François, Al-Tayyeb, Al-Sistani. Le miracle de la triple entente

Si pour Benoît XVI, c’est la « diplo­ma­tie de la véri­té » qui comp­tait, pour François c’est la « Realpolitik » qui pré­vaut. Le chan­ge­ment de cap poli­ti­que et diplo­ma­ti­que est on ne peut plus net entre les deux der­niers pon­ti­fi­ca­ts, en par­ti­cu­lier dans les rap­ports avec la Chine et l’Islam. C’est ce que sou­li­gne Matteo Matzuzzi, rédac­teur en chef du quo­ti­dien ita­lien « Il Foglio » et vati­ca­ni­ste che­vron­né qui vient de publier un ouvra­ge sur la géo­po­li­ti­que du Vatican, inti­tu­lé « Il san­to rea­li­smo », édi­té par LUISS University Press.

En ce qui con­cer­ne la Chine, le chan­ge­ment de cap est sous nos yeux à tous. Celui avec l’Islam l’est moins. Mais c’est pré­ci­sé­ment sur ce ter­rain que les deux pon­ti­fi­ca­ts sui­vent des voies diver­gen­tes, pour ne pas dire oppo­sées, et que le livre de Matzuzzi recon­struit avec clar­té.

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En ce qui con­cer­ne Benoît XVI, on gar­de en mémoi­re l’incident de Ratisbonne, lor­sque sa cri­ti­que argu­men­tée du rap­port incer­tain dans l’islam entre la foi et la rai­son a déchaî­né une réac­tion furieu­se et vio­len­te dans le mon­de musul­man. Mais bien peu se sou­vien­nent que non seu­le­ment le Pape Benoît n’a pas recu­lé d’un pou­ce sur ce qu’il avait dit à l’époque mais que son discours du 12 sep­tem­bre 2006 avait per­mis l’émergence d’un dia­lo­gue d’une inten­si­té sans pré­cé­dent d’abord avec trente-huit et ensui­te avec cent-trente-huit per­son­na­li­tés musul­ma­nes fai­sant auto­ri­té, issues de nations et d’orientations diver­ses, aus­si bien sun­ni­tes que chii­tes.

Ce dia­lo­gue s’est con­cré­ti­sé dans de lon­gues let­tres au pape signées par ces sages et par la pre­miè­re visi­te au Vatican du roi d’Arabie Saoudite et gar­dien des lieux sain­ts de l’islam, ain­si que des émis­sai­res de la plus hau­te auto­ri­té chii­te hors d’Iran, le grand aya­tol­lah Sayyid Ali Husaini Al-Sistani. Tandis qu’à son tour, Benoît XVI, après un voya­ge en Turquie réus­si con­tre tou­te atten­te en novem­bre de cet­te même année 2006 – avec une priè­re silen­cieu­se dans la Mosquée bleue d’Istanbul -, en est venu, en dres­sant un bilan lors de son discours de fin d’année à la Curie romai­ne, à encou­ra­ger ouver­te­ment le mon­de musul­man à entre­pren­dre lui aus­si cet­te « lon­gue recher­che labo­rieu­se » dans laquel­le – disait-il – les chré­tiens sont déjà enga­gés depuis long­temps, c’est-à-dire « accueil­lir les véri­ta­bles con­quê­tes des Lumières, les droi­ts de l’homme et spé­cia­le­ment la liber­té de foi et de son exer­ci­ce, en recon­nais­sant en eux les élé­men­ts essen­tiels notam­ment pour l’authenticité de la reli­gion ».

En s’adressant au corps diplo­ma­ti­que, en jan­vier 2006, le pape Benoît n’avait pas hési­ter à recon­naî­tre dans le temps pré­sent le réel « risque de con­fli­ts de civi­li­sa­tions » auquel il fal­lait oppo­ser, disait-il, « l’engagement pour la véri­té », notam­ment « de la part des diplo­ma­ties », une véri­té que « ne peut être attein­te que dans la liber­té » et « dans laquel­le l’homme lui-même en tant que tel est en jeu, le bien et le mal, les grands défis de la vie et le rap­port avec Dieu ».

En s’en tenant à cet­te « diplo­ma­tie de la véri­té » sans jamais en dévier, Benoît XVI en a payé le prix. Le prix fort en 2011, quand une voi­tu­re pié­gée a explo­sé devant une égli­se rem­plie de fidè­les ras­sem­blés pour la mes­se à Alexandrie, en Égypte. Il y avait eu des dizai­nes de morts. Et le 2 jan­vier, à la fin de l’Angélus, le pape ne s’est pas tu. Pas plus que le grand imam d’Al-Azhar, Ahmed Al-Tayyeb, qui avait réa­gi à « l’ingérence » papa­le en suspen­dant tous les rap­ports avec le Saint-Siège, lui s’était à plu­sieurs repri­ses par le pas­sé décla­ré favo­ra­ble aux atten­ta­ts sui­ci­des en ter­ri­toi­re israé­lien.

Les rap­ports avec Al-Azhar n’avaient repris qu’en 2016, avec une embras­sa­de à Rome entre Al-Tayyeb et le pape François. Mais juste­ment, beau­coup de cho­ses ava­ient déjà chan­gé avec ce nou­veau pape.

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Entretemps, le dia­lo­gue pro­fond sur la foi et la rai­son avec les cent-trente-huit sages musul­mans avait tout de sui­te été inter­rom­pu. Parce que les ini­tia­ti­ves du pape François envers l’islam obéis­sa­ient à des cri­tè­res tota­le­ment dif­fé­ren­ts et bien plus prag­ma­ti­ques.

Son pre­mier geste, à grand ren­fort de jeû­ne péni­ten­tiel, fut l’offensive publi­que con­tre l’attaque occi­den­ta­le immi­nen­te con­tre la Syrie de Bachar Al-Assad. Les hié­rar­chies ortho­do­xes et catho­li­ques de ce pays éta­ient réso­lu­ment dans le camp du régi­me alaoui­te, qui fai­sait offi­ce de bou­clier con­tre l’hostilité d’autres ten­dan­ces isla­mi­ques. Mais l’initiative de François était à bien plus lar­ge spec­tre. Parmi ceux qui éta­ient oppo­sés à une inter­ven­tion mili­tai­re en Syrie, il y avait Vladimir Poutine. Et c’est ce qui avait inci­té le pape à écri­re au lea­der rus­se une lettre-appel, en gui­se de dra­peau blanc. Cette ini­tia­ti­ve avait atteint son but et à par­tir de ce moment, les rap­ports entre François et Poutine ont été au beau fixe, jusqu’à don­ner lieu, le 12 février 2016, à la ren­con­tre histo­ri­que à l’aéroport de La Havane entre le pape et le patriar­che de Moscou, Cyrille, avec la signa­tu­re con­join­te d’un docu­ment – sou­li­gne Matzuzzi – « qui n’avait pas grand-chose à voir avec le Vatican et sem­blait avoir été écrit au Kremlin ».

Cette volte-face pro-russe, plus enco­re que pro-syrienne, a con­duit à sacri­fier l’Église catho­li­que d’Ukraine, rat­ta­chée, y com­pris mili­tai­re­ment, à Moscou sur son ter­ri­toi­re. Mais au juge­ment de François, la balan­ce des inté­rê­ts pen­chait natu­rel­le­ment en faveur d’une enten­te avec Moscou.

Quant à l’islam, François a rapi­de­ment mon­tré qu’il enten­dait pour­sui­vre une « fra­ter­ni­té » inter­re­li­gieu­se géné­ri­que, même au prix de se tai­re sur les actes d’agression per­pé­trés au nom d’Allah, qu’il est même allé jusqu’à par­fois justi­fier.

Le 7 jan­vier 2015, à paris, des isla­mi­stes radi­caux mas­sa­crent des dizai­nes de jour­na­li­stes et de des­si­na­teurs de la revue saty­ri­que « Charlie Hebdo », accu­sés de tour­ner leur foi en déri­sion. Et huit jours plus tard, au cours de la con­fé­ren­ce de pres­se dans l’avion pen­dant le vol entre le Sri Lanka et Manille, le pape a fait ce com­men­tai­re tex­tuel, en mimant avec le poing ser­ré vers son major­do­me Alberto Gasbarri :

« C’est vrai que l’on peut réa­gir vio­lem­ment, mais si M. Gasbarri, un grand ami à moi, dit une gros­siè­re­té con­tre ma mère, il rece­vra un coup de poing! C’est nor­mal! C’est nor­mal! […] Beaucoup de per­son­nes par­lent mal des reli­gions, se moquent d’elles, disons qu’elles tran­sfor­ment en jouet la reli­gion des autres, ces per­son­nes pro­vo­quent et il peut arri­ver ce qui arri­ve si M. Gasbarri dit quel­que cho­se con­tre ma mère ».

Le 26 juil­let 2016, en France, nou­vel assas­si­nat au nom d’Allah, et un prê­tre âgé, Jacques Hamel, est déca­pi­té sur l’autel. Cinq jours plus tard, dans l’avion de retour de Cracovie, inter­ro­gé sur cet­te que­stion, voi­ci com­ment a répon­du François :

« Je n’aime pas par­ler de vio­len­ce isla­mi­que, car tous les jours, quand je feuil­let­te les jour­naux je vois des vio­len­ces, ici en Italie : celui qui tue sa fian­cée, un autre qui tue sa belle-mère… Et il s’agit de catho­li­ques bap­ti­sés vio­len­ts ! Ce sont des catho­li­ques vio­len­ts… […] Je crois qu’il n’est pas juste d’identifier l’islam avec la vio­len­ce. Cela n’est pas juste et cela n’est pas vrai ! J’ai eu un long dia­lo­gue avec le grand imam de l’université d’Al-Azhar et je sais ce qu’ils pen­sent : ils cher­chent la paix, la ren­con­tre. […] Le ter­ro­ri­sme gran­dit quand il n’y a pas d’autre option, quand au cen­tre de l’économie mon­dia­le il règne le dieu argent et non la per­son­ne, l’homme et la fem­me. Cela est un ter­ro­ri­sme de base con­tre tou­te l’humanité ».

Et effec­ti­ve­ment, le « long dia­lo­gue » cité par le pape avec le grand imam d’Al-Azhar avait bien eu lieu deux mois aupa­ra­vant, le 23 mai 2016, à Rome, en répa­ra­tion de la frac­tu­re qui avait eu lieu en 2011 avec Benoît XVI. Et cet­te nou­vel­le enten­te a con­nu au cours des années qui sui­vi­rent des déve­lop­pe­men­ts spec­ta­cu­lai­res, de la signa­tu­re con­join­te d’un docu­ment sur la « fra­ter­ni­té humai­ne » à Abou Dhabi aux Émirats Arabes Unis le 4 février 2019, à l’encyclique « Fratelli tut­ti » du 3 octo­bre 2020, que le pape a ouver­te­ment décla­ré avoir écrit « moti­vé de maniè­re par­ti­cu­liè­re par le grand imam ».

Toutefois, dans le même temps, il y a un régi­me musul­man avec lequel François entre en froid : la Turquie de Recep Tayyip Erdogan.

En effet, Erdogan était irri­té depuis l’initiative du pape en défen­se du régi­me syrien d’Al-Assad, son rival régio­nal. Et François en avait soi­gneu­se­ment tenu comp­te, en fai­sant pro­fil bas lors de sa visi­te en Turquie de novem­bre 2014.

Mais ensui­te, après avoir choi­si le grand imam d’Al-Azhar com­me son com­pa­gnon de rou­te, il aban­don­na Erdogan avec tou­tes les pré­cau­tions diplo­ma­ti­ques. Le 12 avril 2015, à la mes­se en mémoi­re du mar­ty­re du peu­ple armé­nien, François a pour la pre­miè­re fois dans la bou­che d’un pape dési­gné ce mar­ty­re com­me un véri­ta­ble « géno­ci­de » à pro­pre­ment par­ler, per­pé­tré par la Turquie cent ans aupa­ra­vant, « le pre­mier géno­ci­de du XXe siè­cle ».

Que n’avait-il fait là ! Les réac­tions cour­rou­cées n’ont pas tar­dé à fuser depuis la Turquie et d’Erdogan en per­son­ne. L’ambassadeur auprès du Saint-Siège a été rap­pe­lé à Ankara et ne revien­dra à Rome qu’un an plus tard. Mais François n’en démord pas. En 2016, il visi­te l’Arménie et dénon­ce à nou­veau le « géno­ci­de », en ajou­tant par-dessus le mar­ché – lors de la tra­di­tion­nel­le con­fé­ren­ce de pres­se sur le vol du retour » – n’avoir jamais eu d’autre mot pour dési­gner l’extermination des Arméniens, pen­dant tou­tes ses années pas­sées en Argentine.

Le 5 février 2018, à Rome, Erdogan est reçu en audien­ce par le pape François, et finis­sent par trou­ver un ter­rain d’entente anti-israélienne tem­po­rai­re en con­dam­nant la déci­sion de Donald Trump de dépla­cer l’ambassade amé­ri­cai­ne à Jérusalem, en tant que véri­ta­ble capi­ta­le de l’État hébreu. Mais les désac­cords avec le pape François repren­nent de plus bel­le le 12 juil­let 2020, quand François se décla­re­ra publi­que­ment « très affec­té » par la tran­sfor­ma­tion de la basi­li­que Sainte-Sophie en mosquée.

Mais entre­temps, la secon­de opé­ra­tion de bon voi­si­na­ge avec les musul­mans pre­nait for­me, ce qui pour François revient à tis­ser des rap­ports non pas avec des États mais avec des per­son­nes indi­vi­duel­les par­ti­cu­liè­re­ment repré­sen­ta­ti­ves. Après l’entente avec le sun­ni­te Al-Tayyeb, le pape mise sur une ren­con­tre avec le grand aya­tol­lah chii­te Al-Sistani. Et il réus­sit à la con­cré­ti­ser le 3 mars 2021, au cours d’un voya­ge en Iraq auda­cieux et bien conçu, le pre­mier jamais effec­tué par un pape.

Et en effet, Al-Sistani est une per­son­na­li­té d’une enver­gu­re excep­tion­nel­le, y com­pris au niveau géo­po­li­ti­que. Il est né en Iran, mais il est anti­thé­ti­que aus­si bien au régi­me poli­ti­que qu’à la volon­té de puis­san­ce de sa nation d’origine, que sur­tout à la ver­sion de l’islamisme chii­te incar­née par Khomeini et ses suc­ces­seurs. En Iraq, où il vit depuis plu­sieurs dizai­nes d’années, Al-Sistani prê­che une coe­xi­sten­ce paci­fi­que entre sun­ni­tes et chii­tes et con­te­ste à la raci­ne la « wila­yat al-fahiq », le théo­rè­me kho­mei­ni­ste qui assi­gne aux doc­teurs de la loi isla­mi­que le pou­voir poli­ti­que en plus du pou­voir reli­gieux.

L’un des effe­ts de la ren­con­tre entre le pape François et Al-Sistani sera que bien­tôt le grand imam sun­ni­te d’Al-Azhar se ren­dra lui aus­si en Iraq, à Najaf, pour ren­con­trer pour la pre­miè­re fois le grand aya­tol­lah chii­te. Les pré­pa­ra­tifs de ce voya­ge sont déjà bien avan­cés et auront un impact impor­tant sur les enten­tes et les riva­li­tés qui sont en plei­ne évo­lu­tion dans le mon­de musul­man.

En effet, l’opposition sécu­lai­re entre sun­ni­tes et chii­tes ou entre ara­bes et per­ses, dans laquel­le le Vatican a tra­di­tion­nel­le­ment ten­dan­ce à pri­vi­lé­gier l’entente avec Téhéran, fait aujourd’hui pla­ce à une con­fi­gu­ra­tion plus com­ple­xe avec d’un côté l’Iran, la Turquie, le Qatar, les liba­nais du Hezbollah et les pale­sti­niens du Hamas et de l’autre l’Égypte, l’Arabie Saoudite, les Émirats ara­bes unis, le Maroc et en par­tie l’Iraq éga­le­ment, avec des sun­ni­tes et des chii­tes mélan­gés sur l’un et l’autre front.

Par ses ini­tia­ti­ves, François s’est dans les fait ali­gnés au second front, qui est éga­le­ment celui qui est le plus ouvert à Israël et le plus hosti­le à l’idéologie des Frères Musulmans et des réseaux ter­ro­ri­stes con­ne­xes. Il a même con­tri­bué lui-même à le con­strui­re en favo­ri­sant le rap­pro­che­ment entre Al-Tayyeb et Al-Sistani. Miraculeusement, même ses bat­te­men­ts d’aile finis­sent par influer sur l’équilibre mon­dial.

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

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Date de publication: 9/11/2021