Jésuites contre Focolari. La béatification de Chiara Lubich remise en question

Depuis que le car­di­nal Giovanni Angelo Becciu, un foco­la­ri de lon­gue date, se trou­ve à la tête de la con­gré­ga­tion vati­ca­ne pour la cau­se des sain­ts, il se dit de plus en plus que l’idée de la béa­ti­fi­ca­tion de Chiara Lubich, qui a été la fon­da­tri­ce et la respon­sa­ble du mou­ve­ment des Focolari du début jusqu’à sa mort, devien­dra bien­tôt réa­li­té.

Ou pas. En effet, il ne faut pas sous-évaluer les oppo­si­tions à sa béa­ti­fi­ca­tion.  Le fer de lan­ce de cet­te oppo­si­tion se trou­ve dans la Compagnie de Jésus, celle-là même à laquel­le appar­tient le Pape François, et notam­ment en la per­son­ne d’un car­di­nal haut pla­cé dont l’influence con­ti­nue à s’étendre post-mortem, le car­di­nal Carlo Maria Martini qui a été pra­ti­que­ment con­tem­po­rain de Chiara Lubich.

Ou enco­re Jean-Marie Hennaux, lui aus­si jésui­te, pro­fes­seur à la facul­té de théo­lo­gie de la Compagnie de Jésus à Bruxelles et auteur de la cri­ti­que la plus cin­glan­te publiée à ce jour de la pen­sée théo­lo­gi­que de Chiara Lubich, qui selon lui se trou­ve con­den­sée au début de l’un de ses tex­tes dac­ty­lo­gra­phiés datant de 1950 :

« Chaque âme des Focolari doit être une expres­sion de moi et rien d’autre. Ma Parole con­tient tou­tes cel­les des foco­la­ri­nes et des foco­la­ri­ni. Je les syn­thé­ti­se tous. Lorsque j’apparais ain­si, ils doi­vent donc se lais­ser géné­rer par moi, com­mu­nier avec moi. Moi aus­si, com­me Jésus, je dois leur dire: ‘Celui qui man­ge ma chair…’ »

En décem­bre 2014, le Père Hennaux remet­tait sa réfu­ta­tion de la théo­lo­gie de Mme Lubich à l’évêque de Frascati, Mgr Raffaello Martinelli, qui la lui avait deman­dée peu avant de lan­cer offi­ciel­le­ment le pro­cès en béa­ti­fi­ca­tion de la fon­da­tri­ce des Focolari, le 27 jan­vier 2015, à la cathé­dra­le de ce dio­cè­se adja­cent de Rome où se trou­ve la mai­son géné­ra­li­ce du mou­ve­ment.

Cet ouvra­ge, édi­té chez Mols, a été publié en fra­nçais et en ita­lien – sous for­me d’e‑book – et s’intitule « De l’emprise à la liber­té.  Dérives sec­tai­res au sein de l’Église.  Témoignages et réfle­xions ».

Mais der­riè­re tout cela, cel­le qui a tiré les ficel­les au cours de la phra­se pré­pa­ra­toi­re du livre, c’est l’italienne Renata Patti, une dame qui a rejoint le mou­ve­ment des Focolari à l’âge de 10 ans et qui en est sor­tie à 50 ans.   Elle a tra­vail­lé pen­dant 22 ans à Bruxelles dans les Institutions euro­péen­nes avant d’être elle-même élè­ve de la Faculté théo­lo­gi­que de la Compagnie de Jésus en Belgique.

Renata Patti a retran­scrit sa vie à l’intérieur du mou­ve­ment des Focolari jusqu’à sa sor­tie dans un long mémoi­re publié en 2012 sous son nom.  Celui-ci con­tient des anne­xes très inté­res­san­tes, dont le fameux docu­ment dac­ty­lo­gra­phié en 1950 par Chiara Lubich.

Mais ce qui mar­que le plus à la lec­tu­re de ce livre, c’est le cha­pi­tre dans lequel elle rela­te ses deux ren­con­tres avec le car­di­nal Martini la der­niè­re année de sa vie, en 2012. Deux ren­con­tres d’une durée de 50 minu­tes cha­cu­ne.

Au cours de la pre­miè­re d’entre elles, la con­ver­sa­tion por­te sur un livre de 2007 du fra­nçais Olivier Le Gendre inti­tu­lé « Confession d‘un car­di­nal », tra­duit en plu­sieurs lan­gues, qui recueil­le les con­fi­den­ces d’un car­di­nal dont le nom n’est pas cité mais que Martini décla­re bien s’imaginer, en plus de par­ta­ger sa pen­sée.

Une pen­sée qui est pré­ci­sé­ment très cri­ti­que des « déri­ves sec­tai­res » des mou­ve­men­ts. Avec ce com­men­tai­re de Martini : « Jean-Paul II a exa­gé­ré avec les mou­ve­men­ts… Et puis l’évêque du mon­de n’existe pas, c’est l’évêque de Rome qui exi­ste… L’Église n’a jamais eu un avis tran­ché: un peu avec les mou­ve­men­ts et un peu non. Mais l’Église n’a pas la for­ce… »

Patti: « Mais alors, émi­nen­ce, il faut vrai­ment pleu­rer sur notre Église… »

Martini: « Non. Ça pas­se­ra, ça pas­se­ra! ».

Patti: “Ça pas­se­ra!… Et Benoît XVI? ».

Martini: « Lui aus­si pas­se­ra. Je l’ai vu en avril [2011]. J’ai vu un hom­me âgé et fati­gué. J’espère qu’il démis­sion­ne­ra pro­chai­ne­ment. Ainsi, nous en aurons fini avec le Secrétariat d’État et le Secrétaire d’État ».

Patti: « Et ensui­te, émi­nen­ce? ».

Martini: « Ensuite, il y aura un con­cla­ve qui choi­si­ra. Peut-être [Angelo] Scola ».

Patti: « Il me sem­ble que Scola est lié à un mou­ve­ment ».

Martini: « Oui, Communion et libé­ra­tion. Il l’avait quit­té, mais, dans son cœur, il y est tou­jours resté ».

Voilà pour l’entretien du 7 jan­vier 2012. Quant à l’entretien du 12 mars sui­vant, il por­tait sur le mémoi­re de Renata Patti que le car­di­nal avait lu et il décla­re : « Je ne savais pas que le mou­ve­ment des Focolari était aus­si rigi­de, un peu com­me l’Opus Dei. »

Patti: « Éminence, ces cho­ses ne se savent pas, elles sont trop cachées… Chiara [Lubich] a tou­jours vou­lu fai­re bon­ne figu­re avec la hié­rar­chie ».

Martini: « Mais le pape doit le savoir ! C’est vrai qu’il y a des mem­bres fémi­nins des Focolari dans tous les secré­ta­ria­ts des dica­stè­res du Vatican et même la famil­le du pape comp­te deux fem­mes laï­ques mem­bres de Communion et libé­ra­tion. Dans les ambas­sa­des vati­ca­nes, dans les non­cia­tu­res, il y a des mem­bres fémi­nins des Focolari, vous n’arriverez jamais au pape. Mais, moi, l’année der­niè­re, j’ai réus­si à avoir des con­tac­ts, direc­ts, avec lui deux fois. J’écrirai une let­tre au pape à pro­pos des mou­ve­men­ts! ».

Patti: « Éminence, vous me pro­cu­rez une joie immen­se! ».

Martini: « Oui, mais je ne le fais pas seul: en avril, avec quel­ques évê­ques nous irons en Suisse – ain­si, eux aus­si seront plus libres –, nous réflé­chi­rons sur les Mouvements et nous écri­rons au pape! ».

Et, de fait, le car­di­nal Martini se ren­dra en Suisse au mois d’avril suviant mais sans mener à bien cet­te idée de let­tre. En gui­se de con­so­la­tion, au ter­me de col­lo­que, le car­di­nal est infor­mé du livre à plu­sieurs voix qui est en train de pren­dre for­me et il en encou­ra­ge vive­ment la publi­ca­tion.  Et en effet, son secré­tai­re per­son­nel, don Damiano Modena, se ren­dra deux fois en Belgique pour assi­ster aux réu­nions pré­pa­ra­toi­res et figu­re­ra ensui­te par­mi les auteurs de l’ouvrage.

Aujourd’hui, le car­di­nal Martini n’est plus là. Mais c’est l’un de ses con­frè­res qui est pape, Jorge Mario Bergoglio.  Et ce der­nier a deux car­di­naux qui sont mem­bres des Focolari, l’italien Becciu et le bré­si­lien João Braz de Aviz, respec­ti­ve­ment à la tête des dica­stè­res pour la cau­se des sain­ts et pour les insti­tu­ts de vie con­sa­crée.  Mais, en tant que jésui­te, il n’est pas exclu que le Pape par­ta­ge les réser­ves expri­mées par l’influente « La Civiltà Cattolica » en 2005, sous la plu­me d’un autre de ses con­frè­res, le Père Giuseppe De Rosa, avec en pri­me une pique con­tre les évê­ques – et car­di­naux – qui épou­sent le mou­ve­ment des Focolari :

« Le fait que des prê­tres, et sur­tout des évê­ques, devien­nent ‘amis’ du mou­ve­ment susci­te la per­ple­xi­té, par­ce qu’en face de leurs fidè­les, les évê­ques et les prê­tres ne doi­vent pas, ni même sem­bler, pren­dre par­ti, c’est-à-dire être favo­ra­bles à un mou­ve­ment ecclé­sial plu­tôt qu’à un autre… jusqu’à aller à le pri­vi­lé­gier par rap­port à d’autres com­po­san­tes de l’Église et à le con­si­dé­rer com­me étant le seul à être spi­ri­tuel­le­ment et pasto­ra­le­ment vali­de. »

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

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Date de publication: 8/11/2018