François et le grand ayatollah chiite dialoguant des droits humains et de la liberté de religion…  Seulement un rêve ?

Ce jeu­di 4 février après-midi, le pape François était phy­si­que­ment à Rome mais vir­tuel­le­ment à Abou Dhabi, aux Émirats ara­bes unis, pour célé­brer en live strea­ming la pre­miè­re Journée inter­na­tio­na­le de la fra­ter­ni­té humai­ne orga­ni­sée par les Nations Unies, en com­pa­gnie de son hôte, le Sheikh Mohammed Ben Zayed, du grand imam d’Al-Azhar Ahmed Al-Tayyeb et du Secrétaire géné­ral de l’ONU Antonio Guterres.

Au cours de cet­te célé­bra­tion, on a décer­né pour la pre­miè­re fois le Prix Zayed pour la fra­ter­ni­té humai­ne, à Guterres lui-même et à l’activiste fra­nçai­se d’origine maro­cai­ne Latifa Ibn Zayatin, dont le fils Imad a été tué par un jeu­ne fana­ti­que en 2012.

Aussi bien cet­te jour­née et ce prix ont un anté­cé­dent et une sui­te.

L’antécédent, c’est le « Document sur la fra­ter­ni­té humai­ne pour la paix mon­dia­le et la coe­xi­sten­ce com­mu­ne » signé con­join­te­ment à Abou Dhabi le 4 février 2019 par le pape François et le grand imam d’Al-Azhar.

La sui­te, c’est la visi­te que François vou­drait effec­tuer en Irak dans moins d’un mois, du 5 au 8 mars.

C’est une visi­te que le Pape sou­hai­te de tou­tes ses for­ces.  Il l’a répé­té le 1er février dans une con­ver­sa­tion avec les jour­na­li­stes amé­ri­cains du Catholic News Service.  Il veut aller en Irak « même s’il doit pren­dre un avion de ligne ordi­nai­re », par­ce que l’important c’est que « ce peu­ple voie que le Pape est là, dans leur pays », peu impor­te qu’ils ne le voient que par écran inter­po­sé à cau­se des restric­tions de ras­sem­ble­ment liées au Covid.  Ce n’est qu’en cas de « nou­vel­le et gra­ve vague de con­ta­mi­na­tions » que le voya­ge pour­rait être repor­té.

François n’a pas évo­qué le risque d’attentat.  Évidemment, pour lui ce risque n’est pas suf­fi­sant que pour lui décon­seil­ler le voya­ge, mal­gré qu’au cours de ces der­niè­res semai­nes, les atten­ta­ts per­pé­trés par les isla­mi­stes se soient mul­ti­pliés en Irak, et aient cau­sé de nom­breu­ses vic­ti­mes.

Le plus ter­ri­ble de ces atten­ta­ts a fait 32 morts et plus de 100 bles­sés le 21 jan­vier sur une pla­ce bon­dée de Bagdad et a été reven­di­qué par Daesh, c’est-à-dire par cet État isla­mi­que auto­pro­cla­mé qui est pri­vé de ter­ri­toi­re depuis 2017 mais qui pour­suit la lut­te armée.

Outre cet atten­tat, Daesh a reven­di­qué 1.422 atten­ta­ts qui ont fait 2.748 vic­ti­mes au cours de l’année écou­lée, dont 19 rien que la der­niè­re semai­ne de jan­vier, ils ont fait 176 morts et bles­sés, prin­ci­pa­le­ment dans la zone située entre Bagdad et la fron­tiè­re avec l’Iran.

Ces der­niers jours, les auto­ri­tés ira­kien­nes ont décla­ré avoir tué plu­sieurs chefs de Daesh, dont Abou Yasser As-Issawi qui se qua­li­fiait de vice-calife et de « wali », c’est-à-dire de gou­ver­neur, de l’organisation ter­ro­ri­ste en Irak.

Et même la for­ma­tion anti-terroriste ira­kien­ne, appe­lée Popular Mobilization Forces, Ashd Al-Shaabi en ara­be, a per­du cinq hom­mes le 2 février dans un affron­te­ment armé con­tre des par­ti­sans de Daesh.

Cette for­ma­tion mili­tai­re a été créée en 2015–4 par une « fat­wa », un juge­ment, du grand aya­tol­lah Sayed ‘Ali al Hossaini al Sistani, la plus hau­te auto­ri­té spi­ri­tuel­le de l’islam chii­te en Irak, qui a exhor­té les jeu­nes ira­kiens à pren­dre les armes con­tre les isla­mi­stes fana­ti­ques de Daesh.  Constituée sur base volon­tai­re, cet­te for­ma­tion a ensui­te été inté­grée aux for­ces armées régu­liè­res en 2016.

Et c’est juste­ment la ren­con­tre avec le grand aya­tol­lah Al-Sistani (pho­to) qui con­sti­tue le prin­ci­pal objec­tif du voya­ge que François veut fai­re en Irak.

En par­ti­cu­lier, le Pape veut que le grand aya­tol­lah chii­te Al-Sistati appo­se lui-même sa signa­tu­re sur le docu­ment déjà signé en 2019 par lui, François, et par le grand imam sun­ni­te d’Al-Azhar, pour mon­trer au mon­de com­bien la « fra­ter­ni­té humai­ne » prê­chée par le chef de l’Église catho­li­que puis­se ras­sem­bler même les deux cou­ran­ts de l’Islam histo­ri­que­ment enne­mis.

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Cette ini­mi­tié remon­te aux ori­gi­nes de l’Islam.  À la mort de Mahomet, s’est ouver­te une guer­re de suc­ces­sion sur la que­stion de savoir qui allait pren­dre le com­man­de­ment de la com­mu­nau­té musul­ma­ne.  Pour les uns, le pou­voir devait être con­fié à un descen­dant du Prophète, c’étaient ceux du par­ti – la « shia » –  d’Ali, le mari de la fil­le de Mahomet, Fatima.  Pour les autres, le cali­fe devait être élu.

Ce sont ces der­niers qui ont triom­phé sur le champ de batail­le, ils furent par la sui­te appe­lés sun­ni­tes, ceux de la « sun­na », la tra­di­tion.  Mais depuis lors, les chii­tes ont tou­jours con­si­dé­ré le pou­voir cali­fal com­me usur­pé et illé­gi­ti­me.  Et ils ont lu leur pro­pre histoi­re com­me une histoi­re de pas­sion et de mar­ty­re, célé­brée cha­que année com­me un dra­me sacré col­lec­tif, le « Tazieh », les dix pre­miers jours du mois de Muharram.

Aujourd’hui, les chii­tes con­sti­tuent 15% des musul­mans dans le mon­de, soit 180 mil­lions dans une cen­tai­ne de pays.  En Iran, ils for­ment la quasi-totalité de la popu­la­tion et sont majo­ri­tai­res en Irak, avec les deux vil­les sain­tes de Kerbala et de Nadjaf.

À Nadjaf se trou­ve la tom­be d’Ali et c’est là que les aya­tol­la­hs les plus respec­tés ont étu­dié et ensei­gné pen­dant des siè­cles avant qu’avec l’avènement du régi­me théo­cra­ti­que de Khomeini, le prin­ci­pal cen­tre de for­ma­tion chii­te ne soit dépla­cé à Qom, en Iran.  Mais depuis le début des années 2000, le pro­jet de rame­ner le lieu prin­ci­pal à Nadjaf con­naît un nou­veau souf­fle que l’on doit pré­ci­sé­ment à l’instigation du grand aya­tol­lah Al-Sistani.

Al Sistani est né il y a 90 ans en Iran, dans un vil­la­ge aux alen­tours de Mashad.  À 5 ans, il con­nais­sait déjà le Coran tout entier par cœur, à 11 ans il est entré au sémi­nai­re et à 20 il a pour­sui­vi ses étu­des à Qom, en 1952 il a émi­gré à Nadjaf où il est deve­nu le disci­ple pré­fé­ré du grand aya­tol­lah Abu al-Qasim al-Khoei, qui a été pen­dant qua­ran­te ans la plus hau­te auto­ri­té mon­dia­le de l’islam chii­te.

Khoei est mort en 1992, après que Saddam Hussein l’ait pla­cé en rési­den­ce sur­veil­lée, Al-Sistani fut alors recon­nu com­me étant son suc­ces­seur.  Malgré qu’il ait lui aus­si été arrê­té et qu’on lui ait mis des bâtons dans les roues, après la chu­te du despo­te, il a pour­tant su fai­re refleu­rir les éco­les théo­lo­gi­ques chii­tes non seu­le­ment à Nadjaf mais éga­le­ment dans d’autres pays, grâ­ce aux dons de ses disci­ples à tra­vers le mon­de.

Mais Al-Sistani n’est pas seu­le­ment un grand entre­pre­neur de la for­ma­tion.  Il défen­dait – et défend tou­jours – une vision bien pré­ci­se, la même que cel­le de son maî­tre Khoei et de ses pré­dé­ces­seurs de ces deux der­niers siè­cles : une vision de type « quié­ti­ste » selon laquel­le le maî­tre ensei­gne la théo­lo­gie, le droit et la mora­le, deman­de que les prin­ci­pes de l’Islam soient respec­tés dans la vie publi­que, mais où il ne récla­me pas pour lui-même le pou­voir poli­ti­que et où il ne pré­tend pas exer­cer un con­trô­le sur ce der­nier.

C’est cet­te vision qui a tou­jours pré­va­lu à Nadjaf.  L’ayatollah ira­nien Khomeini, qui a vécu dans cet­te vil­le entre 1965 et 1978 et qui défen­dait une thè­se oppo­sée, était com­plè­te­ment iso­lé.

La thè­se de Khomeini, à laquel­le il don­na for­me en 1979 avec sa révo­lu­tion théo­cra­ti­que en Iran, était que « seu­le une bon­ne socié­té peut créer de bons croyan­ts ».  Et elle con­fé­rait aux clercs le pou­voir poli­ti­que néces­sai­re pour instau­rer la socié­té par­fai­te.

Khoei et Al-Sistani, au con­trai­re, sou­te­na­ient que « seuls de bons citoyens peu­vent créer une bon­ne socié­té ».  Et ils reje­ta­ient tou­te idée de théo­cra­tie.  La doc­tri­ne chii­te ensei­gnée à Nadjaf au cours des deux der­niers siè­cles a tou­jours fait la distinc­tion entre le champ poli­ti­que et celui de la reli­gion.  Si donc des tran­sgres­seurs de la tra­di­tion il y a eu, c’est plu­tôt du côté de Khomeini et de ses par­ti­sans en Iran qu’il faut les cher­cher.

Aujourd’hui, Al-Sistani vit reti­ré, il s’exprime rare­ment en public et fait pro­non­cer par d’autres ses ser­mons du ven­dre­di à la mosquée.  Il a subi en jan­vier une inter­ven­tion chi­rur­gi­ca­le pour une frac­tu­re du fémur à la sui­te d’une chu­te mais, grâ­ce à lui, Nadjaf con­naît une nou­vel­le nais­san­ce en tant que capi­ta­le spi­ri­tuel­le de l’Islam chii­te dans le mon­de entier.

Et c’est à Nadjaf, à 130 km au Sud de Bagdad, que le pape François veut se ren­dre en per­son­ne pour ren­con­trer Al-Sistani et ajou­ter sa signa­tu­re au docu­ment sur la « fra­ter­ni­té humai­ne ».

Depuis la tri­bu­ne de la prin­ci­pa­le mosquée de Nadjaf, ven­dre­di 29 jan­vier, l’imam Sadruddin Qabbanji, cer­tai­ne­ment inspi­ré par Al-Sistani, a déjà sou­hai­té la bien­ve­nue au pape de la part des chii­tes ira­kiens.

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Mais si, par­mi les pro­po­si­tions du pape François se trou­ve éga­le­ment cel­le de récon­ci­lier sun­ni­tes et chii­tes, et tous les deux avec les chré­tiens, un appel géné­ri­que tel que le docu­ment d’Abou Dhabi pour­rait bien rester let­tre mor­te.

Parce l’Europe elle-même a con­nu des guer­res de reli­gions san­glan­tes entre catho­li­ques et pro­te­stan­ts mais qu’elle en est sor­tie en se dotant d’abord d’un ordre inte­ré­ta­ti­que et ensui­te d’une pen­sée œcu­mé­ni­que libé­ra­le, suscep­ti­ble de gou­ver­ner paci­fi­que­ment la diver­si­té.

L’Islam en revan­che n’a pas enco­re éla­bo­ré d’œcuménisme simi­lai­re pour fai­re la paix entre sun­ni­tes et chii­tes dans un État de droit, et même au sein de l’Islam chii­te, la frac­tu­re entre la vision quié­ti­ste et la vision théo­cra­ti­que demeu­re.

Alors, pour­quoi donc ne pas repren­dre, peut-être même à l’initiative de la papau­té, le che­min de réfle­xion ouvert par Benoît XVI à par­tir de son célè­bre discours de Ratisbonne du 12 sep­tem­bre 2006, un che­min inter­rom­pu par la sui­te ?

Ce discours avait susci­té des réac­tions d’une viru­len­ce sans pré­cé­dent non seu­le­ment de la part du mon­de musul­man mais aus­si chez les catho­li­ques.  Ils sont pour­tant très peu à se rap­pe­ler que ce même sep­tem­bre 2006, des repré­sen­tan­ts d’Al-Sistani ava­ient ren­du par deux fois visi­te au secré­tai­re de la non­cia­tu­re vati­ca­ne à Bagdad de l’époque, Thomas Hlim Sbib, pour fai­re part à Benoît XVI de leur esti­me et de leur ami­tié à Benoît XVI et expri­mer le désir d’une ren­con­tre avec lui à Rome.

C’est éga­le­ment ce discours de Ratisbonne qui a don­né lieu en 2007 à la « Lettre des 138 » sages musul­mans adres­sée au pape Joseph Ratzinger pour ouvrir un che­min de réfle­xion non seu­le­ment entre Islam et chri­stia­ni­sme mais éga­le­ment au sein du mon­de musul­man.

Plus par­ti­cu­liè­re­ment, ce che­min de réfle­xion aurait pu juste­ment abor­der ces « véri­ta­bles con­quê­tes des Lumières » — ce sont les mots de Ratzinger – qui du côté chré­tien con­sti­tuent depuis long­temps des domai­nes de recher­che fruc­tueu­se, quoi­que « jamais ache­vées », tan­dis que dans le camp musul­man elles sont enco­re lar­ge­ment un tabou.

Pour mieux com­pren­dre la que­stion qui est un jeu, cela vaut la pei­ne de reli­re les paro­les cry­stal­li­nes de Benoît XVI après son voya­ge en Turquie de ce même dra­ma­ti­que autom­ne 2006.

Est-ce trop que de rêver que ces paro­les puis­sent ser­vir de tra­me au col­lo­que entre le pape François et le grand aya­tol­lah Al-Sistani ?

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Dans un dialogue à intensifier avec l’Islam

de Benoît XVI

Dans un dia­lo­gue à inten­si­fier avec l’Islam, nous devrons gar­der à l’e­sprit le fait que le mon­de musul­man se trou­ve aujour­d’­hui avec une gran­de urgen­ce face à une tâche très sem­bla­ble à cel­le qui fut impo­sée aux chré­tiens à par­tir du siè­cle des Lumières et à laquel­le le Concile Vatican II a appor­té des solu­tions con­crè­tes pour l’Église catho­li­que au ter­me d’u­ne lon­gue et dif­fi­ci­le recher­che. […]

D’une part, nous devons nous oppo­ser à la dic­ta­tu­re de la rai­son posi­ti­vi­ste, qui exclut Dieu de la vie de la com­mu­nau­té et de l’or­ga­ni­sa­tion publi­que, pri­vant ain­si l’hom­me de ses cri­tè­res spé­ci­fi­ques de mesu­re.

D’autre part, il est néces­sai­re d’ac­cueil­lir les véri­ta­bles con­quê­tes de la phi­lo­so­phie des Lumières, les droi­ts de l’hom­me et en par­ti­cu­lier la liber­té de la foi et de son exer­ci­ce, en y recon­nais­sant les élé­men­ts essen­tiels éga­le­ment pour l’au­then­ti­ci­té de la reli­gion. De même que dans la com­mu­nau­té chré­tien­ne, il y a eu une lon­gue recher­che sur la juste pla­ce de la foi face à ces con­vic­tions — une recher­che qui ne sera cer­tai­ne­ment jamais con­clue de façon défi­ni­ti­ve — ain­si, le mon­de musul­man éga­le­ment, avec sa tra­di­tion pro­pre, se trou­ve face au grand devoir de trou­ver les solu­tions adap­tées à cet égard.

Le con­te­nu du dia­lo­gue entre chré­tiens et musul­mans con­si­ste­ra en ce moment en par­ti­cu­lier à se ren­con­trer dans cet enga­ge­ment en vue de trou­ver les solu­tions appro­priées. Nous chré­tiens, nous sen­tons soli­dai­res de tous ceux qui, pré­ci­sé­ment sur la base de leur con­vic­tion reli­gieu­se de musul­mans, s’en­ga­gent con­tre la vio­len­ce et pour l’har­mo­nie entre foi et reli­gion, entre reli­gion et liber­té.

(Du discours à la Curie romai­ne du 22 décem­bre 2006)

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

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Date de publication: 8/02/2021