Tout a commencé avec « l’esprit du Concile ». La « Correctio » expliquée par Pietro De Marco

Je publie cet arti­cle que l’on m’a envoyé. L’auteur a ensei­gné à l’université d’état de Florence et à la Faculté théo­lo­gi­que pon­ti­fi­ca­le d’Italie cen­tra­le.

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L’arrière-plan hérétique de tant de pratiques pastorales actuelles

par  Pietro De Marco

Ce qui m’a con­vain­cu à signer la « Correctio », c’est son noyau doc­tri­nal, c’est-à-dire la mise en évi­den­ce des « pro­po­si­tions faus­ses et héré­ti­ques pro­pa­gées dans l’Eglise » notam­ment par le pape François. Les pro­po­si­tions cen­su­rées ont au moins le méri­te de plon­ger au cœur des opi­nions et des postu­res intel­lec­tuel­les théo­lo­gi­ques et dog­ma­ti­ques répan­dues depuis plu­sieurs décen­nies par la « koi­nè » intel­lec­tuel­le catho­li­que.

Le pape Jorge Mario Bergoglio par­ti­ci­pe spon­ta­né­ment d’une tel­le « koi­nè ». Il s’agit d’un héri­ta­ge de ce que l’appelle actuel­le­ment « l’esprit du Concile », c’est-à-dire du Concile con­struit par l’intelligentsia en mar­ge des sal­les du Concile et qui s’est affir­mé dans les années qui l’ont sui­vi.  Des géné­ra­tions entiè­res, en par­ti­cu­lier les plus ancien­nes aujourd’hui, en sont impré­gnées et s’en font les hérau­ts sans auto­cri­ti­que, com­me si l’Eglise n’avait pas tra­ver­sé plus d’un demi-siècle de tour­men­ts à cau­se des erreurs et des effe­ts per­vers pré­ci­sé­ment cau­sés par cet « esprit ».

Avec le pon­ti­fi­cat actuel, une vision « con­ci­liai­re » fai­te de quel­ques for­mu­les, pour la plu­part visant à liqui­der ce qui fait l’essence du catho­li­ci­sme – la rai­son et l’institution, le dog­me et la litur­gie, les sacre­men­ts et la mora­le – se répand et s’impose com­me étant l’opinion publi­que de l’Eglise, for­te de l’appui per­son­nel du pape, plei­ne de cer­ti­tu­des, sans discer­ne­ment des impli­ca­tions et non sans suf­fi­san­ce et mépris envers ses détrac­teurs : exac­te­ment com­me pour tou­te idéo­lo­gie.

En effet, on en a un ape­rçu argu­men­ta­tif et rhé­to­ri­que non seu­le­ment dans les inter­ven­tions con­ti­nues du pape mais éga­le­ment dans des docu­men­ts offi­ciels tels qu’Amoris lae­ti­tia. C’est ain­si que par exem­ple, la distinc­tion entre régu­lier et irré­gu­lier est con­si­dé­rée com­me « arti­fi­ciel­le et exté­rieu­re » ; que le juge­ment sécu­lai­re sur le pro­te­stan­ti­sme est attri­bué à « une peur et des pré­ju­gés sur la foi de l’autre » ; que le respect de la tra­di­tion revient à « con­ser­ver dans la naph­ta­li­ne, com­me on le fait pour pro­té­ger une cou­ver­tu­re des para­si­tes » ; que la plu­ri­sé­cu­lai­re légi­ti­ma­tion de la pei­ne de mort par l’Eglise est rame­née à la « préoc­cu­pa­tion de gar­der entiers les pou­voirs et les biens maté­riels » ; et ain­si de sui­te.

Cette atti­tu­de liqui­da­tri­ce et cet­te rhé­to­ri­que « de base » carac­té­ri­sti­que, emprun­tées au réper­toi­re anti­clé­ri­cal, ont infe­sté les années soi­xan­te et soixante-dix (j’en gar­de un sou­ve­nir pré­cis et exhau­stif, entre Florence et Bologne). Le « momen­tum » con­ci­liai­re mili­tant ne s’en était jamais libé­ré mais elles éta­ient sur le déclin jusqu’à ce que l’élection de Bergoglio com­me pape ne leur ren­de para­do­xa­le­ment une légi­ti­mi­té au plus haut niveau.

Les pré­mis­ses et les effe­ts de cet­te cul­tu­re sont pré­ci­sé­ment expri­més dans les pro­po­si­tions défi­nies com­me « faus­ses et héré­ti­ques » par la « Correctio ». Ces pro­po­si­tions doi­vent être enten­dues com­me les thè­ses impli­ci­tes, c’est-à-dire com­me les pré­mis­ses prin­ci­pa­les de ce que cet­te vision « con­ci­liai­re » affir­me depuis des années ou pro­po­se de croi­re et met en œuvre sur le ter­rain pasto­ral.  Quand la paro­le et la pra­ti­que sont rap­por­tées à leurs pré­mis­ses objec­ti­ve de natu­re doc­tri­na­le, leur pou­voir éro­sif et destruc­tif appa­raît clai­re­ment.  Car ce sont elles qui con­sti­tuent le gouf­fre doc­tri­nal qui per­met que depuis des décen­nies la pasto­ra­le sur­fe sur les des for­mu­les libé­ra­tri­ces, agui­chan­tes, géné­reu­ses, accom­pa­gnées de pro­pos ras­su­ran­ts pour le fidè­le par rap­port à leur fon­de­ment « évan­gé­li­que » : un fon­de­ment don­né pour évi­dent, étant don­né la res­sem­blan­ce de Jésus — un Jésus fai­ble et « pécheur » — à l’être humain ordi­nai­re.

Face à tout cela, la « Correctio » est com­me une peti­te « Pascendi », cet­te ency­cli­que anti­mo­der­ni­ste d’il y a cent-dix ans même si malheu­reu­se­ment – et c’est un dra­me – elle n’émane pas d’un pape mais qu’elle s’adresse à lui en gui­se de cen­su­re.

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On ne man­que­ra pas de remar­quer qu’aujourd’hui, pré­ci­sé­ment dans cet­te cul­tu­re théo­lo­gi­que et pasto­ra­le « cri­ti­ques » qui accom­pa­gne l’action du pape, tou­jours promp­te à déva­lo­ri­ser la loi cano­ni­que, appa­raît une atten­tion iné­di­te envers la nor­me. Pourquoi ?  Parce que la sen­si­bi­li­té pasto­ra­le, vidée de tou­te rai­son théo­lo­gi­que, s’est muée en une cour­se pour allé­ger et pour excu­ser.  Les préoc­cu­pa­tions pasto­ra­les qui gui­dent les clercs et les évê­chés con­si­stent aujourd’hui à cher­cher à garan­tir une sor­te de trai­te­ment éga­li­tai­re à tous les fidè­les, à la gra­ti­fier d’une recon­nais­san­ce publi­que d’égalité de droi­ts dont l’accès à l’eucharistie n’est que la par­tie émer­gée de l’iceberg, quel­le que soit leur situa­tion vis-à-vis de la théo­lo­gie mora­le et du droit canon.  Peu sont ceux qui s’en ape­rçoi­vent, pas même le pape, mais dans le mon­de entier, dans les « péri­phé­ries exi­sten­tiel­les » de la clas­se moyen­ne plus que dans les « fave­las », la pra­ti­que pasto­ra­le de la misé­ri­cor­de court aujourd’hui der­riè­re le systè­me per­vers de l’hypertrophie des droi­ts indi­vi­duels.

Des droi­ts et de avan­ta­ges donc : la pasto­ra­le tend à res­sem­bler à une action com­mer­cia­le de fidé­li­sa­tion de la clien­tè­le. Aujourd’hui l’accès sur deman­de à l’eucharistie et demain bien plus enco­re.  En effet, au-delà de la théo­lo­gie mora­le et du droit, c’est la dis­so­lu­tion de la théo­lo­gie de la grâ­ce et de la vie sur­na­tu­rel­le, la réduc­tion des sacre­men­ts à l’anthropologie et à l’éthique socia­le qui devien­nent tou­jours plus fla­gran­tes.

La con­sé­quen­ce immé­dia­te, c’est un péla­gia­ni­sme sans nor­mes sinon cel­les indi­vi­duel­les, émo­tion­nel­les et situa­tion­nel­les. C’est bien la ligne sui­vie depuis des siè­cles par les pro­te­stan­ti­smes moder­ni­san­ts et les chri­stia­ni­smes « sans égli­se ».  On ne s’étonnera donc pas de cet enthou­sia­sme pour Luther qui émail­le les décla­ra­tions de Jorge Mario Bergoglio et que la « Correctio » dénon­ce non sans stu­pé­fac­tion.

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C’est pour­quoi la pre­miè­re for­mu­la­tion cen­su­rée par la « Correctio » (« Homo iusti­fi­ca­tus iis caret viri­bus… ») est aus­si la plus pro­fon­de, dans sa tech­ni­ci­té, dans le sens qu’elle plon­ge au cœur du dra­me qui frap­pe depuis des décen­nies la théo­lo­gie catho­li­que récen­te. Elle dénon­ce la dispa­ri­tion de la notion de grâ­ce dans la « pasto­ra­li­té » actuel­le, en par­ti­cu­lier cel­le de la grâ­ce sanc­ti­fian­te qui est rem­pla­cée par la pré­ten­tion du fidè­le à la justi­fi­ca­tion envers Dieu et l’Eglise.

Même l’hypothèse la plus géné­reu­se sur François, cel­le selon laquel­le il cher­che­rait d’abord à gagner le con­sen­sus géné­ral à Rome et dans le mon­de pour ensui­te, grâ­ce à l’autorité qu’il aurait acqui­se et fort d’une nou­vel­le légi­ti­ma­tion uni­ver­sel­le, por­ter un mes­sa­ge, le mes­sa­ge éter­nel qui n’est aujourd’hui plus audi­ble et plus reçu, aurait du sens si la pha­se de fidé­li­sa­tion actuel­le ne lais­sait der­riè­re elle les cen­dres des véri­tés aux­quel­les on pro­po­se­ra de croi­re demain.

Cette hypo­thè­se des deux temps (être « accro­cheur » aujourd’hui pour être de nou­veau enten­du demain, dans une pré­di­ca­tion et une annon­ce rigou­reu­se­ment ortho­do­xes) carac­té­ri­sait enco­re les inten­tions droi­tes du pape Jean XXIII et des pères con­ci­liai­res. Mais la cul­tu­re « de base » à l’œuvre avec le pape Bergoglio n’y par­ti­ci­pe plus aucu­ne­ment.  Être « accro­cheur » revient aujourd’hui en réa­li­té à res­sem­bler aux autres sans réser­ve pour se fai­re accep­ter, sans aucu­ne « meta­no­ia » de l’autre.  Parce l’autre est entre­temps deve­nu un modè­le, et qui plus est un modè­le liqui­de.

Cette attrac­tion mimé­ti­que envers le mon­de, c’est-à-dire envers la laï­ci­té moder­ne, qui en cin­quan­te ans a vidé l’Eglise de ses mem­bres, et la Compagnie de Jésus en a été l’une des prin­ci­pa­les vic­ti­mes, trou­ve juste­ment ses ori­gi­nes dans un fai­sceau de croyan­ces faus­ses et héré­ti­ques. Tous les der­niers papes s’étaient dres­sés face à de tels com­ple­xes mimé­ti­ques pro­po­sées avec auto­ri­té par des intel­lec­tuels inno­va­teurs et à un tel mon­ceau de semi-vérités et d’erreurs.

Mais aujourd’hui, pour la pre­miè­re fois, un pape se fait pré­ci­sé­ment le garant et l’acteur « in capi­te » de ce mag­ma post­con­ci­liai­re cor­ro­sif et de la ten­ta­ti­ve malheu­reu­se actuel­le de con­ten­ter les fidè­les bel­li­queux aux dépens de la véri­té et de la pro­fon­deur chré­tien­ne. Et la pres­sion socio­lo­gi­que du mon­de des divor­cés n’est, pour de nom­breux théo­lo­giens et mora­li­stes, qu’un sim­ple pré­tex­te.

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Le tex­te ci-dessus est une syn­thè­se d’une inter­ven­tion plus lon­gue du pro­fes­seur Pietro De Marco que l’on peut con­sul­ter dans son inté­gra­li­té sur cet­te autre page de Settimo Cielo :

> La mia posi­zio­ne entro la « Correctio »

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

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Date de publication: 9/11/2017