Exclusif. Müller écrit à Duka : Fernández va à l’encontre de la doctrine catholique, et le Pape est avec lui

(S.M.) Dans la let­tre ouver­te à son ami le car­di­nal Dominik Duka publiée aujourd’hui en exclu­si­vi­té par Settimo Cielo, le car­di­nal Gerhard Ludwig Müller cri­ti­que sèche­ment la répon­se four­nie le 25 sep­tem­bre der­nier par le car­di­nal Victor Manuel Fernández, le nou­veau Préfet du Dicastère pour la Doctrine de la foi, à une série de que­stions du car­di­nal Duka sur la com­mu­nion eucha­ri­sti­que aux divor­cés rema­riés.

Le car­di­nal Duka, qui est arche­vê­que émé­ri­te de Prague, avait envoyé ces que­stions en juil­let der­nier, au nom de la Conférence épi­sco­pa­le tchè­que, au dica­stè­re pré­si­dé par le car­di­nal Fernández dont Müller était l’avant-dernier pré­dé­ces­seur, avant d’être sèche­ment con­gé­dié par le Pape François en 2017, tan­dis que Fernández est un fer­vent par­ti­san du Pape François.

Mais avant le lire la let­tre de Müller, il est bon de repar­cou­rir l’historique de cet­te con­tro­ver­se ani­mée.

Le 4 octo­bre der­nier, dans son discours d’ouverture du syno­de sur la syno­da­li­té, le Pape François a polé­mi­qué sur « la pres­sion de l’opinion publi­que » qui « à l’époque du syno­de sur la famil­le » a vou­lu fai­re croi­re que « c’était pour don­ner la com­mu­nion aux divor­cés ».

Mais il a omis de rap­pe­ler que c’est bien lui, le pape, qui en février 2014, quel­ques mois avant l’ouverture de ce Synode, avait con­vo­qué un con­si­stoi­re de deux jours à huis clos avec tous les car­di­naux pour les for­cer à discu­ter d’une leçon intro­duc­ti­ve du car­di­nal Walter Kasper tota­le­ment en faveur à la com­mu­nion aux divor­cés rema­riés.

Face au refus de nom­breux car­di­naux, dont cer­tains de pre­mier plan, d’adhérer à cet­te thè­se, l’irritation de François fut tel­le qu’à la veil­le du syno­de sur la famil­le, il don­na ces instruc­tions au secré­tai­re spé­cial du syno­de, l’archevêque de Chieti, Bruno Forte, rap­por­tées publi­que­ment par l’intéressé le 2 mai 2016 :

« Si nous par­lons expli­ci­te­ment de la com­mu­nion aux divor­cés, ceux-là [les car­di­naux et les évê­ques con­trai­res, ndlr] vont me met­tre une pagail­le pas pos­si­ble ! Alors, n’en par­lons pas de maniè­re direc­te, toi tu fais en sor­te qu’on jet­te les bases et ensui­te c’est moi qui tire­rai les con­clu­sions ».

Inutile d’ajouter qu’après avoir révé­lé ce secret d’alcôve, Forte, qui fai­sait jusque là par­tie des favo­ris du pape, est tom­bé en disgrâ­ce et a dispa­ru de la cir­cu­la­tion.

Mais ce qu’il avait dit s’est bien pro­duit. Au ter­me des deux ses­sions du syno­de sur la famil­le qui n’ont pas abou­ti à un accord sur la que­stion, François a tiré ses con­clu­sions per­son­nel­les en glis­sant dans deux minu­scu­les notes de bas de page de son exhor­ta­tion post-synodale « Amoris lae­ti­tia » un laisser-passer allu­sif à la com­mu­nion des divor­cés rema­riés. Et face aux que­stions des jour­na­li­stes dans l’avion de retour de Lesbos, le 16 avril 2016, il n’a pas hési­té à dire : « Je ne me sou­viens pas de cet­te note ».

Ce qui don­na lieu aux « dubia ». En sep­tem­bre 2016, qua­tre car­di­naux de pre­mier ordre ont deman­dé au pape de four­nir enfin des répon­ses clai­res à leurs inter­ro­ga­tions sur ces que­stions et quel­ques autres. Mais François a refu­sé de répon­dre et a impo­sé éga­le­ment le silen­ce à la Congrégation pour la Doctrine de la foi, qui était à l’époque diri­gée par le car­di­nal Müller. En novem­bre, les qua­tre car­di­naux ont déci­dé de ren­dre ces « dubia » publics. De nou­veau sans obte­nir de répon­se, et enco­re moins d’audience avec le pape.

Mais entre­temps, ce der­nier avait fait en sor­te de tout régler à sa maniè­re.

Dans la babel des inter­pré­ta­tion d’« Amoris lae­ti­tia », en fait, les évê­ques de Buenos Aires ava­ient éga­le­ment don­né leur façon de voir les cho­ses en faveur de la com­mu­nion des divor­cés rema­riés, dans une let­tre du 5 sep­tem­bre 2016 à leurs prê­tres, à laquel­le François avait répon­du avec enthou­sia­sme le jour même en rédi­geant une let­tre d’approbation :

«  El escri­to es muy bue­no y explí­ci­ta cabal­men­te el sen­ti­do del capí­tu­lo VIII de ‘Amoris lae­ti­tia’. No hay otras inter­pre­ta­cio­nes. Y estoy segu­ro de que hará mucho bien ».

« Le tex­te est très bon et expli­que de maniè­re exhau­sti­ve le sens du cha­pi­tre VIII d’ ‘Amoris lae­ti­tia ». Il n’y a pas d’autres inter­pré­ta­tions. Je suis cer­tain qu’il fera beau­coup de bien ».

Restait à savoir quel­le auto­ri­té avait pour l’Église une let­tre pri­vée de Jorge Mario Bergoglio au secré­tai­re des évê­ques de la région de Buenos Aires.

C’est cho­se fait depuis la réim­pres­sion de ces deux let­tres, le 7 octo­bre, aux « Acta Apostolicae Sedis », c’est-à-dire dans l’organe offi­ciel du Saint-Siège, accom­pa­gné d’un « rescrip­tum » qui la pro­mou­vait au titre de « magi­ste­rium authen­ti­cum ».

Et c’est sur ce « rescrip­tum » que le car­di­nal Fernández, dans sa répon­se du 25 sep­tem­bre der­nier aux « dubia » du car­di­nal Duka, s’est appuyé pour fai­re valoir l’autorité magi­sté­riel­le de l’approbation du Pape François à la com­mu­nion aux divor­cés rema­riés. Avec une lita­nie d’indications con­cer­nant sa mise en œuvre.

Se heur­tant cepen­dant au désac­cord total du car­di­nal Müller, son pré­dé­ces­seur à la tête de ce même dica­stè­re.

Ce der­nier, dans cet­te let­tre adres­sée à son ami le car­di­nal Duka démon­te point par point les argu­men­ts de Fernández, à laquel­le même l’approbation du Pape est appo­sée de maniè­re incor­rec­te – fait remar­quer Müller – ajou­tée « com­me une sim­ple signa­tu­re datée en bas de page » plu­tôt qu’avec les for­mu­les cano­ni­ques de rigueur.

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> LE TEXTE INTÉGRAL DE LA LETTRE SUR SETTIMO CIELO

Votre Éminence, cher frè­re car­di­nal Dominik Duka,

J’ai lu avec grand inté­rêt la répon­se du Dicastère pour la Doctrine de la Foi (DDF) à votre “Dubia” sur l’exhortation apo­sto­li­que post-synodale “Amoris Laetitia” (“Risposta a una serie di doman­de”, ci-après “Risposta”) et je vou­drais par­ta­ger avec vous mon éva­lua­tion.

L’un des dou­tes (“dubia”) que vous avez pré­sen­tés au DDF con­cer­ne l’interprétation d’”Amoris Laetitia”, don­née dans un docu­ment des évê­ques de la région de Buenos Aires du 5 sep­tem­bre 2016, qui per­met l’accès aux sacre­men­ts de la con­fes­sion et de l’Eucharistie aux per­son­nes divor­cées qui ont con­trac­té une secon­de union civi­le, même si elles con­ti­nuent à vivre com­me mari et fem­me, sans avoir l’intention de chan­ger de vie. La “Risposta” affir­me que ce tex­te de Buenos Aires appar­tient au magi­stè­re pon­ti­fi­cal ordi­nai­re, ayant été accep­té par le Pape lui-même. François a en effet affir­mé que l’interprétation pro­po­sée par les évê­ques de Buenos Aires est la seu­le inter­pré­ta­tion pos­si­ble d’”Amoris Laetitia”. Par con­sé­quent, la “Risposta” indi­que que le tex­te de Buenos Aires doit rece­voir un assen­ti­ment reli­gieux de l’intelligence et de la volon­té, com­me les autres tex­tes du Magistère ordi­nai­re du Pape (cf. “Lumen Gentium” 25,1).

Tout d’abord, il est néces­sai­re de cla­ri­fier, du point de vue de l’herméneutique géné­ra­le de la foi catho­li­que, quel est l’objet de cet assen­ti­ment de l’intelligence et de la volon­té que tout catho­li­que doit offrir au magi­stè­re authen­ti­que du Pape et des évê­ques. Dans tou­te la tra­di­tion doc­tri­na­le, et en par­ti­cu­lier dans “Lumen Gentium” 25, cet assen­ti­ment reli­gieux se réfè­re à la doc­tri­ne de la foi et des mœurs qui reflè­te et garan­tit tou­te la véri­té de la révé­la­tion. Les opi­nions pri­vées des papes et des évê­ques sont expres­sé­ment exclues du magi­stè­re. Toute for­me de posi­ti­vi­sme magi­sté­riel con­tre­dit éga­le­ment la foi catho­li­que, car le magi­stè­re ne peut ensei­gner ce qui n’a rien à voir avec la révé­la­tion, et ce qui con­tre­dit spé­ci­fi­que­ment la Sainte Écriture (“nor­ma nor­mans non nor­ma­ta”), la tra­di­tion apo­sto­li­que et les déci­sions défi­ni­ti­ves anté­rieu­res du magi­stè­re lui-même (“Dei Verbum” 10 ; cf. DH 3116- 3117).

Y a‑t-il un assen­ti­ment reli­gieux à ren­dre au tex­te de Buenos Aires ? Sur la for­me, il est déjà con­te­sta­ble d’exiger l’assentiment de l’intelligence et de la volon­té à une inter­pré­ta­tion théo­lo­gi­que­ment ambi­guë d’une con­fé­ren­ce épi­sco­pa­le par­tiel­le (la région de Buenos Aires), qui inter­prè­te à son tour une décla­ra­tion d’”Amoris Laetitia” qui requiert d’être expli­quée et dont la cohé­ren­ce avec l’enseignement du Christ (Mc 10,1–12) est discu­ta­ble.

Le tex­te de Buenos Aires sem­ble en discon­ti­nui­té au moins avec les ensei­gne­men­ts de Jean-Paul II (“Familiaris Consortio” 84) et de Benoît XVI (“Sacramentum Caritatis” 29). Et, bien que la “Risposta” ne le dise pas, les docu­men­ts du magi­stè­re ordi­nai­re de ces deux papes doi­vent aus­si rece­voir un assen­ti­ment reli­gieux de l’intelligence et de la volon­té.

Cependant, la “Risposta” sou­tient que le tex­te de Buenos Aires pro­po­se une inter­pré­ta­tion d’”Amoris Laetitia” en con­ti­nui­té avec les papes pré­cé­den­ts. Est-ce bien le cas ?

Examinons d’abord le con­te­nu du tex­te de Buenos Aires, qui est résu­mé dans la “Risposta”. Le para­gra­phe déci­sif de la “Risposta” se trou­ve dans la répon­se à la troi­siè­me que­stion. Là, après avoir dit que Jean-Paul II et Benoît XVI per­met­ta­ient déjà l’accès à la com­mu­nion lor­sque les divorcés-remariés accep­ta­ient de vivre dans la con­ti­nen­ce, on indi­que la nou­veau­té de François:

“François main­tient la pro­po­si­tion de la plei­ne con­ti­nen­ce pour les per­son­nes divor­cées et rema­riées (civi­le­ment) dans une nou­vel­le union, mais admet qu’il peut y avoir des dif­fi­cul­tés à la pra­ti­quer et per­met donc, dans cer­tains cas et après un discer­ne­ment appro­prié, l’administration du sacre­ment de la récon­ci­lia­tion même si l’on ne par­vient pas à être fidè­le à la con­ti­nen­ce pro­po­sée par l’Église” [sou­li­gné dans le même tex­te].

En soi, la phra­se “même si l’on ne par­vient pas à être fidè­le à la con­ti­nen­ce pro­po­sée par l’Église” peut être inter­pré­tée de deux maniè­res. La pre­miè­re : ces per­son­nes divor­cées essa­ient de vivre dans la con­ti­nen­ce, mais, comp­te tenu des dif­fi­cul­tés et à cau­se de la fai­bles­se humai­ne, elles n’y par­vien­nent pas. Dans ce cas, la “Risposta” pour­rait s’inscrire dans la con­ti­nui­té de l’enseignement de saint Jean-Paul II. La secon­de : ces per­son­nes divor­cées n’acceptent pas de vivre dans la con­ti­nen­ce et n’essaient même pas de le fai­re (il n’y a pas d’intention d’amendement), étant don­né les dif­fi­cul­tés qu’elles ren­con­trent. Dans ce cas, il y aurait une rup­tu­re avec le magi­stè­re pré­cé­dent.

Tout sem­ble indi­quer que la “Risposta” se réfè­re ici à la secon­de pos­si­bi­li­té. En fait, cet­te ambi­guï­té est réso­lue dans le tex­te de Buenos Aires qui sépa­re le cas où la con­ti­nen­ce est ten­tée (n.5) des autres cas où la con­ti­nen­ce n’est même pas ten­tée (n.6). Dans ce der­nier cas, les évê­ques de Buenos Aires disent : “Dans d’autres cir­con­stan­ces plus com­ple­xes, et lorsqu’une décla­ra­tion de nul­li­té n’a pu être obte­nue, l’option men­tion­née [ten­ta­ti­ve de vivre dans la con­ti­nen­ce] peut en fait ne pas être réa­li­sa­ble”.

Il est vrai que cet­te phra­se con­tient une autre ambi­guï­té, en affir­mant : “et lor­sque la décla­ra­tion de nul­li­té n’a pu être obte­nue”. Certains, notant que le tex­te ne dit pas “et quand le maria­ge était vali­de”, ont limi­té ces cas com­ple­xes à ceux où, même si le maria­ge est nul pour des rai­sons objec­ti­ves, ces rai­sons ne peu­vent pas être prou­vées devant le for ecclé­sial. Comme nous le voyons, bien que le pape François ait pré­sen­té le docu­ment de Buenos Aires com­me la seu­le inter­pré­ta­tion pos­si­ble d’”Amoris Laetitia”, la que­stion her­mé­neu­ti­que n’est pas réso­lue, car il exi­ste enco­re diver­ses inter­pré­ta­tions du docu­ment de Buenos Aires. En fin de comp­te, ce que nous obser­vons, que ce soit dans la “Risposta” ou dans le tex­te de Buenos Aires, c’est un man­que de pré­ci­sion dans la for­mu­la­tion, qui peut per­met­tre des inter­pré­ta­tions alter­na­ti­ves.

Quoi qu’il en soit, en lais­sant de côté ces impré­ci­sions, ce que veu­lent dire le tex­te de Buenos Aires et la “Risposta”, sem­ble clair. On pour­rait le for­mu­ler ain­si : il exi­ste des cas par­ti­cu­liers où, après un temps de discer­ne­ment, il est pos­si­ble de don­ner l’absolution sacra­men­tel­le à un bap­ti­sé qui, ayant con­trac­té un maria­ge sacra­men­tel, a des rela­tions sexuel­les avec une per­son­ne avec laquel­le il vit une secon­de union, sans que le bap­ti­sé doi­ve pren­dre la réso­lu­tion de ne pas con­ti­nuer à avoir ces rela­tions sexuel­les, soit par­ce qu’il discer­ne que ce n’est pas pos­si­ble pour lui, soit par­ce qu’il discer­ne que ce n’est pas la volon­té de Dieu pour lui.

Voyons tout d’abord si cet­te décla­ra­tion peut être en con­ti­nui­té avec les ensei­gne­men­ts de saint Jean-Paul II et de Benoît XVI. L’argument de la “Risposta” selon lequel Jean-Paul II a déjà admis à la com­mu­nion cer­tains de ces divor­cés et que François ne fait donc qu’un pas dans la même direc­tion ne tient pas. En effet, la con­ti­nui­té n’est pas à recher­cher dans le fait que quelqu’un soit auto­ri­sé à rece­voir la com­mu­nion, mais dans le cri­tè­re d’admission. En effet, Jean-Paul II et Benoît XVI admet­tent à la com­mu­nion des per­son­nes qui, pour des rai­sons sérieu­ses, vivent ensem­ble sans avoir de rela­tions sexuel­les. Mais ils ne le per­met­tent pas lor­sque ces per­son­nes ont habi­tuel­le­ment des rela­tions sexuel­les, par­ce qu’il y a là un péché objec­ti­ve­ment gra­ve, dans lequel les per­son­nes veu­lent rester, et qui, en atta­quant le sacre­ment du maria­ge, acquiert un carac­tè­re public. La rup­tu­re entre l’enseignement du docu­ment de Buenos Aires et le magi­stè­re de Jean-Paul II et de Benoît XVI est per­cep­ti­ble si l’on con­si­dè­re l’essentiel, qui est, com­me je l’ai dit, le cri­tè­re d’admission aux sacre­men­ts.

Pour être plus clair, ima­gi­nons que, par sou­ci d’absurdité, un futur docu­ment du DDF pré­sen­te un argu­ment simi­lai­re dans le cas de l’avortement, en disant : “Les Papes Jean-Paul II, Benoît XVI et François ont déjà auto­ri­sé l’avortement dans cer­tains cas, par exem­ple lor­sque la mère a un can­cer de l’utérus et que ce can­cer doit être trai­té ; main­te­nant, il est auto­ri­sé dans d’autres cas, par exem­ple en cas de mal­for­ma­tion du fœtus, dans la con­ti­nui­té de ce qu’ils ont ensei­gné”. On voit bien le carac­tè­re fal­la­cieux de cet argu­ment. Le cas d’une opé­ra­tion pour un can­cer de l’utérus est pos­si­ble par­ce qu’il ne s’agit pas d’un avor­te­ment direct, mais d’une con­sé­quen­ce invo­lon­tai­re d’une action cura­ti­ve sur la mère (ce que l’on a appe­lé le prin­ci­pe du dou­ble effet). Il n’y aurait pas con­ti­nui­té, mais discon­ti­nui­té entre les deux doc­tri­nes, car la secon­de nie le prin­ci­pe qui régis­sait la pre­miè­re posi­tion, et qui sou­li­gnait le carac­tè­re erro­né de tout avor­te­ment direct.

Cependant la dif­fi­cul­té de l’enseignement de la “Risposta” et du tex­te de Buenos Aires ne rési­de pas seu­le­ment dans sa discon­ti­nui­té avec l’enseignement de saint Jean-Paul II et de Benoît XVI. En effet, cet­te for­mu­la­tion s’oppose à d’autres ensei­gne­men­ts de l’Église, qui ne sont pas seu­le­ment des affir­ma­tions du magi­stè­re ordi­nai­re, mais qui ont été ensei­gnés de maniè­re défi­ni­ti­ve com­me appar­te­nant au dépôt de la foi.

Le Concile de Trente ensei­gne en effet les véri­tés sui­van­tes : la con­fes­sion sacra­men­tel­le de tous les péchés gra­ves est néces­sai­re au salut (DH 1706–1707) ; vivre dans une secon­de union com­me mari et fem­me alors que le lien con­ju­gal exi­ste est un péché gra­ve d’adultère (DH 1807) ; une con­di­tion pour don­ner l’absolution est la con­tri­tion du péni­tent, qui com­prend la dou­leur du péché et la réso­lu­tion de ne plus pécher (DH 1676) ; il n’est pas impos­si­ble à tou­te per­son­ne bap­ti­sée d’observer les pré­cep­tes divins (DH 1536,1568). Toutes ces affir­ma­tions ne requiè­rent pas seu­le­ment un assen­ti­ment reli­gieux, mais doi­vent être crues avec une foi fer­me, com­me étant con­te­nues dans la révé­la­tion, ou au moins accep­tées et tenues fer­me­ment com­me des véri­tés pro­po­sées par l’Église de maniè­re défi­ni­ti­ve. En d’autres ter­mes, il ne s’agit plus d’un choix entre deux pro­po­si­tions du Magistère ordi­nai­re, mais de l’acceptation d’éléments con­sti­tu­tifs de la doc­tri­ne catho­li­que.

Le témoi­gna­ge de Jean-Paul II, de Benoît XVI et du Concile de Trente est, en fait, redi­ri­gé vers le témoi­gna­ge clair de la Parole de Dieu, que le Magistère sert. C’est sur ce témoi­gna­ge que doit se fon­der tou­te la pasto­ra­le des catho­li­ques qui vivent en secon­des noces après un divor­ce civil, car seu­le l’obéissance à la volon­té de Dieu peut ser­vir au salut des per­son­nes. Jésus dit : “Celui qui répu­die sa fem­me et en épou­se une autre com­met un adul­tè­re à son égard. La fem­me aus­si com­met un adul­tè­re lorsqu’elle répu­die son mari et en épou­se un autre” (Mc 10, 11s). Et la con­sé­quen­ce est la sui­van­te : “Ni les for­ni­ca­teurs, ni les adul­tè­res… n’hériteront du royau­me de Dieu” (1 Co 6,10). Cela signi­fie éga­le­ment que ces per­son­nes bap­ti­sées ne sont pas dignes de rece­voir la Sainte Communion avant d’avoir reçu l’absolution sacra­men­tel­le, qui à son tour exi­ge le repen­tir de ses péchés, ain­si que la réso­lu­tion de s’amender à par­tir de ce moment. Il ne s’agit pas ici d’un man­que de misé­ri­cor­de, bien au con­trai­re. En effet, la misé­ri­cor­de de l’Évangile ne con­si­ste pas à tolé­rer le péché, mais à régé­né­rer le cœur des fidè­les pour qu’ils puis­sent vivre selon la plé­ni­tu­de de l’amour que le Christ a vécu et qu’il nous a appris à vivre.

Il s’ensuit que ceux qui rejet­tent l’interprétation d’”Amoris Laetitia” pro­po­sée par le tex­te de Buenos Aires et la “Risposta” ne peu­vent pas être accu­sés de dis­si­den­ce. En effet, ce n’est pas qu’ils voient une oppo­si­tion entre ce qu’ils com­pren­nent et ce que le Magistère ensei­gne, mais ils voient une oppo­si­tion entre dif­fé­ren­ts ensei­gne­men­ts du même Magistère, dont l’un a déjà été affir­mé de maniè­re défi­ni­ti­ve par le Magistère. Saint Ignace de Loyola nous invi­te à con­si­dé­rer que ce que nous voyons com­me blanc est noir si l’Église hié­rar­chi­que en déci­de ain­si. Mais saint Ignace ne nous invi­te pas à croi­re, en nous appuyant sur le Magistère, que ce que le Magistère lui-même nous a dit aupa­ra­vant, et de maniè­re défi­ni­ti­ve, être noir est désor­mais blanc.

En outre, les dif­fi­cul­tés sou­le­vées par le tex­te de la “Risposta” ne s’arrêtent pas là. En effet, la “Risposta” va au-delà de ce qui est affir­mé dans “Amoris Laetitia” et dans le docu­ment de Buenos Aires sur deux poin­ts gra­ves.

Le pre­mier tou­che à la que­stion de qui déci­de de la pos­si­bi­li­té d’administrer l’absolution sacra­men­tel­le au ter­me du che­min de discer­ne­ment ? Dans le “dubium”, que vous avez pré­sen­té au DDF, cher frè­re, vous pro­po­sez plu­sieurs alter­na­ti­ves qui vous sem­blent pos­si­bles : ce pour­rait être le curé, le vicai­re épi­sco­pal, le péni­ten­cier…. Mais la solu­tion don­née par la “Risposta” a dû être pour vous une vra­ie sur­pri­se que vous ne pou­viez même pas ima­gi­ner. En effet, selon le DDF, la déci­sion fina­le doit être pri­se en con­scien­ce par cha­que fidè­le (n.5). Il faut en dédui­re que le con­fes­seur se limi­te à obéir à cet­te déci­sion en con­scien­ce. Il est frap­pant de con­sta­ter qu’il est dit que la per­son­ne doit “se pla­cer devant Dieu et lui expo­ser sa pro­pre con­scien­ce, avec ses pos­si­bi­li­tés et ses limi­tes” (ibid.). Si la con­scien­ce est la voix de Dieu dans l’homme (“Gaudium et Spes” 36), on ne com­prend pas bien ce que veut dire “pla­cer sa pro­pre con­scien­ce devant Dieu”. Il sem­ble qu’ici la con­scien­ce soit plu­tôt le point de vue pri­vé de cha­que indi­vi­du, qui se pla­ce ensui­te devant Dieu.

Mais lais­sons cela de côté pour nous pen­cher sur l’affirmation sur­pre­nan­te du tex­te du DDF. Il s’avère que les fidè­les déci­dent eux-mêmes de rece­voir ou non l’absolution, et que le prê­tre n’a qu’à accep­ter cet­te déci­sion ! Si cela s’applique de maniè­re géné­ra­le à tous les péchés, le sacre­ment de la récon­ci­lia­tion perd son sens catho­li­que. Ce n’est plus l’humble deman­de de par­don de celui qui se pré­sen­te devant un juge misé­ri­cor­dieux, qui reçoit l’autorité du Christ lui-même, mais l’absolution de soi-même après avoir explo­ré sa pro­pre vie. On n’est pas loin d’une vision pro­te­stan­te du sacre­ment, con­dam­née par Trente, lorsqu’il insi­ste sur le rôle du prê­tre com­me juge dans la con­fes­sion (cf. DH 1685 ; 1704 ; 1709). L’Évangile affir­me, en se réfé­rant au pou­voir des clés : “Tout ce que vous délie­rez sur la ter­re sera délié dans le ciel” (Mt 16,19). Mais l’Évangile ne dit pas : “ce que les hom­mes déci­dent en con­scien­ce de délier sur la ter­re sera délié au ciel”. Il est sur­pre­nant que le DDF ait pu pré­sen­ter à la signa­tu­re du Saint-Père, au cours d’une audien­ce, un tex­te com­por­tant une tel­le erreur théo­lo­gi­que, com­pro­met­tant ain­si l’autorité du Saint-Père.

La sur­pri­se est d’autant plus gran­de que la “Risposta” ten­te de s’appuyer sur Jean-Paul II pour sou­te­nir que la déci­sion appar­tient à cha­que fidè­le, tout en igno­rant que le tex­te de Jean-Paul II est direc­te­ment oppo­sé à la “Risposta”. En effet, la “Risposta” cite “Ecclesia de Eucharistia” 37b, où il est dit, dans le cas de la récep­tion de l’Eucharistie : “Évidemment, le juge­ment sur l’état de grâ­ce appar­tient au seul inté­res­sé, puisqu’il s’agit d’un juge­ment de con­scien­ce”. Mais voyons la phra­se que Jean-Paul II ajou­te aus­si­tôt et que la “Risposta” ne men­tion­ne pas, et qui est l’idée prin­ci­pa­le du para­gra­phe cité de “Ecclesia de Eucharistia” : “Toutefois, en cas de com­por­te­ment exté­rieur gra­ve­ment, mani­fe­ste­ment et dura­ble­ment con­trai­re à la nor­me mora­le, l’Église, dans son sou­ci pasto­ral du bon ordre com­mu­nau­tai­re et par respect pour le Sacrement, ne peut pas ne pas se sen­tir con­cer­née. Cette situa­tion de con­tra­dic­tion mora­le mani­fe­ste est trai­tée par la nor­me du Code de Droit cano­ni­que sur la non-admission à la com­mu­nion eucha­ri­sti­que de ceux qui « per­si­stent avec obsti­na­tion dans un péché gra­ve et mani­fe­ste »” (ibid).

Comme on peut le voir, le DDF a sélec­tion­né une par­tie mineu­re du tex­te de saint Jean-Paul II et a omis la par­tie prin­ci­pa­le, qui est oppo­sée à l’argument de le DDF. Si le DDF veut pré­sen­ter un ensei­gne­ment con­trai­re à celui de saint Jean-Paul II, le moins qu’elle puis­se fai­re est de ne pas essayer d’utiliser le nom et l’autorité du saint Pontife. Il vau­drait mieux recon­naî­tre hon­nê­te­ment que, selon le DDF, Jean-Paul II s’est trom­pé dans cet ensei­gne­ment de son Magistère.

La deu­xiè­me nou­veau­té inclu­se dans la “Risposta” est que cha­que dio­cè­se est encou­ra­gé à pro­dui­re ses pro­pres direc­ti­ves pour ce pro­ces­sus de discer­ne­ment. Il en décou­le une con­clu­sion : si les direc­ti­ves sont dif­fé­ren­tes, cer­tai­nes per­son­nes divor­cées pour­ront rece­voir l’Eucharistie selon les direc­ti­ves d’un dio­cè­se et non selon cel­les d’un autre. Or, l’unité de l’Église catho­li­que signi­fie depuis les temps les plus anciens l’unité dans la récep­tion de l’Eucharistie : en man­geant le même pain, nous som­mes le même corps (cf. 1 Co 10, 17). Si un fidè­le catho­li­que peut com­mu­nier dans un dio­cè­se, il peut com­mu­nier dans tous les dio­cè­ses qui sont en com­mu­nion avec l’Église uni­ver­sel­le. C’est là l’unité de l’Église qui se fon­de et s’exprime dans l’Eucharistie. Par con­sé­quent, le fait qu’une per­son­ne puis­se rece­voir la com­mu­nion dans une égli­se loca­le et ne puis­se pas rece­voir la com­mu­nion dans une autre est une défi­ni­tion exac­te du schi­sme. Il est impen­sa­ble que la “Risposta” du DDF veuil­le pro­mou­voir une tel­le cho­se, mais tels sera­ient les effe­ts pro­ba­bles de l’adoption de son ensei­gne­ment.

Face à tou­tes ces dif­fi­cul­tés, quel­le est l’issue pour les fidè­les qui veu­lent rester fidè­les à la doc­tri­ne catho­li­que ? J’ai sou­li­gné pré­cé­dem­ment que le tex­te de Buenos Aires et celui de la “Risposta” ne sont pas pré­cis. Ils ne disent pas clai­re­ment ce qu’ils veu­lent dire, et lais­sent donc ouver­tes d’autres inter­pré­ta­tions, aus­si impro­ba­bles soient-elles. Cela lais­se pla­ce à des dou­tes quant à leur inter­pré­ta­tion. D’autre part, la maniè­re dont la “Risposta” note l’approbation du Saint Père, par une sim­ple signa­tu­re datée en bas de page, est inha­bi­tuel­le. La for­mu­le habi­tuel­le serait : “Le Saint-Père approu­ve le tex­te et ordon­ne (ou per­met) la publi­ca­tion”, mais rien de tout cela n’apparaît dans cet “Appunto” peu soi­gné. Cela ouvre enco­re un dou­te sur l’autorité de la “Risposta”.

Ces que­stions nous per­met­tent de sou­le­ver un nou­veau “dubium”: existe-t-il des cas dans lesquels, après un temps de discer­ne­ment, il est pos­si­ble de don­ner l’absolution sacra­men­tel­le à un bap­ti­sé qui a des rela­tions sexuel­les avec une per­son­ne avec laquel­le il vit en secon­de union, si ce bap­ti­sé ne veut pas pren­dre la réso­lu­tion de ne plus avoir ces rela­tions?

Cher frè­re, tant que ce “dubium” n’est pas réso­lu, l’autorité de la répon­se à votre “dubia” et de la let­tre de Buenos Aires reste en suspens, étant don­né l’imprécision qu’elles reflè­tent. Cela ouvre une peti­te pla­ce à l’espoir qu’il y aura de répon­se néga­ti­ve à ce “dubium”. Les béné­fi­ciai­res ne sera­ient pas en pre­mier lieu les fidè­les, qui de tou­te façon ne sera­ient pas obli­gés d’accepter une répon­se posi­ti­ve au “dubium” com­me con­tre­di­sant la doc­tri­ne catho­li­que. Le prin­ci­pal béné­fi­ciai­re serait l’autorité répon­dant au “dubium”, qui serait pré­ser­vée intac­te, puisqu’elle ne deman­de­rait plus aux fidè­les un assen­ti­ment reli­gieux pour des véri­tés con­trai­res à la doc­tri­ne catho­li­que.

En espé­rant que cet­te expli­ca­tion cla­ri­fie­ra le sens de la répon­se que vous avez reçue du DDF, je vous adres­se mes salu­ta­tions fra­ter­nel­les “in Domino Iesu”,

Card. Gerhard Ludwig Müller, Rome

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

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Date de publication: 13/10/2023