Je reçois et je publie. L’auteur, ancien professeur de sociologie des religions à l’Université de Florence et à la Faculté théologique d’Italie centrale est philosophe et historien de formation et est bien connu et apprécié par les lecteurs de Settimo Cielo depuis plusieurs années.
Sandro Magister
Le tournant de l’exhortation. Le Pape François entre dérive synodale et primauté
de Pietro De Marco
En réfléchissant ces derniers jours sur le riche événement constitué par l’exhortation « Querida Amazonia » et par son écho en Europe, je suis arrivé à la conviction qu’il s’agisse du premier acte dans lequel le pontife suprême François ait exercé son « munus ».
Comme on le sait, le « munus » des papes, c’faire office de vicaires du Christ, est à la base de l’Église universelle (« tamquam saxum immobile » pour saint Ambroise), et donne des gardiens et des maîtres de la foi et de la vérité.
Comme j’ai pu l’observer moi aussi, le pape François a largement exercé sa « potestas legifera, iudicialis et exsecutiva » selon un projet sur lequel les avis divergent, à mon sens, parce qu’il vise surtout à construire un corps épiscopal dans le monde et, au centre, un corps de fonctionnaires ordonnés à la réalisation de son programme de réformes et de ses positions idéologiques postconciliaires personnelles sous couvert de pastorale et d’évangélisation. Un programme et des positions dans lesquelles le « bonum ecclesiae » était et demeure difficile à voir, étant donné qu’il est systématiquement sous-entendu et brouillé. C’est-à-dire que l’exercice même des « potestates » est apparu comme séparé des obligations du « munus » et de la conscience même d’en être porteur.
Le jugement sur la signification de l’exhortation « Querida Amazonia » se conçoit sur le fil du paradoxe, on a besoin du contexte pour pouvoir y déchiffrer l’ « intentio auctoris » (pour ne pas dire du « legislatoris »), tant elle semble être conçue pour contrarier le juriste. Mais permettez-moi de rappeler ce « dictum » de Carl Schmitt : « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle ». La conjoncture ecclésiastique (au niveau universel) a été en effet marquée entre l’été 2019 et le mois de février 2020 par une émergence dramatique dont Benoît XVI, c’est-à-dire l’évêque émérite Joseph Ratzinger, et le cardinal Robert Sarah, se sont fait les interprètes. Pendant ce temps, au niveau de l’Église universelle, imprégnée par une pression médiatique étrangère à toute logique institutionnelle et surnaturelle, on se perdait en radotages niais sur l’opposition entre innovateurs et réactionnaires, entre progrès et fermeture. Des catégories étrangères à la vie de l’Église et qui ne peuvent qu’induire en erreur (en soi il n’y a aucun progrès dans l’Église, comme il n’y en a pas dans le dogme), surtout quand elles sont utilisées en interne.
C’est dans cette conjoncture, constituée d’un dossier essentiel d’actes formels (les deux synodes amazoniens et allemands, la lettre à l’Église allemande) et de grandes attentes codifiées relatives au ministère du prêtres, qu’intervient « Querida Amazonia ». L’exhortation ne laisse aucune place à ces attentes et n’en valide aucune. Son herméneutique est par ailleurs impossible si on ne la superpose au document final du synode amazonien et aux demandes, formulées dans des instances et des genres littéraires divers et variés, du synode allemand. En lisant « Querida Amazonia » de manière contrastive (et en mettant sa réception en valeur), l’ intentio legislatoris » devient en revanche accessible.
Pourquoi considérer cette exhortation comme le premier acte papal de Jorge Mario Bergoglio qui soit cohérent avec son « munus » primatial et qui en découle directement ?
- Parce qu’elle exerce la responsabilité du « custos et magister fidei », même si ce n’est que de manière négative (« e silentio »), au beau milieu d’un chœur pitoyable et catholiquement humiliant, réclamant la modernisation du corps mystique.
- Parce qu’elle s’exerce en résistant, comme c’est le devoir de Pierre, à des pressions inouïes de certaines Églises nationales, surtout de l’Église allemande, qui s’érigent en interprètes de la nature même de l’Église (synodalité) et de ses véritables besoins (altération du sacerdoce ministériel), en leaders de l’Église universelle, et qui exercent ouvertement une pression politique et médiatique sans demi-mesure.
La présomption de « montrer à Rome qui est le chef » a réveillé chez le pape Bergoglio (déjà dans la lettre à l’Église allemande du 29 juin 2019), à tout le moins la saine réaction de refuser d’être le dindon de la farce. Mais je crois que la grâce du Christ, dont il est le vicaire sur la terre, l’a assisté en lui donnant la force de décider. Et il a été d’autant plus assisté par la grâce que sa propre culture ecclésiale, sur laquelle je suis souvent intervenu de manière critique, et dont même « Querida Amazonia » est imprégnée, était faite pour le rendre absolument conciliant face aux velléités de réforme allemandes et latino-américaines, et face à la soi-disant opinion publique ecclésiale et extra-ecclésiale.
La seule chose dont les partisans européens de l’aggiornamento et de la modernisation n’aient pas tenu compte, c’est l’antipathie profonde de François, pourtant très claire depuis le début de son pontificat, pour les cercles et les salons théologiques progressistes, pour les évêques en Mercedes ou en BMW, pour les organisations caritatives menant grand train et pour les Églises nationales qui, inquiètes à l’idée de perdre des rentrées financières, se réorganisent en ayant recours à des sociétés de consultance.
On ne peut pas dire que transparaît dans le chef du Pape François une solide doctrine de l’Église, ni ecclésiologique ni canonique, mais il possède toutefois de l’Église une version surnaturelle, celle dont jaillit cet impératif radical d’évangélisation. Avec ce seul instrument, passionnel et instinctif, mais manifeste dans la lettre à l’Allemagne et dans l’exhortation « Querida Amazonia », et avec le secours d’une grâce véritable, il a dit non. Il a été pape. Nous ne pouvons que nous en réjouir et renvoyer à plus tard l’analyse du potentiel destructeur que les actes amazoniens, tels qu’ils sont, continuent à renfermer.