Le langage du Pape François a déjà fait l’objet de nombreuses analyses qui s’accordent pour lui reconnaître une grande efficacité dans sa communication. Il y a cependant ces deux qualificatifs dont il affuble souvent ses adversaires au sein de l’Église mais qui restent incompréhensibles au plus grand nombre : « gnostique » et « pélagien ».
Mais ce n’est pas tout. Même les rares personnes qui connaissent le sens premier de ces deux qualificatif trouvent que bien souvent Jorge Mario Bergoglio les utilise à contre-emploi.
L’exemple le plus flagrant se trouve dans le livre-entretien avec le sociologue français Dominique Wolton où il va jusqu’à traiter de « pélagien » Blaise Pascal, le mathématicien, philosophe et homme de foi du dix-septième siècle qui était exactement aux antipodes et qui avait rédigé ce chef‑d’œuvre que sont « Les Provinciales » précisément pour démasquer le pélagianisme, bien réel celui-là, de tant de jésuites de son époque.
Dans le document programmatique de son pontificat l’exhortation « Evangelii gaudium », François a consacré un paragraphe entier, le 94, à ce que ces deux qualificatifs signifient pour lui.
Mais par la suite, il les a toujours employés de façon si désinvolte et à contre-emploi que même la Congrégation pour la doctrine de la foi – dans la récente lettre « Placuit Deo » aux évêques – a dû remettre un peu d’ordre en la matière en expliquant en quoi consistaient réellement les deux « déviations » présentes aujourd’hui dans l’Église « qui ressemblent à certains égards à deux hérésies antiques : le pélagianisme et le gnosticisme ».
Mais à nouveau sans impact notable sur le vocabulaire du Pape Bergoglio qui ne cite jamais les noms de ceux qu’il vise par ses invectives mais qui laisse chacun les deviner, comme par exemple le cardinal Robert Sarah qu’il a également à une occasion accusé à mots couverts de « gnosticisme » et à une autre reprise « pélagianisme », de la même manière – complètement injustifiée et infondée – qu’il l’avait fait pour Pascal.
Dans l’article qui suit, un théologien américain essaye de clarifier l’usage de l’un de ces deux termes, le « gnosticisme ». Il s’agit du P. Thomas G. Weinandy, bien connu des lecteurs de Settimo Cielo qui ont pu apprécier la lettre ouverte qu’il avait adressée au Pape François l’été dernier. Il est membre de la Commission théologique internationale intégrée à la Congrégation pour la doctrine de la foi.
Le P. Weinandy montre comment la controverse sur le « néo-gnosticisme » n’est en rien marginale parce qu’elle affecte la transition en cours dans l’Église catholique, une transition lancée par le Pape François, et que certains critiquent et craignent tandis que d’autres la soutiennent avec ardeur.
Cet article est paru le 7 juin sur le site américain « The Catholic Thing » et a été intégralement traduite ci-dessous.
Le Gnosticisme aujourd’hui
par Thomas G. Weinandy, OFM, Cap.
On discute aujourd’hui beaucoup de la présence d’un nouveau gnosticisme au sein de l’Église catholique. On a écrit certaines choses intéressantes mais la plupart de ce qui a été décrit comme une réminiscence de cette hérésie n’a pas grand-chose à voir avec son ancêtre. De plus, les accusations de gnosticisme qui planent sur certains courants au sein du catholicisme contemporain ne se justifient généralement pas. Afin de clarifier cette discussion sur le néo-gnosticisme, il faut d’abord bien comprendre son ancienne forme.
Le gnosticisme antique se présentait sous différentes formes et expressions souvent alambiquées mais qui se distinguaient par certains principes essentiels :
- Premièrement, le gnosticisme implique un dualisme radical : la « matière » est la source de tous les maux et « l’esprit » est l’origine divine de tout ce qui est bon.
- Deuxièmement, les êtres humains se composent à la fois de matière (le corps) et d’esprit (qui lui permet d’accéder au divin).
- Troisièmement, le « salut » consiste à obtenir la connaissance véritable (gnosis), une illumination qui permet de s’élever du monde matériel mauvais vers le royaume spirituel, et enfin d’entrer en communion avec la divinité suprême et immatérielle.
- Quatrièmement, plusieurs « rédempteurs gnostiques » ont existé, chacun d’entre eux prétendant posséder une telle connaissance et permettre d’accéder à cette illumination « salvifique ».
À la lumière de ce qui précède, les humains se divisent en trois catégories : 1) les sarkiques ou les charnels qui sont prisonniers du monde matériel ou corporel du mal et qui sont incapables de recevoir la « connaissance salvifique » ; 2) les psychiques ou pneumatiques qui sont partiellement confinés dans le monde charnel et partiellement initiés dans le domaine spirituel. (Dans le « gnosticisme chrétien », ce sont ceux qui vivent simplement de la « foi » parce qu’il ne possèdent pas la connaissance divine en plénitude. Ils ne sont pas complètement illuminés et doivent donc se fier à ce qu’ils « croient ») ; 3) finalement, certaines personnes sont capables d’atteindre l’illumination complète, ce sont les gnostiques, parce qu’ils possèdent la connaissance divine en plénitude. Grâce à leur connaissance rédemptrice, ils sont capables de s’extraire complètement du monde matériel et de s’élever vers le divin.
Ils vivent et sont sauvés non pas par la « foi » mais par la « connaissance ».
Par rapport à l’ancien gnosticisme, ce que l’on qualifie aujourd’hui de néo-gnosticisme au sein du catholicisme contemporain semble confus et ambigu, et l’est également à mauvais escient. On accuse certains catholiques de néo-gnosticisme sous prétexte qu’ils croient pouvoir être sauvés en adhérant à des « doctrines » inflexibles et sans vie et en observant un « code moral » rigide et impitoyable. Ils prétendent « connaître la vérité et tiennent à ce qu’on s’y tienne et surtout qu’on y obéisse. Ces « catholique néo-gnostiques » seraient soi-disant fermés au souffle rafraîchissant de l’Esprit au sein de l’Église contemporaine. Ce dernier étant souvent qualifié de « nouveau paradigme ».
Naturellement, nous connaissons tous des catholiques qui se considèrent comme supérieurs aux autres et qui se targuent d’une connaissance théologique supérieure des dogmes ou de la morale pour taxer les autres de laxisme. Il n’y a rien de nouveau dans une telle attitude de donneur de leçons. Leur supériorité coupable, cependant, tombe clairement dans la catégorie de l’orgueil et n’est pas en elle-même une forme de gnosticisme.
On ne pourrait à juste titre qualifier cela de néo-gnosticisme que si ces personnes ainsi pointées du doigt se mettaient à proposer une « nouvelle connaissance salvifique », une nouvelle illumination qui différerait de l’Écriture telle qu’on la comprend traditionnellement et de ce qu’enseigne la tradition vivante du magistère.
On ne peut pas porter cette accusation contre des « doctrines » qui, bien loin d’être des vérités sans vie et abstraites, sont les merveilleuses expressions des réalités qui sont au cœur de la foi catholique – la Trinité, l’Incarnation, le Saint-Esprit, la présence réelle et substantielle du Christ dans l’Eucharistie, la loi d’amour de Jésus pour Dieu et pour le prochain reflétée dans les Dix commandement, etc. Ces « doctrines » définissent ce qu’était l’Église et ce qu’elle sera toujours. Ce sont ces doctrines qui font qu’elle est une, sainte, catholique et apostolique.
De plus, ces doctrines et ces commandements ne sont pas une sorte de manière de vivre ésotérique qui asservirait la personne à des lois irrationnelles et impitoyables qui lui serait imposées de l’extérieur par une autorité tyrannique. Au contraire, ce sont les « commandements » que Dieu, dans son amour miséricordieux, a donné à l’humanité pour nous assurer d’une vie sainte et à sa ressemblance.
Jésus, le Fils incarné du Père, nous a révélé encore davantage la manière de vivre que nous devons vivre dans l’attente du royaume. Dans Dieu nous dit ce que nous ne devons jamais faire, il nous protège du mal, ce mal qui peut détruire nos vies humaines – des vies qu’il a créées à son image et à sa ressemblance.
Jésus nous a sauvé des ravages du péché par sa passion, sa mort et sa résurrection et il a répondu son Esprit-Saint précisément pour nous permettre de vivre des vies véritablement humaines. Promouvoir cette façon de vivre, ce n’est pas proposer une nouvelle connaissance rédemptrice. Dans le gnosticisme antique, les hommes de foi – évêques, prêtres, théologiens et laïcs – étaient qualifiés de spirituels. Les gnostiques les considéraient avec dédain justement parce qu’ils ne pouvaient pas se prévaloir d’une « connaissance » unique ou ésotérique et qu’ils sont donc forcés de vivre en croyant à la révélation de Dieu telle qu’elle est transmise par l’Église.
Ceux qui accusent par erreur les autres de néo-gnosticisme éprouvent – quand ils sont confrontés aux aspects concrets des questions morales et doctrinales de la vie réelle – le besoin de chercher ce que Dieu attend d’eux, personnellement. Les gens sont encouragés à discerner, eux-mêmes, la meilleure façon d’agir, étant donné le dilemme moral devant lequel il se trouvent dans leur propre contexte existentiel – ce qu’ils sont capables de faire à ce moment bien précis. De cette façon, c’est la propre conscience de l’individu, sa communion personnelle avec le divin, qui va déterminer les exigences morales dans les circonstances individuelles et personnelle. Ce qu’enseigne l’Écriture, ce que Jésus a dit, ce que l’Église transmet dans sa tradition magistérielle vivante est supplanté par une « connaissance » plus élevée, une « illumination » supérieure.
S’il y a bien un nouveau paradigme gnostique dans l’Église d’aujourd’hui, c’est là qu’il faudrait le trouver. Proposer ce nouveau paradigme revient à affirmer d’être véritablement « dans le secret des Dieux », de disposer d’un accès privilégié à ce que Dieu nous dit en tant qu’individus ici et maintenant même si cela dépasse ou contredit ce qu’Il a révélé à tous les hommes dans l’Écriture et la tradition.
La moindre des choses c’est qu’aucun de ceux qui se prévalent de cette connaissance ne traitent de néo-gnostiques ceux qui vivent simplement de leur « foi » dans la révélation de Dieu telle qu’elle est transmise par la tradition de l’Église.
J’espère que tout cela clarifiera un peu la discussion actuelle au sein de l’Église à propos du gnosticisme « catholique » en le replaçant dans son contexte historique correct. On ne peut pas utiliser le qualificatif de gnosticisme pour désigner ces fidèles « non-illuminés » qui cherchent tout simplement à agir, avec l’aide de la grâce de Dieu, comme l’enseignement divinement inspiré de l’Église les appellent à le faire.
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Sandro Magister est le vaticaniste émérite de l’hebdomadaire L’Espresso.
Tous les articles de son blog Settimo Cielo sont disponibles sur ce site en langue française.
Ainsi que l’index complet de tous les articles français de www.chiesa, son blog précédent.