans dans l’Église catholique avant d’entrer dans la Compagnie de Jésus, d’abord aux États-Unis et ensuite en Égypte, mais toujours resté Juif et Israélien, d’autant qu’il a été vicaire du patriarcat latin de Jérusalem pour les catholiques de langue hébraïque en Israël entre 2009 et 2017 ainsi que professeur à l’Institut pontifical biblique de Jérusalem.
L’article du P. Neuhaus commence par rappeler comment et comment est née l’idée de deux États :
“Il y a soixante-quinze ans, le 29 novembre 1947, les Nations Unies approuvaient la Résolution 181, qui divisait la Palestine en deux États: un État hébreu et un autre arabo-palestinien. L’État israélien est devenu membre de l’ONU en mai 1949. En revanche, il n’existe pas encore d’État de Palestine qui soit membre à part entière, bien que 65 ans après l’approbation de la Résolution 181, le 29 novembre 2012, l’ONU ait accordé à la Palestine la condition d’”État observateur non-membre », c’est-à-dire une position qu’elle ne partage qu’avec le Saint-Siège.
Trente ans plus tôt, en 1917, le Saint-Siège avait exprimé sa contrariété après les déclarations du ministre des affaires étrangères britannique, Lord Arthur Balfour, en faveur d’un “foyer national pour le peuple Juif” en Palestine, censé advenir dans le “respect des droits civils et religieux des communautés non-juives » qui y étaient présentes. Mais en 1947, le Saint-Siège approuvait l’idée du partage, en encore plus volontiers celle d’un contrôle des Nations Unies sur Jérusalem et ses alentours, en tant que “corpus separatum” dans l’attente d’un futur accord négocié.
Cependant, les deux États ne verront jamais le jour, pas plus que le statut spécial pour Jérusalem. Les Arabes refusèrent le partage et ce fut la guerre, gagnée par Israël qui s’appropria 78% des territoires contestés. À l’époque, la population totale s’élevait à environ 1.845.000 résidents : 608.000 Juifs et 1.237.000 Arabes. De ces derniers, environ 700.000 se virent contraint d’abandonner le territoire occupé par Israël et appelèrent Nakba, catastrophe, cet exode qui leur était imposé.
Et donc, le P. Neuhaus relie la Nakba à la Shoah, l’extermination des Juifs, et c’est en s’appuyant sur ce raisonnement qu’il en vient à émettre des doutes sur la solution à deux États :
“Beaucoup insistent sur le fait que la Shoah n’est pas comparable à d’autres événements, et il n’est donc pas dans notre intention de faire des comparaisons. […] Cependant, le plan de partage, qui prévoyait une patrie pour les Juifs dans le sillage de la Shoah dans l’espoir de faire place également à une patrie arabe palestinienne, a provoqué la Nakba. Était-ce une conséquence nécessaire ? Le débat académique, politique et spéculatif censé répondre à cette interrogation ne change pas la réalité issue de ces événements : l’institution d’un État défini comme Juif a conduit à reléguer les Palestiniens en marge de l’histoire. […] La décision de diviser la Palestine en ‘deux États pour deux peuples’ se base justement sur la conviction post-Shoah que le peuple Juif ait besoin d’une patrie sûre, ce qui ne devrait pas signifier que les Palestiniens perdent la leur. La sécurité des Juifs est-elle compatible avec la justice pour les Palestiniens ? Aujourd’hui, la solution à deux États est-elle encore d’actualité ?”
Le P. Neuhaus répond à cette dernière question par la négative. Parce que “si l’on observe la réalité du terrain après des décennies d’invasion israélienne des terres occupées après la guerre de 1967, avec la construction incessante de colonies juives, de routes israéliennes et d’autres infrastructures, la solution à deux États semble aujourd’hui peu réaliste”.
En fait, continue le P. Neuhaus, il y a encore bien pire : “À partir de 2004, certains ont prétendu que le concept approprié pour définir la situation actuelle est celui de l’apartheid. Ces dernières années, l’accusation selon laquelle Israël utiliserait un système d’apartheid pour dominer les Palestiniens a même été élargi des territoires occupés à l’État d’Israël lui-même et à son contrôle des citoyens arabes palestiniens d’Israël.”
Pour étayer cette accusation d’”apartheid”, le P. Neuhaus cite une déclaration du Conseil Œcuménique des Églises, réuni à Karlsruhe, en Allemagne, en septembre 2022, même si elle n’a pas été partagée par certains membres de ce Conseil.
La conséquence que le P. Neuhaus tire de cet état de fait, c’est que dans le champ politique et diplomatique, “l’attention se soit lentement déplacée vers un changement de vocabulaire”, dont le mot-clé serait “égalité”.
Selon lui, la démographie elle-même plaide dans cette direction: “aujourd’hui, sur ce territoire, sept millions de Juifs israéliens et sept millions d’Arabes palestiniens vivent côte à côte”, dont deux millions résident en Israël, soit un quart de la population et “demandent des droits égaux tout en exprimant une désillusion croissante face au processus politique en cours dans le pays”.
Bref, “puisque l’éventualité d’un partage – dans une réalité où Israël a quasi annexé une grande partie des territoires occupés pendant la guerre de 1967 – semble chaque jour plus douteuse, ce pourrait être le bon moment pour renforcer la conscience de la nécessité d’une lutte pour l’égalité des Israéliens et des Palestiniens, quel que soit le cadre politique vers lequel la situation pourrait évoluer.”
En 2019 déjà, fait remarquer le P. Neuhaus, si les évêques catholiques de Terre sainte avaient fait part de leur scepticisme sur la solution des deux États, ils étaient par contre convaincus que l’égalité des droits était la solution juste : “Par le passé, nous avons vécu ensemble sur cette terre, pourquoi ne pourrions-nous pas y vivre ensemble même à l’avenir ? Voilà notre vision pour Jérusalem et pour l’ensemble du territoire appelé Israël et Palestine qui s’étend du Jourdain à la Méditerranée”.
Et même le sentiment de la majorité des citoyens des deux peuples s’est déjà distancié de la perspective des deux États, écrit le P. Neuhaus. “Dans un sondage de septembre 2022 de l’Israel Democracy Institute, à peine 32% des Juifs israéliens seraient encore en faveur d’une telle solution. Et selon un sondage réalisé en octobre 2022 par le Palestinian Center for Policy and Survey Research, seuls 37% des Palestiniens habitant en Palestine soutiendraient cette idée.”
Et les chrétiens qui résident dans la région ? En ce qui les concerne, le dernier rapport d’“Aide à l’Église en détresse” a dressé un cadre statistique à deux faces.
Pour l’ensemble d’Israël et de la Palestine, où les Juifs représentent 49% de la population et les musulmans 43,5%, les chrétiens ne représentent plus que 1,5% du total, soit 217.000 personnes en chiffres absolus, dont un peu plus de la moitié de grecs-catholiques melkites.
Mais alors qu’en Israël, les chrétiens sont encore 182.000, soit 2,6%, un point et demi en plus que l’année précédente, en Palestine leur nombre a chuté de manière vertigineuse, passant de 18% en 1948 à 1% aujourd’hui. Et leur exode ne semble pas près de s’arrêter.
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Sandro Magister est le vaticaniste émérite de l’hebdomadaire L’Espresso.
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