François a le prosélytisme en horreur. Mais voici comment la foi s’est répandue parmi les femmes chinoises du XVIIe siècle

Dans le délu­ge d’interviews qui ont accom­pa­gné ses dix ans de pon­ti­fi­cat, Jorge Mario Bergoglio est reve­nu sur sa hai­ne du « pro­sé­ly­ti­sme », com­me il l’avait déjà fait à mil­le autres occa­sions.

Pour lui, évan­gé­li­se se résu­me à témoi­gner. Pour appuyer son argu­ment, il cite même Benoît XVI qui, à Aparecida, en 2007, décla­rait que l’Église « ne fait pas de pro­sé­ly­ti­sme mais se déve­lop­pe plu­tôt par attrac­tion ». Il ren­vo­ie éga­le­ment volon­tiers à l’exhortation apo­sto­li­que « Evangelii nun­tian­di » de Paul VI qui, il est vrai, accor­dait lui aus­si « une impor­tan­ce pri­mor­dia­le » au témoi­gna­ge silen­cieux, mais en s’empressant d’ajouter ensui­te :

« Cependant cela reste tou­jours insuf­fi­sant, car le plus beau témoi­gna­ge se révé­le­ra à la lon­gue impuis­sant s’il n’est pas éclai­ré, justi­fié – ce que Pierre appe­lait don­ner ‘les rai­sons de son espé­ran­ce’ –, expli­ci­té par une annon­ce clai­re, sans équi­vo­que, du Seigneur Jésus. La Bonne Nouvelle pro­cla­mée par le témoi­gna­ge de vie devra donc être tôt ou tard pro­cla­mée par la paro­le de vie. Il n’y a pas d’évangélisation vra­ie si le nom, l’enseignement, la vie, les pro­mes­ses, le Règne, le mystè­re de Jésus de Nazareth Fils de Dieu ne sont pas annon­cés ».

Mais rien ne sem­ble pou­voir frei­ner l’aversion du Pape François. Pendant son voya­ge au Mozambique, en sep­tem­bre 2019, il a con­fié aux jésui­tes locaux : « Je l’ai dit à main­tes repri­ses : le pro­sé­ly­ti­sme n’e­st pas chré­tien. Aujourd’hui, j’ai res­sen­ti une cer­tai­ne amer­tu­me, quand une dame m’a abor­dé avec un jeu­ne hom­me et une jeu­ne fil­le et m’a dit : ‘Votre Sainteté, je viens d’Afrique du Sud. Ce garçon était hin­dou et il s’est con­ver­ti au catho­li­ci­sme. Cette fil­le était angli­ca­ne et s’est con­ver­tie au catho­li­ci­sme’. Elle me l’a dit triom­pha­le­ment, com­me si elle avait fait une chas­se au tré­sor. Je me suis sen­ti mal à l’ai­se et je lui ai dit : ‘Madame, évan­gé­li­sa­tion oui, pro­sé­ly­ti­sme non’ ».

Et cela va jusqu’aux catho­li­ques chi­nois per­sé­cu­tés, aux­quels dans un mes­sa­ge vidéo, François a enjoint de « ne pas fai­re de pro­sé­ly­ti­sme », com­me si c’était là leur vice capi­tal.

Qui sait donc ce que le Pape aura pen­sé en lisant le magni­fi­que arti­cle du P. Federico Lombardi dans le der­nier numé­ro de « La Civilità Cattolica » qui racon­te com­ment les mis­sion­nai­res jésui­tes s’y sont pris dans la Chine du dix-septième siè­cle pour pro­pa­ger la foi chré­tien­ne par­mi les fem­mes, en dépit de l’enfermement strict qui les main­te­nant dans un état de ségré­ga­tion et qui empê­chait de les appro­cher.

Dans l’ensemble, si l’on s’en tient à un décomp­te réa­li­sé par les jésui­tes à l’époque, les mis­sion­nai­res ava­ient fait 13 000 pro­sé­ly­tes en Chine en 1627, un chif­fre qui a grim­pé à 40 000 en 1636, à 60 000 en 1640 et à 150 000 en 1651.

En ce qui con­cer­ne les fem­mes, les pre­miè­res furent bap­ti­sées en 1589, il s’agissait de « quel­ques hono­ra­bles matro­nes », fem­mes ou mères d’hommes cul­ti­vés caté­chi­sés par le P. Matteo Ricci à Zhaoqing, dans le Sud de la Chine. Mais « l’année pivot » a été 1601, avec l’arrivée du P. Nicolò Longobardo à Shaozhou, où son pre­mier caté­chu­mè­ne, un Mandarin, s’est char­gé lui-même d’enseigner aux fem­mes de sa paren­té ce qu’il avait au fur et à mesu­re appris auprès du mis­sion­nai­re, jusqu’à ce qu’elles soient elles aus­si bap­ti­sées et qu’à leur tour « elles aima­ient à se réu­nir avec d’autres fem­mes de con­di­tion socia­le infé­rieu­re, voi­re même des pay­san­nes, deve­nues elles aus­si chré­tien­nes, les trai­tant com­me des sœurs, ce qui était occa­sion de grand émer­veil­le­ment ».

Voici com­ment le bap­tê­me était admi­ni­stré aux fem­mes, si l’on s’en tient aux comptes-rendus que les jésui­tes envoya­ient à Rome : « Une fois ache­vée leur instruc­tion par un parent, dans l’une des piè­ces prin­ci­pa­les d’une de leurs mai­sons, on éle­vait un autel sur lequel on expo­sait l’image du Sauveur avec des cier­ges et de l’encens. Les paren­ts et les con­nais­san­ces accou­ra­ient. Puis arri­vait le mis­sion­nai­re qui, devant leurs maris et paren­ts, inter­ro­geait les fem­mes sur la doc­tri­ne chré­tien­ne, qu’elles deva­ient con­naî­tre par cœur de fond en com­ble, et sur les prin­ci­paux mystè­res du chri­stia­ni­sme. Les fem­mes répon­da­ient depuis l’appartement qui leur était réser­vé, sans s’émouvoir d’être vues et exa­mi­nées par des étran­gers, ce qui était un spec­ta­cle iné­dit dans le mon­de fémi­nin chi­nois ».

Même la pra­ti­que de la con­fes­sion per­son­nel­le des péchés com­me­nça à se répan­dre par­mi elles, mal­gré qu’il fût « vrai­ment nou­veau et très har­di » qu’une fem­me par­le secrè­te­ment avec un hom­me, et pire un étran­ger. « Pour la con­fes­sion, les pères éta­ient intro­dui­ts dans une piè­ce divi­sée par un rideau à tra­vers lequel ils com­mu­ni­qua­ient avec les fem­mes sans les voir le moins du mon­de, tan­dis qu’à un autre endroit de la piè­ce, suf­fi­sam­ment loin pour ne pas enten­dre, une autre per­son­ne était pré­sen­te ».

Dans les vil­la­ges et dans les milieux plus hum­bles, les restric­tions pesant sur les fem­mes éta­ient moins lour­des. En 1607, le P. Caspar Ferreira, en mis­sion dans la région de Pékin, évo­que une jeu­ne chré­tien­ne héber­gée par une con­nais­san­ce qui priait tous les soirs avec sa famil­le devant une ido­le. La jeu­ne fil­le expli­qua qu’elle ne pou­vait pas se join­dre à une tel­le dévo­tion et par­la même de sa foi chré­tien­ne avec tant de con­vic­tion et d’efficacité « que neuf famil­les entiè­res pro­mi­rent de venir écou­ter nos pré­di­ca­tions et de se fai­re bap­ti­ser ».

Mais « dans la stra­té­gie mis­sion­nai­res des jésui­tes de l’époque », écrit le P. Lombardi, l’objectif était d’annoncer l’Évangile non seu­le­ment par­mi les clas­ses cul­ti­vées et les hau­ts fonc­tion­nai­res du gou­ver­ne­ment mais éga­le­ment « de par­ve­nir jusqu’à l’empereur, d’obtenir sa bien­veil­lan­ce et l’autorisation pour la pré­di­ca­tion chré­tien­ne jusqu’à arri­ver à sa con­ver­sion ». Et c’est à cela que s’employa « le P. Adam Schall von Bell, un Allemand arri­vé à Pékin en 1623 et impli­qué par le haut fonc­tion­nai­re catho­li­que Xu Guangqi dans l’important pro­gram­me de réfor­me du calen­drier ».

Dans le palais impé­rial viva­ient des mil­liers d’eunuques, mais éga­le­ment de nom­breu­ses fem­mes, dont cel­les affec­tées au ser­vi­ce per­son­nel de l’empereur, avec lesquel­les seuls les eunu­ques pou­va­ient par­ler.

Et pour­tant, en 1635, le P. Schall réus­sit à con­ver­tir au chri­stia­ni­sme « un eunu­que appe­lé Wang, d’une ver­tu et d’une sages­se rares » et grâ­ce à lui la foi chré­tien­ne se répan­dit par­mi les dames de com­pa­gnie et il en bap­ti­sa des dizai­nes, qui « ne cacha­ient pas leur pro­pre foi » et dont les com­por­te­men­ts ver­tueux « emprein­ts de respect, de cha­ri­té et de mode­stie furent appré­ciés par l’empereur ».

Mais en 1644, l’empire des Ming s’effondre. À Pékin, occu­pée par les Mandchous, une bran­che de la dyna­stie doit fuir vers le Sud, où à la nou­vel­le cour du der­nier empe­reur pré­ten­dant, Yongli, d’autres nobles dames reçoi­vent le bap­tê­me, et avec elles éga­le­ment le fils nouveau-né de Yongli, auquel « on don­na le nom de Constantin com­me augu­re d’un futur empe­reur chré­tien ». Jusqu’à ce que les Mandchous de la nou­vel­le dyna­stie Qing finis­sent par con­qué­rir tou­te la Chine et mas­sa­crent tous les mâles de la famil­le impé­ria­le déchue, con­fi­nant les nobles dames à un long enfer­me­ment, con­for­té pour les bap­ti­sées – aux dires des jésui­tes de l’époque – par « une véri­ta­ble foi et une sin­cè­re pié­té chré­tien­ne ».

C’est ici que le P. Lombardi insè­re dans son arti­cle l’histoire de Candida, une « véri­ta­ble colon­ne » de l’Église chi­noi­se de son temps, une Église « dyna­mi­que et alors flo­ris­san­te », ren­due célè­bre en Europe grâ­ce à un livre de son père spi­ri­tuel, le jésui­te Philippe Couplet.

Candida est la niè­ce de Xu Guangqi, « le disci­ple le plus con­nu et le plus célè­bre du P. Matteo Ricci », deve­nu chré­tien en 1603. Mère de huit enfan­ts, veu­ve à 30 ans, Candidat vivra enco­re 40 ans avec la plus gran­de liber­té con­sen­tie par le veu­va­ge. C’est une maî­tres­se de la bro­de­rie sur soie, grâ­ce à laquel­le elle gagne beau­coup d’argent, « qu’elle emplo­ie secrè­te­ment, selon les con­seils de l’Évangile, pour aider des mis­sion­nai­res, des pau­vres, pour con­strui­re des égli­ses, des cha­pel­les et tout le néces­sai­re pour les exer­ci­ces de pié­té des nou­veaux chré­tiens ».

Candidat se con­sa­cre plus par­ti­cu­liè­re­ment « à l’apostolat avec les fem­mes ». Elle fait rédi­ger et impri­mer pour elles des livres de pié­té en chi­nois. Elle obtient qu’il y ait des égli­ses « spé­ci­fi­que­ment dédiées aux fem­mes, où elles peu­vent se ren­dre ensem­ble à des momen­ts con­ve­nus pour assi­ster à la célé­bra­tion de l’Eucharistie, sans la pré­sen­ce d’aucun autre hom­me à part le prê­tre et un ser­vant ». Elle instruit les sage-femmes chré­tien­nes « pour qu’elles sachent bap­ti­ser les enfan­ts en dan­ger de mort ». Pour les enfan­ts orphe­lins et aban­don­nés « elle con­vainc son fils Basile, riche et bien instal­lé, à con­sa­crer l’une de ses gran­des mai­sons pour en héber­ger un grand nom­bre », avec « de nom­breu­ses nour­ri­ces qui les allai­tent ain­si que le néces­sai­re pour les éle­ver et les édu­quer ».

Et ce n’est pas tout. « Elle en vient à s’occuper des aveu­gles qui errent dans les rues les plus fré­quen­tées et qui gagnent leur vie en fai­sant des devi­net­tes et en don­nant la bon­ne aven­tu­re. Elle les ras­sem­ble et leur offre de quoi vivre, les instrui­sant de la foi, de sor­te qu’ils puis­sent retour­ner en rue en réci­tant ‘les arti­cles de la foi mis en vers’ et qu’ils ensei­gnent ‘les prin­ci­pes de la foi au peu­ple, qui se ras­sem­blait autour d’eux pour les écou­ter’ ».

Candida con­fie pour le pape, au P. Couplet qui retour­ne en Europe, un grand nom­bre de livres écri­ts en chi­nois par les mis­sion­nai­res, dont 300 sont con­ser­vés aujourd’hui dans la Bibliothèque du Vatican, afin de con­vain­cre Rome que l’Église en Chine est vita­le et « mûre pour avoir éga­le­ment un cler­gé chi­nois et pour célé­brer la litur­gie en chi­nois ».

La répu­ta­tion de cet­te gran­de fem­me est par­ve­nue jusqu’à la nou­vel­le cour de Pékin, où elle est récom­pen­sée par le titre offi­ciel de « Femme ver­tueu­se » et reçoit en cadeau de l’empereur « un habit magni­fi­que, orné de bro­de­ries et de pla­ques d’argent, ain­si qu’une coif­fe somp­tueu­se, rehaus­sée de per­les et de pier­res pré­cieu­ses ».

C’est l’imagine qui lui est enco­re asso­ciée aujourd’hui. Ceux qui la con­nais­sent, écrit le P. Lombardi, voient dans cet habit extraor­di­nai­re « le signe élo­quent de l’estime qu’elle avait acqui­se par ses ver­tus et sa cha­ri­té infa­ti­ga­ble non seu­le­ment au sein de la com­mu­nau­té chré­tien­ne mais éga­le­ment dans la socié­té chi­noi­se ». Candida « a démon­tré que la foi chré­tien­ne pou­vait ani­mer l’engagement et la respon­sa­bi­li­té d’une fem­me chi­noi­se au point de deve­nir un modè­le et une sour­ce d’inspiration pour tous ses com­pa­trio­tes ».

Toute la popu­la­tion de Sungkiang, sa vil­le nata­le, « con­si­dé­rait cet­te fem­me com­me une sain­te », con­cluait le P. Couplet dans sa bio­gra­phie de Candida. Et le P. Lombardi : « Nous aus­si ».

Une sain­te qui sut fai­re de nom­breux pro­sé­ly­tes pour la foi chré­tien­ne, com­me l’Évangile le com­man­de.

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

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Date de publication: 31/03/2023