Église et art. Le « vrai » Matthieu dévoile également qui était vraiment le Caravage

Qui est le « vrai » Matthieu appe­lé par Jésus que le Caravage a peint pour l’église romai­ne de Saint-Louis des Français dans ce qui est sans dou­te son chef‑d’œuvre le plus célè­bre au mon­de ?

Ce soir à 18 :30, à l’Institut Français — Centre Saint-Louis de Rome, sera pré­sen­té un livre qui appor­te une répon­se réso­lu­ment nou­vel­le à cet­te que­stion :

Sara Magister, “Caravaggio. Il vero Matteo”, Campisano Editore, Roma, 2018.

En 2012 déjà, dans une émis­sion sur TV 2000 et ensui­te au cours de déba­ts ulté­rieurs, l’auteur, qui est histo­rien­ne de l’art, avait iden­ti­fié com­me étant Matthieu le jeu­ne hom­me à gau­che de la table, pen­ché sur les piè­ces.

Ce fai­sant, elle avait redon­né vie à une inter­pré­ta­tion mino­ri­tai­re et à contre-courant pré­sen­tée dans les années quatre-vingt par quel­ques spé­cia­li­stes alle­mands et anglais iso­lés mais qui n’avait pas été bien accueil­lie par une gran­de par­tie des cri­ti­ques pour qui Matthieu con­ti­nuait à être l’homme d’âge mûr, bien habil­lé et bar­bu, au cen­tre de la table.

Mais aujourd’hui avec ce livre, Sara Magister mon­tre com­ment l’identification de Matthieu au jeu­ne hom­me pen­ché sur l’argent repo­se sur une base très soli­de dans la genè­se des tableaux que le Caravage a con­sa­crés à l’apôtre, sur les cri­tè­res émis par le con­ci­le de Trente en matiè­re d’art sacré ain­si que, avant tout, sur l’extraordinaire génie de l’artiste, plus fidè­le à ces cri­tè­res qu’on ne le pen­se et aux anti­po­des de cet­te ima­ge de rebel­le qui lui col­le à la peau.

Celui qui a rédi­gé la pré­fa­ce du livre – et qui en par­ta­ge la thè­se – c’est le pro­fes­seur Antonio Paolucci, ancien direc­teur des Musées du Vatican et expert de renom­mée inter­na­tio­na­le.

« L’Osservatore Romano » a publié diman­che 27 mai der­nier la pré­fa­ce de Paolucci. Et c’est éga­le­ment lui qui pré­sen­te­ra le livre ce soir – en com­pa­gnie d’un autre grand histo­rien de l’art, M. Claudio Strinati, ain­si que du jour­na­li­ste et expert d’art Fabio Isman – à l’institut cul­tu­rel de l’ambassade de France qui se trou­ve à côté de Saint-Louis des Français où se trou­vent les tableaux du Caravage sur l’apôtre et évan­gé­li­ste Matthieu.

Ce livre est enri­chi de 160 illu­stra­tions en cou­leurs et con­tient en anne­xe une vie du Caravage rédi­gée par Michele Cuppone à la lumiè­re des tra­vaux les plus récen­ts com­plé­té par un abon­dant appa­reil de notes et de sour­ces d’archives et biblio­gra­phi­ques qui ne nui­sent en rien à la clar­té et à la flui­di­té du tex­te.

Curieusement, l’identification de Matthieu dans le jeu­ne hom­me pen­ché sur les piè­ces est la même que cel­le que Jorge Mario Bergoglio a tou­jours fai­te d’instinct. En tant que pape, il a racon­té à plu­sieurs repri­ses que quand il venait à Rome et qu’il logeait à quel­ques pas de l’église de Saint-Louis des Français, il ne man­quait pas de venir admi­rer ce tableau et de se recon­naî­tre lui-même et sa pro­pre voca­tion dans ce jeu­ne pécheur appe­lé par Jésus.

Et juste­ment hier, mer­cre­di 30 mai, avant l’au­dien­ce géné­ra­le pla­ce Saint-Pierre, le Pape François a reçu en cadeau une copie de la “Vocation de Saint Matthieu” du Caravage qui lui a été offer­te par une délé­ga­tion de Sky et de Vatican Media qui ont pro­duit ensem­ble le docu­men­tai­re “Caravage, l’â­me et le sang” avec, dans le rôle de l’ar­ti­ste, un jeu­ne du quar­tier du Scampia à Naples.  Dans le film, a dit au Pape la direc­tri­ce arti­sti­que Cosetta Lagani, “nous avons don­né à Matthieu la même inter­pré­ta­tion que cel­le de François”.

Mais voi­ci la bril­lan­te pré­fa­ce du pro­fes­seur Paolucci au livre de Sara Magister.

Qui est le véri­ta­ble Matthieu ?

d’Antonio Paolucci

J’ai tou­jours été fasci­né par le per­son­na­ge de Matthieu tel que nous le pro­po­se le Caravage dans la toi­le célè­bre de la Chapelle Contarelli de l’église Saint-Louis des Français. D’après les réci­ts évan­gé­li­ques, Matthieu est un publi­cain, quelqu’un qui col­lec­te les impô­ts pour le comp­te des romains, un rené­gat col­la­bo­ra­teur.  Son sta­tut était celui de l’infamie.  Il se trou­ve tout au bas de l’échelle socia­le et dans l’estime d’un juif du pre­mier siè­cle de notre ère.  Jésus voit cet espè­ce d’intouchable et lui deman­de de le sui­vre.  La répon­se de l’appelé est immé­dia­te.  Il lais­se tout et suit le maî­tre.

Quand le Caravage, alors âgé de moins de tren­te ans, pei­gnit entre juil­let 1599 et juil­let 1600 à Saint-Louis des François, pour la cha­pel­le du pré­lat Mathieu Cointrel (ita­lia­ni­sé en Contarelli), les toi­les con­sa­crées au saint patron de son com­man­di­tai­re, il n’avait aucun dou­te. Pour être effi­ca­ce et com­pré­hen­si­ble par tous, le tex­te évan­gé­li­que doit subir une tra­duc­tion ana­lo­gi­que.  Ou bien l’Évangile est actuel et en mesu­re de par­ler à l’homme d’aujourd’hui ou bien il ne l’est pas.  C’est ce que pen­sait le catho­li­que Caravage, c’est ce qu’enseignaient les décre­ts sur l’art pro­mul­gués par le con­ci­le de Trente.

Analogie veut dire tran­smis­sion de l’essence d’un mes­sa­ge anti­que à tra­vers l’adaptation dans des for­mes moder­nes des per­son­nes et des situa­tions. Le Matthieu de l’Évangile est un per­son­na­ge mépri­sa­ble.  Qui pour­rait être, dans la Rome de l’an 1600, un per­son­na­ge « moder­ne » qui per­pè­tre des actes tout aus­si mépri­sa­bles et donc suscep­ti­ble, par ana­lo­gie, d’être com­pa­ré à l’évangéliste avant sa con­ver­sion ?

Le répon­se du Caravage à cet­te que­stion est tout bon­ne­ment génia­le. Le Matthieu de l’an 1600, c’est le prê­teur, celui qui s’enrichit en prê­tant de l’argent, en pra­ti­quant l’usure et en fri­co­tant avec la pègre. Et voi­ci donc la scè­ne célè­bre, véri­ta­ble coup de for­ce sur la Rome con­tem­po­rai­ne, située dans un lieu con­cep­tuel­le­ment « ana­lo­gue » au comp­toir du col­lec­teur d’impôts juif de la Jérusalem de Ponce Pilate.  Il s’agit d’un repai­re de la Rome popu­lai­re, qu’il faut s’imaginer dans une ruel­le située entre le Panthéon et le Campo dei Fiori.  Dans cet endroit, de jeu­nes dan­dys avec leurs armes bien en vue – une typo­lo­gie humai­ne oscil­lant entre l’homme de main, le pro­xé­nè­te et l’arnaqueur – sont autour d’une table où on par­le d’argent et où on comp­te des piè­ces.

Le Christ entre par la por­te. Il entre dans la lumiè­re sale et jau­nâ­tre de la ruel­le.  Ce rayon de lumiè­re pous­sié­reu­se est une méta­pho­re de la lumiè­re divi­ne qui a tou­ché le cœur de l’appelé.

Mais qui est Matthieu, le publi­cain ici repré­sen­té sous les trai­ts d’un usu­rier de l’an 1600 ? S’agit-il de l’homme d’âge mûr, bien habil­lé, qui se trou­ve au cen­tre de la table et qui, curieux et trou­blé, por­te la main sur sa poi­tri­ne, com­me pour dire, en s’adressant au Christ, « c’est moi que tu veux ? ».  Ou bien est-ce le jeu­ne hom­me som­bre con­cen­tré sur les piè­ces qu’il est en train de comp­ter, dans l’angle de gau­che ?

Sara Magister n’a aucun dou­te sur ce point et l’identification du véri­ta­ble Matthieu con­sti­tue le sujet du livre que ces quel­ques lignes intro­dui­sent ; un livre rédi­gé avec déter­mi­na­tion et avec pas­sion, en pas­sant au cri­ble sour­ces et docu­men­ts, dans un véri­ta­ble corps à corps avec l’œuvre qui est décor­ti­quée et ana­ly­sée sous tou­tes ses cou­tu­res. Comme une flè­che qui fait mou­che, l’identification du « vrai » Matthieu arri­ve, à la con­clu­sion du livre, com­me un objec­tif évi­dent et irré­fu­ta­ble.

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

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Date de publication: 31/05/2018