Joe Biden aussi divise l’Église.  Liberté oui, mais pour faire quoi ?

La cou­ver­tu­re du « Times » repro­dui­te ci-dessus date du 12 décem­bre 1960.  Le mois pré­cé­dent, John F. Kennedy avait été élu en tant que pre­mier pré­si­dent catho­li­que des États-Unis.  Et le jésui­te de la cou­ver­tu­re, John Courtney Murray, y appa­rais­sait com­me le grand théo­ri­cien d’une vision catho­li­que de la liber­té reli­gieu­se fina­le­ment com­pa­ti­ble avec le plu­ra­li­sme de la socié­té amé­ri­cai­ne.

C’était à Murray que l’équipe de Kennedy avait deman­dé con­seil pour rédi­ger le célè­bre discours que le futur pré­si­dent allait adres­ser à Houston devant une assem­blée de pasteurs pro­te­stan­ts, pour dis­si­per les crain­tes – à l’époque très pré­sen­tes dans la socié­té amé­ri­cai­ne – d’une subor­di­na­tion de sa part aux dik­ta­ts d’une hié­rar­chie catho­li­que hosti­le aux liber­tés moder­nes.

Cette même année 1960, Murray avait en fait publié un livre qui visait direc­te­ment à vain­cre ces appré­hen­sions, ce qui appa­raît déjà dans son titre, cal­qué sur l’introduction de la Déclaration d’Indépendance des États-Unis d’Amérique de 1776 : « We Hold These Truths.  Catholic Reflections on the American Proposition » [« Nous croyons en ces véri­tés.  Réflexions catho­li­ques sur le ‘prin­ci­pe amé­ri­cain’ »].

Ce livre a eu un cer­tain reten­tis­se­ment.  En 1964, en plein Concile Vatican II, il fut tra­duit en Italie par Morcelliana, cet­te mai­son d’édition de Brescia chè­re au Pape Paul VI.  Et Murray, qui avait démé­na­gé à Rome en tant qu’expert des évê­ques amé­ri­cains, fut le prin­ci­pal inspi­ra­teur et rédac­teur de la décla­ra­tion con­ci­liai­re « Dignitatis huma­nae », approu­vée le 7 décem­bre de la même année, qui avait con­sti­tué un tour­nant histo­ri­que sur la liber­té reli­gieu­se.

Paul VI lui-même était à ce point con­vain­cu de la justes­se de ce tour­nant qu’il avait tenu à fai­re préa­la­ble­ment voter et approu­ver par le Concile, le 21 sep­tem­bre, les lignes géné­ra­les de ce tex­te, afin de pou­voir se ren­dre aux États-Unis et à l’ONU, quel­ques jours plus tard, fort de ce « pas­se­port ».

Le fait qu’aujourd’hui enco­re, « Dignitatis huma­nae » est le docu­ment le plus con­te­sté du Concile Vatican II con­fir­me son impor­tan­ce.

Le refus de ce tex­te a même susci­té un schi­sme, celui des disci­ples de l’archevêque tra­di­tion­na­li­ste Marcel Lefebvre et, aujourd’hui, de son ému­le enco­re plus déchaî­né, l’archevêque Carlo Maria Viganò, dont la der­niè­re mis­sion fut curieu­se­ment cel­le de non­ce apo­sto­li­que aux États-Unis.

Il n’est donc pas sur­pre­nant que lors de son mémo­ra­ble discours du 22 décem­bre 2005, Benoît XVI ait juste­ment choi­si « Dignitatis huma­nae » pour don­ner un exem­ple de l’interprétation cor­rec­te du Concile Vatican II, en tant que « véri­ta­ble réfor­me » com­po­sée « à la fois de con­ti­nui­té et de discon­ti­nui­té ».

Et le Pape Joseph Ratzinger avait iden­ti­fié l’une des rai­sons du déta­che­ment de l’Église des posi­tions anti­li­bé­ra­les qu’elle avait au XIXè et au XXe siè­cle pré­ci­sé­ment dans le modè­le amé­ri­cain :

« On se ren­dait comp­te que la révo­lu­tion amé­ri­cai­ne avait offert un modè­le d’État dif­fé­rent de celui qui avait été théo­ri­sé par les ten­dan­ces radi­ca­les qui ava­ient émer­gé dans la secon­de pha­se de la Révolution fra­nçai­se ».

Le modè­le amé­ri­cain s’enracine dans le pre­mier amen­de­ment de la Constitution des États-Unis : « no esta­blish­ment », le refus d’une reli­gion d‘État, et « free exer­ci­se », la liber­té de pro­fes­ser publi­que­ment sa pro­pre foi.

Pour Murray, c’est le phi­lo­so­phe du XVè siè­cle John Locke qui serait à l’origine de ces prin­ci­pes qui, à son tour, le fai­sait remon­ter à saint Thomas et à saint Augustin.

Alors que pour Benoît XVI, si c’étaient d’abord les prin­ci­pes de liber­té de cer­tains États moder­nes qui ava­ient inspi­ré ces prin­ci­pes, ceux-ci trou­va­ient leurs raci­nes dans « Jésus lui-même » et dans les « mar­tyrs de l’Église pri­mi­ti­ve », qui « sont morts pour la liber­té de pro­fes­ser leur pro­pre foi, une pro­fes­sion de foi qui ne peut être impo­sée par aucu­ne État mais qui ne peut en revan­che être fai­te qu’avec la grâ­ce de Dieu, dans la liber­té de con­scien­ce ».

Et donc, voi­ci que ce livre de Murray qui a eu un tel impact avant et pen­dant le Concile res­sort aujourd’hui en Italie, com­me par hasard en même temps que l’entrée à la Maison Blanche du second pré­si­dent catho­li­que des États-Unis, Joe Biden :

> John Courtney Murray, “Noi cre­dia­mo in que­ste veri­tà. Riflessioni cat­to­li­che sul ‘prin­ci­pio ame­ri­ca­no’”, Morcelliana, Brescia, 2021.

La pré­fa­ce de cet­te réé­di­tion du livre, diri­gée par Stefano Ceccanti – pro­fes­seur de droit public com­pa­ré à l’Université « La Sapienza » de Rome et dépu­té du par­ti démo­cra­te, après avoir été dans sa jeu­nes­se pré­si­dent des uni­ver­si­tai­res catho­li­ques -, a été repro­dui­te inté­gra­le­ment dans « L’Osservatore Romano » ce 20 jan­vier, à l’heure même de la pre­sta­tion de ser­ment de Joe Biden :

> Noi cre­dia­mo in que­ste veri­tà

*

Tout va donc pour le mieux dans le meil­leur des mon­des entre l’Église catho­li­que et le nou­veau pré­si­dent amé­ri­cain, dans le noble sil­la­ge de Murray et de « Dignitis huma­nae » ?

Certainement pas.  Parce qu’avec Biden, on s’aperçoit une fois enco­re que le pro­blè­me n’est pas seu­le­ment celui de la liber­té reli­gieu­se mais bien celui de quoi fai­re avec cet­te liber­té.

Le ton des deux prin­ci­pa­les auto­ri­tés de l’Église qui ont salué l’entrée de Biden à la Maison Blanche illu­stre bien que cet­te con­tro­ver­se est bien réel­le et qu’elle est très loin d’être réso­lue : cel­le du Pape François et cel­le du pré­si­dent de la Conférence épi­sco­pa­le des États-Unis, l’archevêque de Los Angeles José Horacio Gómez.

Le Pape François s’est bor­né à appe­ler briè­ve­ment le nou­veau pré­si­dent à con­strui­re « une socié­té carac­té­ri­sée par une justi­ce et une liber­té authen­ti­que, ain­si qu’à l’inévitable respect pour les droi­ts et la digni­té de cha­que per­son­ne, par­ti­cu­liè­re­ment des pau­vres, des per­son­nes vul­né­ra­bles et de ceux qui n’ont pas de voix ».

L’archevêque Gómez, en revan­che, dans un mes­sa­ge beau­coup plus long et arti­cu­lé publié en anglais et en espa­gnol, après avoir recon­nu la foi catho­li­que sin­cè­re du nou­veau pré­si­dent et son enga­ge­ment con­stant « pour le pri­mat évan­gé­li­que pour les pau­vres », a pour­sui­vi de la sor­te :

« En tant que pasteurs, les évê­ques de cet­te nation ont reçu le man­dat de pro­cla­mer l’Évangile dans tou­te sa véri­té et dans tou­te sa for­ce, à temps et à contre-temps, même quand cet ensei­gne­ment nous déran­ge ou quand la véri­té de l’Évangile est con­trai­re à la ten­dan­ce qui pré­vaut dans la socié­té et dans notre cul­tu­re.  C’est pour quoi il m’est impos­si­ble de ne pas sou­li­gner que notre nou­veau pré­si­dent a pris l’engagement de pour­sui­vre cer­tai­nes poli­ti­ques qui impli­que­ra­ient des maux moraux et qui mena­ce­ra­ient la vie et la digni­té humai­ne, de maniè­re par­ti­cu­liè­re­ment gra­ve dans les domai­nes de l’avortement, de la con­tra­cep­tion du maria­ge et du gen­re.  Notre préoc­cu­pa­tion pro­fon­de, c’est la liber­té de l’Église et la liber­té des croyan­ts de vivre selon leurs con­scien­ces ».

Et enco­re :

« Pour les évê­ques de cet­te nation, cet­te inju­sti­ce per­ma­nen­te qu’est l’avortement demeu­re la ‘prio­ri­té prin­ci­pa­le’.  Principale ne signi­fie pas ‘la seu­le’.  Nous som­mes pro­fon­dé­ment inquie­ts des nom­breu­ses mena­ces con­tre la vie et la digni­té dans notre socié­té.  Mais com­me le Pape François nous l’enseigne, nous ne pou­vons pas rester silen­cieux quand pre­sque un mil­lion de vies non nées sont jetées dans notre pays année après année avec l’avortement ».

Dans sa con­clu­sion, Mgr Gómez a décla­ré espé­rer que « le nou­veau pré­si­dent et son admi­ni­stra­tion tra­vail­le­ront avec l’Église et les autres hom­mes de bon­ne volon­té » pour « affron­ter les fac­teurs cul­tu­rels et éco­no­mi­ques com­ple­xes qui mènent à l’avortement » et pour « met­tre en œuvre une poli­ti­que cohé­ren­te de la famil­le », dans le « plein respect de la liber­té reli­gieu­se de l’Église ».

Mais peu après la publi­ca­tion de ce mes­sa­ge, des voix se sont éle­vées en pro­te­sta­tion, cel­les de deux car­di­naux issus de la fac­tion – enco­re mino­ri­tai­re chez les évê­ques amé­ri­cains – la plus pro­che du Pape François et du par­ti démo­cra­te, l’archevêque de Chicago Blase J. Cupich et l’archevêque de Newark Joseph W. Tobin, com­plè­te­ment oppo­sés à enga­ger la Conférence épi­sco­pa­le dans une con­te­sta­tion « pro-life » systé­ma­ti­que de la poli­ti­que de Biden.

Il s’agit d’une diver­gen­ce qui a com­men­cé il y a des années, sur­tout depuis la pro­mo­tion de Cupich à Chicago en 2014, et qui s’est mani­fe­stée entre autre par la con­tro­ver­se quant à savoir s’il fal­lait ou non don­ner la com­mu­nion eucha­ri­sti­que à un hom­me poli­ti­que catho­li­que fai­sant la pro­mo­tion de poli­ti­ques pro-avortement, com­me le fait juste­ment le nou­veau pré­si­dent, une con­tro­ver­se dont Settimo Cielo a ren­du comp­te dans un arti­cle pré­cé­dent.

Quant au Pape François, il est lui aus­si visi­ble­ment dans le camp de ceux qui pré­fè­rent le silen­ce à la con­te­sta­tion, à l’opposé de son pré­dé­ces­seur Benoît XVI qui, le 18 février 2009, après avoir reçu au Vatican la catho­li­que Nancy Pelosi, du par­ti démo­cra­te, qui était déjà à l’époque pré­si­den­te de la cham­bre des repré­sen­tan­ts des États-Unis et elle aus­si pro-avortement, fit publier ce com­mu­ni­qué sévè­re :

« Le pape a pro­fi­té de l’oc­ca­sion pour sou­li­gner que la loi mora­le natu­rel­le et l’enseignement con­stant de l’Eglise sur la digni­té de la vie humai­ne de la con­cep­tion à la mort natu­rel­le impo­sent à tous les catho­li­ques – notam­ment aux légi­sla­teurs, aux juri­stes et aux respon­sa­bles du bien com­mun de la socié­té – de coo­pé­rer avec tous les hom­mes et fem­mes de bon­ne volon­té pour met­tre en pla­ce un cadre juri­di­que juste, visant à pro­té­ger la vie humai­ne à tou­tes ses pha­ses. »

Le 21 jan­vier der­nier, Nancy Pelosi a réaf­fir­mé ses posi­tions, en sou­te­nant que ceux qui ava­ient voté pour Donald Trump par­ce qu’il était oppo­sé à l’avortement en réa­li­té « were wil­ling to sell the who­le demo­cra­cy down the river for that one issue. »

La répli­que de Salvatore Cordileone, arche­vê­que de San Francisco, le dio­cè­se de Mme Pelosi n’a pas tar­dé : « No Catholic in good con­scien­ce can favor abor­tion. Our land is soa­ked with the blood of the inno­cent, and it must stop. »

Un jour plus tard, une autre alter­ca­tion a eu lieu entre Biden lui-même et le chef de la com­mis­sion « pro-life » de la Conférence épi­sco­pa­le, l’archevêque de Kansas City Joseph Naumann, à la sui­te d’une décla­ra­tion du nou­veau pré­si­dent et de sa vice-présidente Kamala Harris en faveur de l’avortement légal, à l’occasion de l’anniversaire du juge­ment Roe vs Wade.

Pas un mot, dans l’Osservatore Romano, des inter­ven­tions de Mgr Gómez et de Mgr Naumann.

En bref, la dispu­te se pour­suit.  Liberté reli­gieu­se, oui, mais pour fai­re quoi ?

*

À la fin de sa pré­fa­ce de la nou­vel­le édi­tion ita­lien­ne du livre de John Courtney Murray, le pro­fes­seur Stefano Ceccanti écrit :

« En 2010, une vive polé­mi­que s’est déclen­chée sur le blog de Sandro Magister entre l’archevêque de Denver de l’époque, Charles Chaput (qui devien­dra ensui­te l’un des cri­ti­ques les plus intran­si­gean­ts du Pape François dans l’épiscopat amé­ri­cains) et le socio­lo­gue Luca Diotallevi, à pro­pos du célè­bre discours de Kennedy de 1960, inspi­ré par Murray.  Selon Mgr Chaput, Kennedy aurait accep­té une postu­re de sépa­ra­tion hosti­le au fait reli­gieux tan­dis que pour Diotallevi, le futur pré­si­dent aurait en revan­che sui­vi la ligne de Murray, en avan­ce sur la décla­ra­tion con­ci­liai­re ‘Dignitatis huma­nae’ qui allait sui­vre.  En débat emblé­ma­ti­que des lignes de frac­tu­re du catho­li­ci­sme amé­ri­cain. »

Le discours de Kennedy à l’origine de la dispu­te, pro­non­cé à Houston le 12 sep­tem­bre 1960 :

> Transcript: JFK’s Speech on His Religion

Exactement cin­quan­te ans plus tard, la cri­ti­que sévè­re de l’archevêque Chaput de ce discours de Kennedy :

> La doc­tri­ne du catho­li­que Kennedy? À oublier (2.3.2010)

Et la série d’échanges entre Diotallevi et Chaput, avec Murray à l’arrière-plan :

> Il faut sau­ver le catho­li­que Kennedy. Une répon­se à Mgr Chaput (11.4.2010)

> Affaire Kennedy. L’évêque reca­le le pro­fes­seur (21.4.2010)

Luca Diotallevi ensei­gne la socio­lo­gie à l’Université de Rome Trois, il a été senior fel­low au Center for the Study of World Religions de la Harvard Divinity School et figu­rait par­mi les experts les plus écou­tés de la Conférence épi­sco­pa­le ita­lien­ne, pen­dant les années de pré­si­den­ce des car­di­naux Camillo Ruini et Angelo Bagnasco.

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

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Date de publication: 25/01/2021