De retour d’Irak : « Ce qui m’a le plus touché… »

Au cours de la tra­di­tion­nel­le con­fé­ren­ce de pres­se à bord de l’avion de retour d’Irak, le Pape François a décla­ré que le moment qui l’avait le plus mar­qué de tout son voya­ge était le témoi­gna­ge de cet­te fem­mes chré­tien­ne qui avait fui Qaraqosh devant les mili­ces de l’État Islamique qui ava­ient tué son enfant.

Le témoi­gna­ge de cet­te fem­me, ain­si que sa pho­to, ont été publiées inté­gra­le­ment par Settimo Cielo il y a deux jours :

> “Le mar­ty­re de ces trois anges…”. Du car­net de voya­ge en Irak

Et voi­ci le com­men­tai­re du Pape François, retran­scrit mot à mot :

« Ce qui m’a le plus tou­ché, c’est le témoi­gna­ge d’une maman à Qaraqosh, […] une fem­me qui a per­du un fils dans les pre­miers bom­bar­de­men­ts de Daesh.  Elle a dit un mot : je par­don­ne.  Cela m’a ému.  Une maman [qui dit] : je par­don­ne et je deman­de par­don pour eux. […] Ce mot, nous l’avons oublié, nous savons insul­ter à tort et à tra­vers, nous savons con­dam­ner à tort et à tra­vers, moi en pre­mier, cela nous le savons bien.  Mais par­don­ner !  Pardonner les enne­mis : ça c’est l’Évangile pur ».

Mais tout de sui­te après, Catherine Marciano de France-Presse a posé cet­te que­stion au Pape François :

« Vous avez sou­te­nu les fem­mes de Qaraqosh avec de très bel­les paro­les, mais que pensez-vous du fait qu’une fem­me musul­ma­ne amou­reu­se ne puis­se pas se marier avec un chré­tien sans être reje­tée par sa famil­le ou pire enco­re ».

Et là, le Pape a été éva­sif.  Il a par­lé d’autres for­mes d’oppression, mais pas de celle-là.

« L’une d’entre vous [Inés San Martín, qui a éga­le­ment écrit dans ‘Crux’, ndr] m’a fait voir une liste de prix des fem­mes [adop­tées par Daesh pour le com­mer­ce de chré­tien­nes et de yézi­dies, ndr].  Je ne pou­vais pas le croi­re : si la fem­me est com­me ceci, elle coû­te autant, elle coû­te… pour les ven­dre.  Les fem­mes sont à ven­dre, les fem­mes sont mises en escla­va­ge.  Même dans le cen­tre de Rome […] les fil­les sont enle­vées et exploi­tées.  Je crois avoir tout dit sur le sujet. »

Mais François est inter­ve­nu sur bien d’autres thè­mes.

La retran­scrip­tion et la vidéo inté­gra­le de la con­fé­ren­ce de pres­se sont dispo­ni­bles sur le site du Vatican, ain­si que l’agenda et tous les discours du voya­ge en Irak.

Ce qui suit est une peti­te antho­lo­gie.

*

La rencontre avec le grand ayatollah Al-Sistani

J’ai sen­ti le devoir, dans ce pèle­ri­na­ge de foi et de péni­ten­ce, d’aller trou­ver un grand, un sage, un hom­me de Dieu.  Et on res­sent cela ne serait-ce qu’en l’écoutant.  […] Il me disait : « Cela fait dix ans – je crois que c’est ce qu’il m’a dit – que je ne reçois plus ceux qui vien­nent me visi­ter à d’autres fins, poli­ti­ques ou cul­tu­rel­les, non, seu­le­ment reli­gieu­ses ».  Et il a été très respec­tueux, très respec­tueux, pen­dant la ren­con­tre, et je me suis sen­ti hono­ré.  Même au moment de me saluer : il ne se lève jamais et il s’est levé, pour me saluer, à deux repri­ses.  C’est un hom­me hum­ble et sage.  Cette ren­con­tre m’a fait du bien à l’âme.  C’est une lumiè­re.  Et ces sages sont par­tout, par­ce que la sages­se de Dieu a été répan­due à tra­vers le mon­de.

La fraternité n’est pas une hérésie

Le docu­ment d’Abou Dhabi du 4 février [2019] a été pré­pa­ré avec le grand Imam [d’Al-Azhar] en secret, pen­dant six mois, en priant, en réflé­chis­sant, en cor­ri­geant le tex­te.  Il a été – c’est un peux pré­somp­tueux, prenez-le com­me ça – un pre­mier pas, […] cet­te démar­che [avec Al-Sistani] serait le second et il y en aura d’autres.  C’est impor­tant, le che­min de la fra­ter­ni­té.  […] L’Ayatollah Al-Sistani a eu une phra­se que j’essaye de me rap­pe­ler cor­rec­te­ment : les hom­mes sont frè­res par reli­gion ou égaux par créa­tion.  La fra­ter­ni­té c’est l’égalité, mais nous ne pou­vons pas aller au-delà de l’égalité.  Je crois qu’il y a éga­le­ment un che­min cul­tu­rel.  Pensons à nous autres chré­tiens, à la guer­re de Trente Ans, à la nuit de la Saint-Barthélemy, par exem­ple.  Pensons à cela.  Comment la men­ta­li­té chan­ge entre nous.  Parce que notre foi nous fait décou­vrir que c’est cela, la révé­la­tion de Jésus est l’amour et la cha­ri­té nous mènent à cela.  Mais com­bien de siè­cles aura-t-il fal­lu pour met­tre cela en pra­ti­que !  […] La fra­ter­ni­té humai­ne est une cho­se impor­tan­te, le fait qu’en tant qu’hommes nous soyons trous frè­res, et nous devons avan­cer avec les autres reli­gions.  […] Tu es humain, tu es fils de Dieu, tu es mon frè­re, point.  Voilà quel­le serait l’allégation la plus impor­tan­te, et tant de fois il faut pren­dre des risques pour fai­re ce pas.  Il y a des cri­ti­ques : on dit que le Pape n’est pas cou­ra­geux, qu’il est incon­scient, qu’il va à l’encontre de la doc­tri­ne catho­li­que, qu’il n’est qu’à un che­veu de l’hérésie…  Il y a des risques.  Mais ces déci­sions se pren­nent tou­jours dans la priè­re, dans le dia­lo­gue, en deman­dant con­seil, en réflé­chis­sant.  Elles ne sont pas un capri­ce, et elles sont éga­le­ment la ligne que le Concile nous a ensei­gnée.

Sur les voyages du Pape

Pour pren­dre une déci­sion sur les voya­ges, j’écoute.  […] Ça me fait du bien d’écouter, ça m’aide à avan­cer avec les déci­sions.  J’écoute les con­seil­lers et à la fin, je prie, je prie, je réflé­chis beau­coup, sur cer­tains voya­ges, j’ai beau­coup réflé­chi.  Et ensui­te la déci­sion vient du dedans : on le fait !  Presque spon­ta­né­ment, mais com­me un fruit à matu­ri­té.

Comment est né le voyage en Irak

La déci­sion de fai­re ce voya­ge vient de plus loin : la pre­miè­re invi­ta­tion de l’ambassadrice pré­cé­den­te, un méde­cin psy­chia­tre qui était ambas­sa­dri­ce en Irak : cou­ra­geu­se, très cou­ra­geu­se, elle a insi­sté.  Et puis l’ambassadrice en Italie est venue, une fem­me com­bat­ti­ve.  Et ensui­te le nou­vel ambas­sa­deur au Vatican, qui a lut­té.  Avant cela, le pré­si­dent était venu.  Toutes ces cho­ses sont restées à l’intérieur.  Mais il y a un pré­cé­dent que je vou­drais men­tion­ner : l’un de vous [jour­na­li­stes] m’a offert l’éditions espa­gno­le de « Pour que je sois la der­niè­re » [de Nadia Murad].  Je l’ai lu en ita­lien. […] C’est l’histoire des yézi­dis.  Et Nadia Murad y racon­te cet­te cho­se ter­ri­ble, ter­ri­ble…  Je vous con­seil­le de le lire.  À cer­tains momen­ts, com­me c’est bio­gra­phi­que, cela pour­ra sem­bler un peu pesant, mais pour moi, c’est cela le « telo­ne » [le motif] de fond de ma déci­sion.  Ce livre me tra­vail­lait de l’intérieur, de l’intérieur…  Et quand j’ai écou­té Nadia, qui est venue ici pour me racon­ter les cho­ses… Terrible !  Et puis, avec le livre, tou­tes ces cho­ses ensem­ble m’ont fait pren­dre la déci­sion, pesant le pour et le con­tre, tou­tes les pro­blé­ma­ti­ques, si nom­breu­ses… Mais à la fin, la déci­sion est arri­vée et je l’ai pri­se.

Pourquoi je n’irai pas en Argentine…

Mon ami jour­na­li­ste Nelson Castro, un méde­cin, […] m’a inter­viewé ; un livre est sor­ti, on me dit qu’il est bien, je ne l’ai pas lu.  Il m’a posé une que­stion : « Si vous démis­sion­nez, reviendrez-vous en Argentine ou resterez-vous ici ? » — « Je ne retour­ne­ra pas en Argentine – c’est ce que j’ai dit – mais je reste­rai ici, dans mon dio­cè­se ».  Mais sur cet­te hypo­thè­se, et cela va de pair avec la que­stion de savoir si j’irai en Argentine et pour­quoi – je réponds tou­jours un peu iro­ni­que­ment : j’ai pas­sé 76 ans en Argentine, c’est suf­fi­sant, non ?

… Ou peut-être bien que si

Il y a une cho­se qu’on ne dit pas, je ne sais pas pour­quoi : en novem­bre 2017 on avait pro­gram­mé un voya­ge en Argentine.  On avait com­men­cé à tra­vail­ler : on allait fai­re le Chili, l’Argentine et l’Uruguay.  Mais après – vers la fin du mois de novem­bre – le Chili était en cam­pa­gne élec­to­ra­le, par­ce qu’à ce moment, en décem­bre, le suc­ces­seur de Michelle Bachelet a été élu, et je devais y aller avant que le gou­ver­ne­ment ne chan­ge, je ne pou­vais pas y aller après.  Mais aller en jan­vier au Chili et ensui­te en jan­vier en Argentine et en Uruguay, ce n’était pas pos­si­ble, par­ce que jan­vier là-bas c’est com­me le mois d’août chez nous, juillet-août, pour les deux pays.  En y repen­sant, on a fait cet­te sug­ge­stion : et pour­quoi ne pas choi­sir le Pérou ?  Parce qu’on avait sau­té le Pérou dans le voya­ge Équateur-Bolivie-Paraguay, il était resté de côté.  Et c’est de là qu’est né le voya­ge de jan­vier [2019] au Chili et au Pérou.  Je tiens à le pré­ci­ser pour qu’on ail­ler pas s’imaginer des fan­tai­sies de « patrio­pho­bie ».  Quand l’opportunité vien­dra, il fau­dra le fai­re, par­ce qu’il y a l’Argentine, l’Uruguay et le sud du Brésil, qui est un com­po­sé cul­tu­rel très vaste.

Précautions antivirus à Rome…

Je me sens dif­fé­rent quand je suis très loin des gens pen­dant les audien­ces.  Je vou­drais repren­dre les audien­ces géné­ra­les au plus vite.  Espérons que les con­di­tions soient réu­nies, je suis pour cela les direc­ti­ves des auto­ri­tés.  Ce sont elles qui sont respon­sa­bles et elles ont la grâ­ce de Dieu pour nous aider en cela.   Ce sont les respon­sa­bles qui don­nent les direc­ti­ves.  Que cela nous plai­se ou non, mais ce sont eux les respon­sa­bles et ils doi­vent le fai­re.

… Mais pas en Irak

Les voya­ges se « cui­si­nent » dans le temps dans ma con­scien­ce […] J’ai beau­coup pen­sé, j’ai beau­coup prié sur cela [sur le risque de dif­fu­sion du virus, ndr] et à la fin j’ai pris la déci­sion, libre­ment, qui venait du dedans.  Et j’ai dit : que celui qui me don­ne de à déci­der, qu’il s’occupe des gens.  C’est ain­si que j’ai pris la déci­sion, ain­si, mais après la priè­re et en tou­te con­scien­ce des risques.  Après tout cela.

Intégrer les migrants

La migra­tion est un droit dou­ble : le droit de ne pas émi­grer et le droit d’émigrer.  Ces gens n’ont ni l’un ni l’autre, par­ce qu’ils ne peu­vent pas ne pas par­tir, ils ne savent pas com­ment fai­re.  Et ils ne peu­vent pas émi­grer par­ce que le mon­de n’a pas enco­re pris con­scien­ce que la migra­tion est un droit humain.  […] Hier, j’ai vou­lu – par­ce qu’il me l’a deman­dé – rece­voir, après la mes­se, le papa d’Alan Kurdi, cet enfant…  C’est un sym­bo­le, Alan Kurdi est un sym­bo­le ; c’est pour cela que j’ai offert la sculp­tu­re à la FAO.  C’est un sym­bo­le qui va au-delà d’un enfant mort pen­dant la migra­tion : un sym­bo­le de civi­li­sa­tion mor­te, de civi­li­sa­tions qui meu­rent, qui ne peu­vent pas sur­vi­vre.  […] L’intégration des migran­ts est la clé.  Deux anec­do­tes : à Zaventem, en Belgique, les ter­ro­ri­stes éta­ient bel­ges, nés en Belgique mais des émi­grés isla­mi­ques ghet­toï­sés, non inté­grés.  L’autre exem­ple, quand je suis allé en Suède, c’est la mini­stre qui m’a dit au revoir, elle était très jeu­ne et avait une phy­sio­no­mie par­ti­cu­liè­re, qui n’est pas typi­que des sué­dois.  C’était la fil­le d’un migrant et d’une sué­doi­se : à ce point inté­grée qu’elle est deve­nue mini­stre !  Regardons ces deux cho­ses, elles nous font beau­coup réflé­chir, beau­coup, beau­coup.  Intégrer.

Le salut vient du peuple

Après ces mois de pri­son, par­ce que je me sen­tais moi-même un peu empri­son­né, c’est com­me revi­vre pour moi.  Revivre par­ce que c’est tou­cher l’Église, tou­cher le saint peu­ple de Dieu, tou­cher tous les peu­ples. […] Le seul qui nous sau­ve de la lèpre de la con­voi­ti­se, de la super­be, c’est le saint peu­ple de Dieu.  Celui dont Dieu a dit à David : « Je t’ai pris du trou­peau, n’oublie pas le trou­peau ».  Celui dont Paul dit à Timothée : « Rappelle-toi de ta mère et de ta grand-mère qui t’ont ‘allai­té’ la foi ».  C’est-à-dire ne pas oublier l’appartenance au peu­ple de Dieu et deve­nir une caste pri­vi­lé­giée de con­sa­crés, de clercs, que sais-je.  Pour cela, le con­tact avec le peu­ple nous sau­ve, il nous aide, nous don­nons au peu­ple l’Eucharistie, la pré­di­ca­tion, notre fonc­tion.  Mais eux ils nous don­nent l’appartenance.  N’oublions pas cet­te appar­te­nan­ce au saint peu­ple de Dieu.

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

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Date de publication: 8/03/2021