San Marco ne doit pas mourir

C’est le cou­vent domi­ni­cain le plus célè­bre du mon­de.  À Florence, il con­sti­tue depuis des siè­cles un pha­re de sain­te­té, d’art et de cul­tu­re.  Il con­tient notam­ment les fre­sques de Fra Angelico.

Et pour­tant il est sur le point d’être sup­pri­mé et cela de par la volon­té même de l’or­dre de saint Dominique

Le pro­fes­seur Pietro De Marco, un flo­ren­tin que les lec­teurs de Settimo Cielo appré­cient et lisent depuis des années, nous expli­que le pour­quoi de cet­te affai­re et lan­ce un appel pour que ce cou­vent soit sau­vé de la fer­me­tu­re.

En anne­xe une péti­tion qui con­tient déjà de nom­breu­ses signa­tu­res de tous ceux qui ont à cœur la sur­vie non seu­le­ment de ce lieu spi­ri­tuel mais aus­si de la « civi­tas ».

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Pour San Marco et pour Florence

de Pietro De Marco

La fer­me­tu­re du cou­vent de San Marco à Florence a été con­fir­mée par une nou­vel­le réso­lu­tion pri­se en juil­let 2017 par le cha­pi­tre de la pro­vin­ce romai­ne des pères domi­ni­cains qui inclut éga­le­ment l’Italie cen­tra­le et la Sardaigne.

Cette fer­me­tu­re, déjà votée une pre­miè­re fois en 2013 avant d’être repor­tée, pré­voit aujourd’hui éga­le­ment :

  • La per­te d’identité et la désaf­fec­tion de la Bibliothèque « Levasti », uni­que à Florence pour sa vaste col­lec­tion en scien­ce reli­gieu­ses et son réseau de rap­ports intel­lec­tuels ;
  • Le redi­men­sion­ne­ment à la seu­le dif­fu­sion en ligne de la « Riviste di Ascetica e Mistica » datant en 1929 ;
  • Un ave­nir incer­tain pour la phar­ma­cie histo­ri­que ;
  • En résu­mé, une quasi-disparition au goût étran­ge de « dam­na­tio memo­riae » s’abattant sur les der­niè­res géné­ra­tions domi­ni­cai­nes de San Marco.

Il pour­rait échap­per à celui qui igno­re l’histoire récen­te de l’Eglise flo­ren­ti­ne et ita­lien­ne qu’à San Marco sem­ble se con­cen­trer, dans la secon­de moi­tié du ving­tiè­me siè­cle, une rési­stan­ce de haut niveau intel­lec­tuel et spi­ri­tuel, ain­si que d’une for­ce polé­mi­que et cri­ti­que acé­rée con­tre l’orientation pri­se dans l’Eglise catho­li­que depuis la pério­de post­con­ci­liai­re, à Florence prin­ci­pa­le­ment mais éga­le­ment ail­leurs.

Cette rési­stan­ce pren­dre la for­me à la fois sous la for­me d’une con­ti­nui­té de l’étude de Saint Thomas (avec les Pères Centi et Boccanegra et par l’histoire des for­mes et des figu­res spi­ri­tuel­les et mysti­ques (avec le Père Colosio). Des rai­sons plus que suf­fi­san­tes, dans le cli­mat actuel de l’Eglise, pour décré­ter fina­le­ment l’extinction du « con­ven­tus », c’est-à-dire aus­si bien de la mai­son que de la com­mu­nau­té de San Marco et l’oblitération de sa mémoi­re.

Il y a bien long­temps, en 2014, entre mars et juil­let, il fal­lut l’intervention insi­stan­te de plu­sieurs per­son­nes et dans plu­sieurs instan­ces pour cher­cher d’éviter les con­sé­quen­ces indé­si­ra­bles d’une sup­pres­sion cano­ni­que du cou­vent, qui avait été deman­dée mais pas enco­re rati­fiée par Rome.

On avait alors évo­qué Laurent de Médicis, de Pic de la Mirandole et de Savonarole, puis de Giorgio La Pira : autre­ment dit le rôle cou­vent dans la vie histo­ri­que de Florence. On avait alors dit que cet­te déci­sion était pré­ci­pi­tée, à cour­te vue et n’était pas à la hau­teur d’un grand ordre reli­gieux tel que les domi­ni­caux.

Bien que moti­vé, au fond, par l’état de néces­si­té – prin­ci­pa­le­ment l’effondrement numé­ri­que avant tout qui frap­pe depuis des décen­nies pre­sque tous les ordres reli­gieux -, ce gen­re de déci­sions visant à sim­pli­fier dra­sti­que­ment, si pas à liqui­der, des endroi­ts riches de tra­di­tion a des con­sé­quen­ces objec­ti­ves jusqu’à l’extérieur. Elle génè­re des bles­su­res au sein de l’espace public et citoyen.  C’est en fait Florence elle-même qui est en jeu !

La déci­sion de post­po­ser tem­po­rai­re­ment la fer­me­tu­re fut le résul­tat de plu­sieurs réac­tions et de réac­tions envoyées à Rome, d’une péti­tion lar­ge­ment sui­vie et enfin d’un accord rai­son­na­ble entre le père géné­ral des domi­ni­cains et le car­di­nal Giuseppe Betori, arche­vê­que de Florence, entre juil­let et sep­tem­bre 2015

L’archevêque n’a natu­rel­le­ment aucu­ne auto­ri­té sur les déci­sions d’un ordre reli­gieux mais il avait enco­re une fois inter­pré­té et repré­sen­té la vil­le. On fit valoir l’argument civil et reli­gieux du cou­vent de San Marco com­me lieu de mémoi­re de La Pira et d’une histoi­re citoyen­ne, l’après-guerre, mar­quée par sa pré­sen­ce excep­tion­nel­le.  On avait alors ain­si con­ve­nu de repor­ter tou­te déci­sion radi­ca­le (en espé­rant pou­voir entre­temps l’éviter) au ter­me du pro­ces­sus de béa­ti­fi­ca­tion du mai­re.

Plus de trois ans ont pas­sé depuis les déli­bé­ra­tions et discus­sions de 2013–2014. Et mal­gré que l’on lise sur Wikipedia que les « quel­ques frè­res restan­ts » aient rejoint ceux de Santa Maria Novella, en réa­li­té leur sup­pres­sion n’est pas enco­re effec­ti­ve, le cou­vent est tou­jours habi­té, il est tou­jours en acti­vi­té et les frè­res sont enco­re en mesu­re de s’occuper de la con­ser­va­tion des bâti­men­ts.

Mais le cha­pi­tre pro­vin­cial des domi­ni­cains, leur orga­ne de gou­ver­ne­ment, vient de pren­dre une nou­vel­le déci­sion qui va dans le sens de la pre­miè­re.

Pour com­pren­dre cet­te obsti­na­tion, il faut se rap­pe­ler que la cri­se des ordres reli­gieux catho­li­ques, et en par­ti­cu­lier la cri­se des voca­tions, sur­vient non seu­le­ment par la pres­sion objec­ti­ve de la « sécu­la­ri­sa­tion » insi­dieu­se dans une socié­té ron­gée par l’agnosticisme, par un épa­nouis­se­ment per­son­nel mon­dain et par le scep­ti­ci­sme et le res­sen­ti­ment -, mais éga­le­ment sous l’influence d’une ten­dan­ce inter­ne de l’Eglise, à par­tir de l’époque du Concile Vatican II, ten­dant à dédai­gner l’idéal de la « vie régu­liè­re », c’est-à-dire la vie de per­fec­tion menée inté­gra­le­ment et en com­mu­nau­té sous la disci­pli­ne et la for­ce inspi­ra­tri­ce d’une règle et de nom­breux modè­les de sain­te­té.

Un tel pro­ces­sus a frap­pé au cœur la vie reli­gieu­se. Mais il y a d’autres rai­sons de s’inquiéter.  Dans les actes du récent cha­pi­tre pro­vin­cial de l’ordre de Saint Dominique, on peut lire que les « restruc­tu­ra­tions » en cours visent à « une plus gran­de liber­té de la pré­di­ca­tion », à « vivre l’itinérance de façon con­crè­te avec un plus grand dyna­mi­sme au sein des com­mu­nau­tés ».

Mais, sans vie spi­ri­tuel­le con­scien­ce et systé­ma­ti­que, qu’est-ce qu’un « hom­me de Dieu » peut bien appor­ter aux autres dans les « péri­phé­ries exi­sten­tiel­les » tel­le­ment à la mode ? L’itinérance qui carac­té­ri­sait les pre­miè­res géné­ra­tions de domi­ni­cains faisait-elle réfé­ren­ce à l’Exode et au mou­ve­ment vers l’Homme ou était-elle au con­trai­re desti­née à la pré­di­ca­tion et lut­ter con­tre les héré­sies ?

Deux argu­men­ts sont mis en avant dans cet­te déci­sion con­cer­nant San Marco et d’autres cou­vent : la rai­son d’état de néces­si­té et cet­te de fina­li­tés nou­vel­les et plus dyna­mi­ques par lesquel­les les orga­ni­sa­tions en géné­ral moti­vent des restruc­tu­ra­tions et des cou­pes dans leurs struc­tu­res. En géné­ral, on se retrou­ve sou­vent dans le scé­na­rio de repli dit du ver­jus des fables d’Esope.  Mais il y a un risque.  Dans le cas de San Marco, la stra­té­gie du ver­jus – cel­le qui con­si­ste à dire : « Au fond, c’est mieux com­me ça, on fera des cho­ses plus impor­tan­tes » — empê­che d’estimer à leur juste valeur les nom­breu­ses con­sé­quen­ces et les dégâ­ts, y com­pris d’ordre pasto­ral, de l’abandon du cou­vent.

C’est sur ce der­nier point qu’insiste le tex­te de la « Pétition au maî­tre géné­ral de l’ordre domi­ni­cain » qui se trou­ve sur un site qui lui est con­sa­cré. On y met en évi­den­ce une cer­tai­ne con­tra­dic­tion dans les dispo­si­tions, les dégâ­ts cer­tains que l’on cau­se aux réa­li­tés exi­stan­tes au nom de l’inexistant, ain­si que le peu de cas que l’on fait des per­son­nes et de leurs rai­sons lor­sque l’on igno­re l’accord de 2015 entre les hau­tes instan­ces de l’ordre domi­ni­cain et l’évêque de la vil­le et bien d’autres.  Il ne vous reste qu’à lire avec atten­tion, à réflé­chir et, éven­tuel­le­ment, à signer.

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

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Date de publication: 28/01/2018