Sur l’Ukraine et le reste. Quand François dévoile le fond de sa pensée

Dimanche 2 octo­bre, pen­dant l’Angélus, le Pape François a fait un saut de qua­li­té en par­lant de la guer­re en Ukraine, par rap­port à tout ce qu’il avait déjà dit aupa­ra­vant.

Il l’a décri­te com­me étant tota­le­ment et uni­que­ment une agres­sion de la part de la Russie, en appe­lant ses atro­ci­tés par leur nom. Il n’a pas eu un seul mot de cri­ti­que sur la rési­stan­ce armée de l’Ukraine. Mais sur­tout, il a deman­dé « avant tout au pré­si­dent de la Fédération de Russie » un cessez-le-feu et le lan­ce­ment de négo­cia­tions ouver­tes « des pro­po­si­tions de paix sérieu­ses », con­si­stant en « des solu­tions non pas impo­sées par la for­ce mais con­cer­tées, justes et sta­bles », dans le respect de « la valeur de la vie humai­ne », de la « sou­ve­rai­ne­té et de l’intégrité ter­ri­to­ria­le » et des « droi­ts des mino­ri­tés ».

Et cet­te fois, le Pape s’est abste­nu de par­ler de la thè­se qui affir­me qu’il s’agirait en réa­li­té d’une guer­re par pro­cu­ra­tion pro­vo­quée et com­bat­tue par l’Occident con­tre la Russie, con­trai­re­ment à ce qu’il avait sou­te­nu lors de ses inter­ven­tions pré­cé­den­tes.

Mais jusqu’à quel point le Pape François a‑t-il chan­gé son avis per­son­nel sur la guer­re en Ukraine, un avis cet­te fois cer­tai­ne­ment reca­dré par la Secrétairerie d’État, par rap­port à ce qu’il a dit à de nom­breu­ses occa­sions quand il par­lait à bâtons rom­pus, sans les pré­cau­tions de la diplo­ma­tie ?

Depuis des années, il y sem­ble sur­tout il y avoir deux occa­sions aux­quel­les le Pape François dit ce qu’il pen­se en tou­te liber­té : les con­fé­ren­ces de pres­se sur les vols de retour de ses voya­ges inter­na­tio­naux et les entre­tiens avec les jésui­tes des dif­fé­ren­tes nations qu’il va visi­ter.

En ce qui con­cer­ne les con­fé­ren­ces de pres­se en avion, les trans­crip­tions inté­gra­les se trou­vent dans les actes offi­ciels du Saint-Siège. Et en ce qui con­cer­ne la trans­crip­tion et la publi­ca­tion des entre­tiens avec les jésui­tes, c’est à cha­que fois « La Civilità Cattolica » qui s’en char­ge.

Ce qui va sui­vre est une antho­lo­gie de cer­tai­nes des cho­ses que François a dites lors des entre­tiens avec ses con­frè­res de la Compagnie de Jésus, de 2019 à nos jours, en ordre chro­no­lo­gi­que à par­tir des plus récen­tes.

Toutes ses décla­ra­tions sont les sien­nes, sans fil­tre. Elles sont les plus révé­la­tri­ces du fond de sa pen­sée.

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Nour-Sultan, Kazakhstan, le 15 sep­tem­bre 2022, avec les jésui­tes de Russie, de Biélorussie et du Kirghizistan (pho­to)

Sur les respon­sa­bi­li­tés de l’Occident dans la guer­re en Ukraine :

« Il y a une guer­re en cours, et je pen­se que c’est une erreur de pen­ser que c’est un film de cow-boys où il y a des bons et des méchan­ts. Et c’est aus­si une erreur de pen­ser qu’il s’agit d’une guer­re entre la Russie et l’Ukraine et que c’est tout. Non : c’est une guer­re mon­dia­le. Ici, la vic­ti­me de ce con­flit est l’Ukraine. Je vais expli­quer pour­quoi cet­te guer­re n’a pas été évi­tée. La guer­re est com­me un maria­ge, dans un cer­tain sens. Pour com­pren­dre, il faut étu­dier la dyna­mi­que qui a déve­lop­pé le con­flit. Des fac­teurs inter­na­tio­naux ont con­tri­bué à pro­vo­quer la guer­re. J’ai déjà men­tion­né qu’un chef d’État, en décem­bre de l’année der­niè­re, est venu me dire qu’il était très inquiet par­ce que l’OTAN était allée aboyer aux por­tes de la Russie sans com­pren­dre que les Russes sont impé­riaux et crai­gnent l’insécurité aux fron­tiè­res. Il craint que cela ne pro­vo­que une guer­re ; et elle a écla­té deux mois plus tard. On ne peut donc pas rai­son­ner de maniè­re sim­pli­ste sur les cau­ses du con­flit. Je vois des impé­ria­li­smes en con­flit. Et, lorsqu’ils se sen­tent mena­cés et en déclin, les impé­ria­li­smes réa­gis­sent en pen­sant que la solu­tion est de déclen­cher une guer­re pour se rat­tra­per, et aus­si de ven­dre et de tester des armes ».

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Québec, le 29 juil­let 2022, avec les jésui­tes du Canada

Sur la syno­da­li­té de l’Église :

« Voyez, cela me déran­ge que l’adjectif « syno­dal » soit uti­li­sé com­me si c’était la recet­te de der­niè­re minu­te pour l’Église. Quand on dit « Église syno­da­le », l’expression est redon­dan­te : l’Église est syno­da­le, ou elle n’est pas Église. C’est pour­quoi nous en som­mes venus à un Synode sur la syno­da­li­té : pour le réaf­fir­mer. […] En 2001, j’ai été rap­por­teur pour le Synode des évê­ques. Je rem­plaçais le car­di­nal Egan qui, en rai­son de la tra­gé­die des Twin Towers, avait dû retour­ner à New York, dans son dio­cè­se. Je me sou­viens que les avis éta­ient recueil­lis et envoyés au Secrétariat géné­ral. Donc, je col­lec­tais le maté­riel et le sou­met­tais ensui­te au vote. Le secré­tai­re du Synode venait me voir, lisait le maté­riel et me disait de reti­rer tel­le ou tel­le cho­se. Il y avait des cho­ses qu’il ne con­si­dé­rait pas appro­priées et il les cen­su­rait. Il y a eu, en som­me, une pré­sé­lec­tion du maté­riel. On n’a pas com­pris ce qu’est un Synode. […] Il me sem­ble fon­da­men­tal de répé­ter – com­me je le fais sou­vent – que le syno­de n’est pas une réu­nion poli­ti­que ni une com­mis­sion de déci­sions par­le­men­tai­res. […] Parfois on va vite avec une idée, on se dispu­te, et puis il se pas­se quel­que cho­se qui ramè­ne les cho­ses ensem­ble, qui les har­mo­ni­se de maniè­re créa­ti­ve. […] Le risque est aus­si de per­dre la vue d’ensemble, le sens des cho­ses. C’est ce qui s’est pro­duit avec la réduc­tion des thè­mes du syno­de à une que­stion par­ti­cu­liè­re. Le Synode sur la famil­le, par exem­ple. Il aurait été orga­ni­sé pour don­ner la com­mu­nion aux divor­cés rema­riés. Pourtant, dans l’Exhortation post-synodale, il n’y a qu’une note sur ce thè­me, car tout le reste est con­sti­tué de réfle­xions sur le thè­me de la famil­le, com­me par exem­ple sur le caté­chu­mé­nat fami­lial. Il y a donc tel­le­ment de riches­se : on ne peut pas se con­cen­trer dans l’entonnoir d’une seu­le que­stion. Je le répè­te : si l’Église est tel­le, alors elle est syno­da­le ».

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Rome, le 19 mai 2022, avec les direc­teurs des revues euro­péen­nes de la Compagnie de Jésus

Encore sur les respon­sa­bi­li­tés de l’Occident dans la guer­re en Ukraine :

« Il faut s’éloigner du sché­ma habi­tuel du « Petit Chaperon rou­ge » : le Petit Chaperon rou­ge était bon, et le loup était le méchant. Ici, il n’y a pas de bons et de méchan­ts méta­phy­si­ques, de façon abstrai­te. Quelque cho­se de glo­bal émer­ge en ce moment, avec des élé­men­ts qui sont très imbri­qués les uns dans les autres. Quelques mois avant le début de la guer­re, j’ai ren­con­tré un chef d’État, un hom­me sage, qui par­le très peu, vrai­ment très sage. Or, après avoir par­lé des cho­ses dont il vou­lait par­ler, il m’a dit qu’il était très préoc­cu­pé par la façon dont l’OTAN évo­luait. Je lui ai deman­dé pour­quoi, et il m’a répon­du : « Ils abo­ient aux por­tes de la Russie. Et ils ne com­pren­nent pas que les Russes sont impé­riaux et ne per­met­tent à aucu­ne puis­san­ce étran­gè­re de les appro­cher ». Il a con­clu : « La situa­tion pour­rait con­dui­re à la guer­re ». C’était son opi­nion. Le 24 février, la guer­re a com­men­cé. Ce chef d’État a su lire les signes de ce qui se pas­sait. […] Le dan­ger est que […] nous ne voyons pas tout le dra­me qui se dérou­le der­riè­re cet­te guer­re, qui a peut-être été, d’une cer­tai­ne maniè­re, pro­vo­quée ou non. De plus, je note l’intérêt de tester et de ven­dre des armes. C’est très tri­ste, mais en fin de comp­te, c’est ce qui est en jeu. Quelqu’un peut me dire à ce sta­de : mais vous êtes pro-Poutine ! Non, je ne le suis pas. Il serait sim­pli­ste et erro­né de dire une tel­le cho­se. Je suis sim­ple­ment con­tre la réduc­tion de la com­ple­xi­té à la distinc­tion entre les bons et les méchan­ts sans rai­son­ne­ment sur les raci­nes et les inté­rê­ts, qui sont très com­ple­xes. Alors que nous voyons la féro­ci­té, la cruau­té des trou­pes rus­ses, nous ne devons pas oublier les pro­blè­mes, afin d’essayer de les résou­dre. C’est vrai aus­si que les Russes pen­sa­ient que tout serait ter­mi­né en une semai­ne. Mais ils ont fait un mau­vais cal­cul. Ils ont trou­vé un peu­ple cou­ra­geux, un peu­ple qui se bat pour sur­vi­vre et qui a une histoi­re de lut­te. […] Ce que nous avons sous les yeux est une situa­tion de guer­re mon­dia­le, d’intérêts glo­baux, de ven­tes d’armes et d’appropriation géo­po­li­ti­que, qui mar­ty­ri­se un peu­ple héroï­que ».

Sur les rap­ports avec le patriar­cat de Moscou :

« J’ai eu une con­ver­sa­tion de qua­ran­te minu­tes avec le patriar­che Kirill. Dans la pre­miè­re par­tie, il m’a lu une décla­ra­tion dans laquel­le il don­nait des rai­sons pour justi­fier la guer­re. Quand il a ter­mi­né, je suis inter­ve­nu et lui ai dit : « Frère, nous ne som­mes pas des clercs d’État ; nous som­mes des ber­gers du peu­ple ». Je devais le ren­con­trer le 14 juin à Jérusalem pour par­ler de nos affai­res. Mais avec la guer­re, d’un com­mun accord, nous avons déci­dé de repor­ter la ren­con­tre à une date ulté­rieu­re, afin que notre dia­lo­gue ne soit pas mal com­pris ».

Contre les « restau­ra­teurs » :

« Le Concile dont cer­tains pasteurs se sou­vien­nent le mieux est le con­ci­le de Trente. Et ce que je dis n’est pas une absur­di­té. Le restau­ra­tion­ni­sme est venu bâil­lon­ner le Concile. Le nom­bre de grou­pes de « restau­ra­teurs » – par exem­ple, il y en a beau­coup aux États-Unis – est impres­sion­nant. Un évê­que argen­tin m’a dit qu’on lui avait deman­dé d’administrer un dio­cè­se qui était tom­bé entre les mains de ces « restau­ra­teurs ». Ils n’avaient jamais accep­té le Concile. Il y a des idées, des com­por­te­men­ts qui décou­lent d’un restau­ra­tion­ni­sme qui, fon­da­men­ta­le­ment, n’a pas accep­té le Concile. Le pro­blè­me est pré­ci­sé­ment ceci : dans cer­tains con­tex­tes, le Concile n’a pas enco­re été accep­té. […] Vous n’étiez pas enco­re nés, mais j’ai assi­sté en 1974 à l’épreuve du Père Général Pedro Arrupe dans la XXXIIe Congrégation Générale. À cet­te épo­que, il y avait une réac­tion con­ser­va­tri­ce pour blo­quer la voix pro­phé­ti­que d’Arrupe ! […] Un jésui­te de la pro­vin­ce de Loyola s’était par­ti­cu­liè­re­ment retour­né con­tre le père Arrupe, rappelons-le. Il a été envoyé dans divers endroi­ts et même en Argentine, et a tou­jours cau­sé des pro­blè­mes. Il m’a dit un jour : « Tu es quelqu’un qui ne com­prend rien. Mais les vrais cou­pa­bles ce sont le père Arrupe et le père Calvez. Le plus beau jour de ma vie sera celui où je les ver­rai pen­dus à la poten­ce sur la pla­ce Saint-Pierre ». Pourquoi est-ce que je vous racon­te cet­te histoi­re ? Pour vous fai­re com­pren­dre ce qu’était la pério­de post-conciliaire. Or, cela se pro­duit à nou­veau ».

Sur le syno­de d’Allemagne et sur le cas du dio­cè­se de Cologne :

« J’ai dit au pré­si­dent de la Conférence épi­sco­pa­le alle­man­de, Mgr Bätzing : « Il y a une très bon­ne Église évan­gé­li­que en Allemagne. Nous n’en vou­lons pas deux ». Le pro­blè­me se pose lor­sque la voie syno­da­le vient des éli­tes intel­lec­tuel­les, théo­lo­gi­ques, et est très influen­cée par des pres­sions exté­rieu­res. Il y a des dio­cè­ses où le che­min syno­dal se fait avec les fidè­les, avec les gens, len­te­ment. J’ai vou­lu écri­re une let­tre au sujet de votre par­cours syno­dal. Je l’ai écrit moi-même, et il m’a fal­lu un mois pour l’écrire. Je ne vou­lais pas impli­quer la Curie. Je l’ai fait moi-même. L’original est en espa­gnol et cel­le en alle­mand est une tra­duc­tion. J’y ai écrit ce que je pen­se. Ensuite, la que­stion du dio­cè­se de Cologne. Quand la situa­tion était très agi­tée, j’ai deman­dé à l’archevêque de par­tir pour six mois afin que les cho­ses se cal­ment et que je puis­se voir clair. Car lor­sque les eaux sont agi­tées, on ne peut pas voir clai­re­ment. Quand il est reve­nu, je lui ai deman­dé d’écrire une let­tre de démis­sion. Il l’a fait et me l’a don­née. Puis, il a écrit une let­tre d’excuses au dio­cè­se. Je l’ai lais­sé à sa pla­ce pour voir ce qui se pas­se­rait, mais j’ai sa démis­sion en main ».

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La Vallette, le 3 avril 2022, avec les jésui­tes de Malte

Encore sur les cen­su­res du Synode de 2001 :

« Je me sou­viens qu’en 2001, j’étais rap­por­teur pour le Synode des évê­ques. En fait, le car­di­nal Egan était le rap­por­teur, mais, à cau­se de la tra­gé­die des tours jumel­les, il a dû retour­ner à New York, son dio­cè­se. J’étais le rem­plaçant. Les avis de cha­cun ont été recueil­lis, même ceux des grou­pes indi­vi­duels, et envoyés au Secrétariat géné­ral. J’ai ras­sem­blé le maté­riel et l’ai mis en for­me. Le secré­tai­re du Synode l’a exa­mi­né et a deman­dé de sup­pri­mer tel­le ou tel­le cho­se qui avait été approu­vé par un vote des dif­fé­ren­ts grou­pes. Il y avait des cho­ses qu’il ne con­si­dé­rait pas com­me appro­priées. Il y a eu, en som­me, une pré­sé­lec­tion des élé­men­ts. Clairement, on n’avait pas com­pris ce qu’est un syno­de ».

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Athènes, le 4 décem­bre 2021, avec les jésui­tes de Grèce

Sur l’effondrement numé­ri­que de la Compagnie de Jésus et de tant d’ordres reli­gieux :

« Une cho­se qui atti­re l’attention est que la Société s’affaiblit. Quand je suis entré au novi­ciat, nous étions 33 000 jésui­tes. Combien sommes-nous main­te­nant ? Plus ou moins la moi­tié. Et nous allons con­ti­nuer à dimi­nuer en nom­bre. C’est un fait com­mun à beau­coup ordres reli­gieux et con­gré­ga­tions. Elle a une signi­fi­ca­tion, et nous devons nous deman­der ce qu’elle est. En défi­ni­ti­ve, cet­te dimi­nu­tion ne dépend pas de nous. Le Seigneur envo­ie la voca­tion. S’il ne vient pas, cela ne dépend pas de nous. Je crois que le Seigneur nous don­ne une leçon pour la vie reli­gieu­se. Pour nous, il a une signi­fi­ca­tion dans le sens de l’humiliation. […] Qu’est-ce que le Seigneur veut dire par là ? Humilie-toi, humilie-toi ! Je ne sais pas si je me suis expli­qué. Nous devons nous habi­tuer à l’humiliation ».

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Bratislava, le 12 sep­tem­bre 2021, avec les jésui­tes de Slovaquie

Sur les rumeurs en vue du con­cla­ve :

« [Je suis] tou­jours en vie. Bien que cer­tai­nes per­son­nes veuil­lent ma mort. Je sais qu’il y a même eu des réu­nions entre pré­la­ts qui pen­sa­ient que l’état du Pape est plus gra­ve que ce qui était dit. Ils pré­pa­ra­ient le con­cla­ve. Patience ! Dieu mer­ci, je vais bien. Cette opé­ra­tion était une déci­sion que je ne vou­lais pas pren­dre : c’est une infir­miè­re qui m’a con­vain­cu. Les infir­miè­res com­pren­nent par­fois mieux la situa­tion que les méde­cins, car elles sont en con­tact direct avec les patien­ts ».

Sur les atta­ques con­tre le Pape François depuis l’intérieur de l’Église :

« Il y a une gran­de chaî­ne de télé­vi­sion catho­li­que qui cri­ti­que sans arrêt le Pape sans se poser de que­stions. Je peux per­son­nel­le­ment méri­ter des atta­ques et des insul­tes par­ce que je suis un pécheur, mais l’Église ne le méri­te pas : c’est l’œuvre du dia­ble. Je l’ai même dit à cer­tains d’entre eux. Oui, il y a aus­si des ecclé­sia­sti­ques qui font de mau­vais com­men­tai­res à mon sujet. Je perds par­fois patien­ce, sur­tout lorsqu’ils por­tent des juge­men­ts sans entrer dans un véri­ta­ble dia­lo­gue. Là, je ne peux rien fai­re. Cependant, je con­ti­nue sans entrer dans leur mon­de d’idées et de fan­ta­smes. Je ne veux pas y entrer, et c’est pour­quoi je pré­fè­re prê­cher, prê­cher ».

Sur l’idéologie du « retour en arriè­re » :

« Ce dont nous souf­frons aujourd’hui dans l’Église : l’idéologie du retour en arriè­re. C’est une idéo­lo­gie qui colo­ni­se les espri­ts. Il s’agit d’une for­me de colo­ni­sa­tion idéo­lo­gi­que. Ce n’est pas vrai­ment un pro­blè­me uni­ver­sel, mais plu­tôt spé­ci­fi­que aux Églises de cer­tains pays. La vie nous fait peur. […] Nous avons peur de célé­brer devant le peu­ple de Dieu qui nous regar­de en face et nous dit la véri­té. Cela nous effra­ie de nous lan­cer dans des expé­rien­ces pasto­ra­les. Je pen­se au tra­vail qui a été fait – le père Spadaro était pré­sent – au Synode sur la famil­le pour fai­re com­pren­dre que les cou­ples en secon­de union ne sont pas déjà con­dam­nés à l’enfer. Cela nous effra­ie d’accompagner des per­son­nes qui ont une diver­si­té sexuel­le. […] C’est le mal de ce moment : cher­cher la voie dans la rigi­di­té et le clé­ri­ca­li­sme, qui sont deux per­ver­sions ».

Sur l’idéologie du « gen­der » :

« L’idéologie a tou­jours un char­me dia­bo­li­que, […] par­ce qu’elle n’est pas incar­née. En ce moment, nous vivons dans une civi­li­sa­tion d’idéologies ; c’est vrai. Nous devons les déma­squer à la raci­ne. L’idéologie du « gen­re »[…] est cer­tai­ne­ment dan­ge­reu­se. À mon avis, elle est dan­ge­reu­se par­ce qu’elle est abstrai­te par rap­port à la vie con­crè­te d’une per­son­ne, com­me si une per­son­ne pou­vait déci­der abstrai­te­ment et à volon­té si et quand elle sera un hom­me ou une fem­me. L’abstraction est tou­jours un pro­blè­me pour moi. Cela est tou­te­fois sans rap­port avec la que­stion de l’homosexualité. S’il y a un cou­ple homo­se­xuel, nous pou­vons effec­tuer un tra­vail pasto­ral avec eux, avan­cer dans la ren­con­tre avec le Christ. Quand je par­le d’idéologie, je par­le de l’idée, de l’abstraction pour laquel­le tout est pos­si­ble, et non de la vie con­crè­te des gens et de leur situa­tion réel­le ».

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Bangkok, Thailande, le 22 novem­bre 2019, avec les jésui­tes du Sud-Est asia­ti­que

Contre « l’hypocrisie pha­ri­saï­que » :

« Il n’y a pas de recet­te. Il exi­ste des prin­ci­pes de réfé­ren­ce, mais le che­min à sui­vre est tou­jours un petit che­min (sen­de­ri­to) qui qu’il faut décou­vrir dans la priè­re et le discer­ne­ment de situa­tions con­crè­tes. Il n’y a pas de règles défi­nies et tou­jours vali­des. Le che­min s’ouvre en mar­chant avec un esprit ouvert et non avec des prin­ci­pes abstrai­ts de diplo­ma­tie. En regar­dant les signes, on discer­ne le che­min à pren­dre. […] Parfois, au lieu de cela, lor­sque nous vou­lons que tout soit bien orga­ni­sé, pré­cis, rigi­de, défi­ni de maniè­re tou­jours éga­le ; alors, nous deve­nons des païens, bien que dégui­sés en prê­tres. Je pen­se que Jésus a beau­coup par­lé de l’hypocrisie pha­ri­saï­que à cet égard. […] Bref, nous avons besoin de la ver­tu de pru­den­ce, qui est éga­le­ment une ver­tu du gou­ver­ne­ment. Mais atten­tion ! Ne con­fon­dez pas pru­den­ce avec le sim­ple équi­li­bre. Les pru­den­ts de l’équilibre finis­sent tou­jours par se laver les mains avec leur déta­che­ment. Et leur saint patron est « saint » Pilate ».

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Maputo, le 5 sep­tem­bre 2019, avec les jésui­tes du Mozambique et du Zimbabwe

Contre le pro­sé­ly­ti­sme :

« Je l’ai dit à main­tes repri­ses : le pro­sé­ly­ti­sme n’e­st pas chré­tien. Aujourd’hui, j’ai res­sen­ti une cer­tai­ne amer­tu­me à la fin de la réu­nion avec les jeu­nes. Une dame m’a abor­dé avec un jeu­ne hom­me et une jeu­ne fil­le. On m’a indi­qué qu’ils fai­sa­ient par­tie d’un mou­ve­ment quel­que peu fon­da­men­ta­li­ste. Elle m’a dit dans un espa­gnol par­fait : ‘Votre Sainteté, je viens d’Afrique du Sud. Ce garçon était hin­dou et il s’est con­ver­ti au catho­li­ci­sme. Cette fil­le était angli­ca­ne et s’est con­ver­tie au catho­li­ci­sme’. Mais elle me l’a dit triom­pha­le­ment, com­me si elle avait fait une chas­se au tré­sor. Je me suis sen­ti mal à l’ai­se et je lui ai dit : ‘Madame, évan­gé­li­sa­tion oui, pro­sé­ly­ti­sme non’. Ce que je veux dire, c’e­st que l’é­van­gé­li­sa­tion libè­re ! Le pro­sé­ly­ti­sme, en revan­che, nous fait per­dre notre liber­té. Le pro­sé­ly­ti­sme est inca­pa­ble de créer un par­cours reli­gieux dans la liber­té. Il assu­jet­tit tou­jours les gens d’u­ne maniè­re ou d’u­ne autre. Dans l’é­van­gé­li­sa­tion, le pro­ta­go­ni­ste est Dieu, dans le pro­sé­ly­ti­sme, c’e­st soi-même. […] Malheureusement, non seu­le­ment dans les sec­tes, mais aus­si dans l’Église catho­li­que, il exi­ste des grou­pes fon­da­men­ta­li­stes. Ils met­tent l’ac­cent sur le pro­sé­ly­ti­sme plu­tôt que sur l’é­van­gé­li­sa­tion ».

Contre le clé­ri­ca­li­sme :

« Le clé­ri­ca­li­sme est une véri­ta­ble per­ver­sion dans l’Église. Le ber­ger a la capa­ci­té d’al­ler devant le trou­peau pour mon­trer le che­min, de rester au milieu du trou­peau pour voir ce qui se pas­se à l’in­té­rieur, et éga­le­ment der­riè­re le trou­peau pour s’as­su­rer que per­son­ne n’e­st lais­sé pour comp­te. Le clé­ri­ca­li­sme, au con­trai­re, pré­tend que le ber­ger se tient tou­jours devant lui, éta­blit un par­cours et punit d’ex­com­mu­ni­ca­tion ceux qui quit­tent le trou­peau. C’est pré­ci­sé­ment le con­trai­re de ce que Jésus a fait.  Le clé­ri­ca­li­sme con­dam­ne, sépa­re, fru­ste, mépri­se le peu­ple de Dieu. […] Le clé­ri­ca­li­sme a pour con­sé­quen­ce direc­te la rigi­di­té. Avez-vous déjà vu de jeu­nes prê­tres tout rai­des en sou­ta­ne noi­re et cha­peaux de ‘Saturne’ sur la tête ? Derrière le clé­ri­ca­li­sme rigi­de il y a de gra­ves pro­blè­mes. […] L’une des dimen­sions du clé­ri­ca­li­sme est de fai­re une fixa­tion exclu­si­ve sur le sixiè­me com­man­de­ment. Un jésui­te, un grand jésui­te, m’a dit de fai­re atten­tion en don­nant l’ab­so­lu­tion, par­ce que les péchés les plus gra­ves sont ceux qui ont une plus gran­de ‘angé­li­ci­té’ : fier­té, arro­gan­ce, domi­na­tion … Et les moins gra­ves sont ceux qui en ont le moins, com­me la gour­man­di­se et la luxu­re. Nous nous con­cen­trons sur le sexe et nous ne don­nons pas de poids à l’i­n­ju­sti­ce socia­le, la calom­nie, les com­mé­ra­ges, les men­son­ges. L’Église a aujour­d’­hui besoin d’u­ne con­ver­sion pro­fon­de sur cet aspect ».

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Bucarest, le 31 mai 2019, avec les jésui­tes de Roumanie

Avec le peu­ple de Dieu :

« J’aime rester avec les enfan­ts et les per­son­nes âgées. Il y avait une fois une vieil­le fem­me. Ses yeux éta­ient pré­cieux, bril­lan­ts. Je lui ai deman­dé : « Quel âge as-tu ? » Quatre-vingt-sept, répondit-elle. « Mais que manges-tu pour te por­ter si bien ? Donne-moi la recet­te, » lui dis-je. « De tout ! », répond-elle — et c’est moi qui je fais les ravio­lis ». Je lui dis : « Madame, prie pour moi ! » Elle répond : « Je prie pour vous cha­que jour ! » Et pour plai­san­ter, je lui deman­de : « Dis-moi la véri­té, est-ce que tu pries pour moi ou con­tre moi ? » « Mais qu’on se com­pren­ne ! Je prie pour vous ! Bien d’autres dans l’Église prient con­tre vous ! » La vra­ie rési­stan­ce ne rési­de pas dans le peu­ple de Dieu, qui se sent vrai­ment com­me un peu­ple. […] Dans le peu­ple de Dieu, nous trou­vons le carac­tè­re con­cret de la vie, de vra­ies que­stions, de l’apostolat, des cho­ses que nous devons fai­re. Les gens aiment et déte­stent com­ment on doit aimer et déte­ster ».

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Panama, le 26 jan­vier 2019, avec les jésui­tes d’Amérique cen­tra­le

Sur l’économie « gazeu­se » :

« Ce que la cul­tu­re vir­tuel­le nous offre est quel­que cho­se de liqui­de, de gazeux, sans raci­nes, sans tronc, sans rien. La même cho­se se pas­se dans le domai­ne éco­no­mi­que et finan­cier. Ces jours-ci, je lisais une nou­vel­le pro­ve­nant du forum de Davos, selon laquel­le la det­te géné­ra­le des pays était bien supé­rieu­re au pro­duit brut de l’ensemble. C’est com­me la filou­te­rie de la chaî­ne de let­tres : les chif­fres gros­sis­sent, des mil­lions et des mil­liards, mais en bas, il n’y a que de la fumée, tout est liqui­de, gazeux et, tôt ou tard, s’effondrera ».

Sur la théo­lo­gie de la libé­ra­tion :

« Ceux qui ont con­dam­né la théo­lo­gie de la libé­ra­tion, ont con­dam­né tous les jésui­tes d’Amérique cen­tra­le. J’ai enten­du des con­dam­na­tions ter­ri­bles. […] À cet­te épo­que, un jour, j’ai pris l’avion pour me ren­dre à une réu­nion. J’ai quit­té Buenos Aires, mais com­me le bil­let était moins cher, j’ai fait esca­le à Madrid avant d’arriver à Rome. Un évê­que d’Amérique cen­tra­le mon­ta dans l’avion à Madrid. Je l’ai salué, il m’a salué ; nous nous som­mes assis l’un à côté de l’autre et avons com­men­cé à par­ler. Je l’ai inter­ro­gé sur la cau­se de Romero et il a répon­du : « Nous n’en par­lons même pas, vrai­ment pas. Ce serait com­me cano­ni­ser le mar­xi­sme ». Ce n’était que le pré­lu­de. Il a con­ti­nué à ce ryth­me. […] Mais il n’était cer­tai­ne­ment pas le seul à pen­ser ain­si. En ce temps-là, d’autres mem­bres de la hié­rar­chie ecclé­sia­sti­que éta­ient très pro­ches des régi­mes de l’époque, ils éta­ient très « insé­rés ». […] L’important est de ne pas être sub­mer­gé par l’idéologie d’un côté ou de l’autre, ni même par le pire de tous : l’idéologie asep­ti­que. « Ne vous en mêlez pas » : c’est la pire idéo­lo­gie. C’était l’attitude de cet évê­que ren­con­tré dans l’avion, qui était asep­ti­que. […] Bien sûr, cer­tains sont tom­bés dans l’analyse mar­xi­ste. Mais je vais vous dire quel­que cho­se d’amusant : le grand per­sé­cu­té, Gustave Gutiérrez, le Péruvien, a con­cé­lé­bré la Messe avec moi et avec le Préfet de la Doctrine de la Foi, le car­di­nal Müller. Et c’est arri­vé par­ce que Müller l’a con­duit chez moi com­me son ami. Si, à ce moment-là, quelqu’un avait dit qu’un jour le pré­fet de la Doctrine de la Foi allait ame­ner Gutiérrez pour con­cé­lé­brer avec le pape, ils aura­ient pen­sé qu’il était ivre ».

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Il fau­drait ajou­ter à cet­te col­lec­tion de paro­les pro­non­cées en liber­té et révé­la­tri­ces du fond de sa pen­sée les notes de phi­lo­so­phie rédi­gées par Jorge Mario Bergoglio dans les années 1987–1988 et publiées pour la pre­miè­re fois par « La Civiltà Cattolica » en 2021, citées et com­men­tées par Settimo Cielo dans cet arti­cle :

> François, le pape qui s’autocontredit. Théorie et pra­ti­que d’un pon­ti­fi­cat non-infaillible

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

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Date de publication: 5/10/2022