Comment être une “minorité créative” aujourd’hui. L’exemple des chrétiens des trois premiers siècles

Cher M. Magister,

Votre arti­cle sur « le pari béné­dic­tin » tou­che vrai­ment à une que­stion cen­tra­le – « la » que­stion cen­tra­le, dirais-je – du chri­stia­ni­sme con­tem­po­rain : com­ment vivre en chré­tiens dans un mon­de qui ne l’est plus.

Cela a éga­le­ment été le pro­blè­me de l’Eglise des pre­miers siè­cles : com­ment vivre en chré­tiens dans un mon­de qui ne l’est pas enco­re.

Il est un fac­teur qui était très pré­sent dans la con­scien­ce des chré­tiens de l’époque et que l’on tend aujourd’hui à ne plus recon­naî­tre alors qu’il est déter­mi­nant dans la façon de l’affronter : c’est celui de « kri­sis », c’est-à-dire du juge­ment qui est en mesu­re de « met­tre en cri­se » la cul­tu­re mon­dai­ne et de la « chré­sis », c’est-à-dire la capa­ci­té d’« uti­li­ser cor­rec­te­ment » ce qu’une cul­tu­re don­née pos­sè­de mais ne sais plus uti­li­ser cor­rec­te­ment.

Le soi-disant « pari béné­dic­tin » dépas­se le risque de deve­nir une auto-ghettoïsation si – com­me je crois que l’auteur le pen­se – il s’arme d’une for­te « capa­ci­té cri­ti­que », qui est tout le con­trai­re de la fer­me­tu­re et qui con­sti­tue en fait la véri­ta­ble for­me de dia­lo­gue avec le mon­de que les chré­tiens, expli­ci­te­ment appe­lés par le Christ à être le levain dans la pâte, le sel et la lumiè­re du mon­de, peu­vent et doi­vent mener.

Je tra­vail­le sur ce thè­me de la « kri­sis / chre­sis » avec d’autres spé­cia­li­stes des Pères de l’Eglise depuis plu­sieurs années.

L’automne pro­chain, devrait sor­tir pour notre bon­heur la tra­duc­tion ita­lien­ne de l’œuvre fon­da­men­ta­le de Christian Gnilka, « Chresis. Die Methode der Kirchenväter im Umgang mit der Antiken Kultur », Bâle, 2012, auquel nous con­sa­cre­rons éga­le­ment un col­lo­que au prin­temps 2019, pro­ba­ble­ment à Bologne.

En outre, vien­nent de sor­tir aux édi­tions de l’Università del­la Santa Croce les actes de notre col­lo­que de 2016 : A.M. Mazzanti‑I. Vigorelli (dir.), « Krisis e cam­bia­men­to in età tar­doan­ti­ca. Riflessi con­tem­po­ra­nei”, Edusc, Rome, 2017. »

On y trou­ve l’une de mes con­tri­bu­tions qui s’intitule juste­ment : « Cottidie obsi­de­mur ». Vivre en chré­tiens dans un mon­de non-chrétien : la pro­po­si­tion de Tertullien ».  Je pen­se que vous y trou­ve­rez quel­que cho­se d’intéressant pour le débat en cours.

Merci. Bien cor­dia­le­ment et avec tou­te mon esti­me,

Leonardo Lugaresi

*

Cher pro­fes­seur Lugaresi,

C’est à moi de vous remer­cier et d’offrir aux lec­teurs de Settimo Cielo l’extrait par­ti­cu­liè­re­ment éclai­rant sui­vant tiré de l’introduction de votre essai.

Sandro Magister

*

Vivre en chrétiens dans un monde non-chrétien. La leçon des trois premiers siècles

de Leonardo Lugaresi

Le chri­stia­ni­sme a été, à tout le moins pen­dant les trois pre­miers siè­cles de son histoi­re, ce qu’on peut en ter­mes socio­lo­gi­ques qua­li­fier de grou­pe mino­ri­tai­re, même s’il était en for­te crois­san­ce.

A l’aube du IVe siè­cle, lor­sque Constantin déci­da de s’« ouvrir » au chri­stia­ni­sme en adop­tant celui-ci com­me cul­tu­re de réfé­ren­ce pour son pro­jet poli­ti­que, c’était un pari poli­ti­que auda­cieux par­ce qu’il était en train de tout miser sur une enti­té qui était cer­tes signi­fi­ca­ti­ve en ter­mes socio-culturels mais qui était enco­re net­te­ment mino­ri­tai­re dans le cadre glo­bal de l’empire romain.

Une appro­che de l’histoire chré­tien­ne des trois pre­miers siè­cles s’attachant prin­ci­pa­le­ment à com­pren­dre com­ment un grou­pe mino­ri­tai­re gérait le pro­blè­me de sa sur­vie dans un con­tex­te cul­tu­rel­le­ment et socia­le­ment étran­ger, sinon hosti­le, et exe­rçant sur elle une sor­te de pres­sion osmo­ti­que inten­se et per­ma­nen­te — c’est le sens de « l’état de siè­ge » auquel se réfè­re Tertullien : « cot­ti­die obsi­de­mur » (Apologeticum 7, 4) — nous sem­ble donc appro­priée.

Nous avons l’habitude de pen­ser que le com­por­te­ment des grou­pes mino­ri­tai­res dans des con­di­tions sem­bla­bles à cel­les des pre­miers chré­tiens a géné­ra­le­ment ten­dan­ce à se pola­ri­ser dans l’une de ces deux direc­tions oppo­sées :

- soit vers une assi­mi­la­tion crois­san­te aux modè­les cul­tu­rels en vigueur dans le milieu d’appartenance ;

- soit, au con­trai­re, vers une atti­tu­de de fer­me­tu­re crois­san­te par rap­port au mon­de exté­rieur con­tre lequel le grou­pe dres­se une sor­te de bar­riè­re iden­ti­tai­re.

La mani­fe­sta­tion extrê­me de cet­te der­niè­re postu­re, que l’on pour­rait éga­le­ment con­si­dé­rer com­me étant une troi­siè­me option, est cel­le qui débou­che sur la ten­ta­ti­ve de s’extraire com­plè­te­ment du con­tex­te socio-culturel dans lequel on se trou­ve, enta­mant une espè­ce de séces­sion soit col­lec­ti­ve (avec par con­sé­quent la recher­che d’une nou­vel­le patrie, d’une « ter­re pro­mi­se »), soit indi­vi­duel­le (à tra­vers l’anachorèse, la « fui­te dans le désert »).

Eh bien, au cours des trois pre­miers siè­cles, les chré­tiens n’ont rien fait de ce que nous venons de citer :

1) ils ne se sont pas assi­mi­lés par­ce que si le chri­stia­ni­sme s’était com­plè­te­ment et tota­le­ment assi­mi­lé à l’hellénisme, nous ne serions pas là aujourd’hui pour en par­ler com­me d’une réa­li­té enco­re exi­stan­te et bien distinc­te de l’héritage cul­tu­rel gréco-romain ;

2) ils ne se sont pas sépa­rés et ren­fer­més dans un mon­de à part et n’ont pas sui­vi la logi­que de la sec­te (à tout le moins pour ce qui con­cer­ne le chri­stia­ni­sme « main­stream » : il y a bien eu des ten­dan­ces sec­tai­res mais celles-ci ont tou­jours pris la rou­te de nou­vel­les for­ma­tions qui ont prin­ci­pa­le­ment exer­cé leurs cri­ti­ques séces­sion­ni­stes con­tre la « gran­de Eglise » com­pro­mi­se avec le mon­de) ;

3) ils n’ont cer­tai­ne­ment pas rêvé et enco­re moins pro­je­té de sor­tir ou de fai­re séces­sion du mon­de romain.

Certes, à par­tir de la fin du IIIe siè­cle, avec le mona­chi­sme, on expé­ri­men­te­ra dans l’Eglise une for­me d’éloignement de la « polis » et de choix du « désert » qui pour­rait pas­ser pour un exem­ple de cet­te troi­siè­me option.  Elle n’a cepen­dant con­cer­né qu’une éli­te d’individus et con­si­stait davan­ta­ge en une pri­se de distan­ce cri­ti­que qu’en un aban­don des vil­les.  Le moi­ne sort bien du con­tex­te social urbain mais il main­tient avec lui un rap­port très étroit et inci­sif par­ce qu’il entre­tient des rela­tions avec les autres chré­tiens qui « restent dans le mon­de » et qu’il fait de son exi­sten­ce ana­cho­ré­ti­que un cri­tè­re de juge­ment pour tous ceux qui con­ti­nuent à vivre dans l’espace urbain.

Il exi­ste cepen­dant une qua­triè­me moda­li­té de rap­port qu’un grou­pe mino­ri­tai­re peut entre­te­nir avec le mon­de qui l’entoure et qui l’« assiè­ge », il s’agit de cel­le qui con­si­ste à entrer dans une rela­tion for­te­ment cri­ti­que avec lui et d’exercer – notam­ment grâ­ce à ses pro­pres capa­ci­tés de main­te­nir une for­me de com­pa­ti­bi­li­té et cohé­ren­ce de com­por­te­ment par rap­port aux juge­men­ts ain­si posés – une influen­ce cul­tu­rel­le sur la socié­té qui au fil du temps peut abou­tir à met­tre le cadre géné­ral en cri­se.

La que­stion fon­da­men­ta­le que nous devrions nous poser n’est donc pas : « Comment les chré­tiens ont-ils fait pour con­qué­rir l’empire romain » mais bien : « Comment ont-ils fait pour vivre en chré­tiens dans un mon­de entiè­re­ment non chré­tien », c’est-à-dire un mon­de qu’ils per­ce­va­ient com­me étant étran­ger et hosti­le au Christ ?

Le chri­stia­ni­sme a effec­ti­ve­ment été en mesu­re d’opérer, en l’espace de quel­ques siè­cles, un véri­ta­ble chan­ge­ment des para­dig­mes cul­tu­rels – vision du mon­de, modè­les de com­por­te­ment, for­mes d’expression -, et d’occuper une posi­tion de moins en moins mar­gi­na­le dans l’espace public et d’y exer­cer de plus en plus d’influence.

Le chri­stia­ni­sme du mon­de anti­que est ain­si pas­sé – en l’espace d’environ trois siè­cles – du sta­tut d’« exi­tia­bi­lis super­sti­tio », de super­sti­tion mor­ti­fè­re mal vue de tous, à la recon­nais­san­ce de sa plei­ne plau­si­bi­li­té com­me fon­de­ment reli­gieux et cul­tu­rel de l’empire refon­dé par Constantin, sans qu’il soit néces­sai­re que les chré­tiens con­sti­tuent entre­temps une majo­ri­té ni même une for­te mino­ri­té au sein de la popu­la­tion.

Il est impor­tant de pré­ci­ser que, pui­sque « Dieu a envoyé son Fils dans le mon­de, non pas pour juger le mon­de, mais pour que, par lui, le mon­de soit sau­vé. » (Jean 3, 17), du point de vue chré­tien, la for­me de ce juge­ment n’est pas la con­dam­na­tion ni l’ouverture indi­scri­mi­née mais pré­ci­sé­ment la cri­se, dans son accep­tion posi­ti­ve de distinc­tion entre le vrai et le faux, le bon et le mau­vais, le beau et le laid, l’utile et le nui­si­ble. Se basant sur la com­pa­rai­son avec un cri­tè­re, la cri­se est en fait le juge­ment qui déstruc­tu­re les systè­mes fer­més, en fait émer­ger les ten­sions et les con­tra­dic­tions laten­tes, tran­sfor­me les rela­tions inter­nes entre les élé­men­ts qui le com­po­sent et remet en que­stion leurs règles de fonc­tion­ne­ment : en un mot elle les véri­fie et les ouvre au chan­ge­ment.

La pos­si­bi­li­té de la « kri­sis » décou­le du fait histo­ri­que de l’incarnation du Fils de Dieu qui vient dans le mon­de mais qui, com­me il n’est pas du mon­de, y intro­duit un élé­ment de con­fron­ta­tion, un cri­tè­re, juste­ment, dont la sages­se humai­ne serait dépour­vue autre­ment.

Pour illu­strer ce con­cept, il peut être uti­le de fai­re une cita­tion de la pre­miè­re des Homélies sur l’Hexaéméron de Basile de Césarée qui, même s’il s’agit d’un auteur du IVe siè­cle, est bien adap­tée à la posi­tion de Tertullien : dans ce discours, le célè­bre père de Cappadoce obser­ve à un cer­tain moment que la sages­se du mon­de, c’est-à-dire la scien­ce des grecs, est bien capa­ble de mesu­rer tout ce qui est visi­ble mais que, fasci­née com­me elle l’est par la cir­cu­la­ri­té du mou­ve­ment cosmi­que, elle ne par­vient pas à en con­ce­voir un com­men­ce­ment dans le temps et qu’elle con­si­dè­re donc que le mon­de est éter­nel pui­sque « sans com­men­ce­ment ».  Ce qu’elle ne con­naît pas c’est : « Au com­men­ce­ment, Dieu créa ».  Ouverte à une dimen­sion exclu­si­ve­ment spa­tia­le et fer­mée à la dimen­sion tem­po­rel­le, la phi­lo­so­phie de la natu­re des païens est inca­pa­ble de juger les affai­res du mon­de par­ce qu’elle ne peut en com­pren­dre le sens : ses adep­tes, de fait, savent obser­ver, décri­re, comp­ter et mesu­rer tout ce qu’il y a dans le mon­de mais ils n’ont pas enco­re trou­vé un seul moyen pour arri­ver à pen­ser Dieu créa­teur de l’univers et juge équi­ta­ble qui don­ne la juste récom­pen­se pour les actions accom­plies ; ni pour se fai­re une idée de la fin du mon­de qui soit con­for­me à la doc­tri­ne du juge­ment.

En d’autre mots, ce que Basile veut dire, c’est que sans prin­ci­pe (et par con­sé­quent sans fina­li­té), la « kri­sis » du mon­de n’est pas pos­si­ble par­ce que le mon­de, éter­nel­le­ment égal à lui-même au-delà de ses appa­ren­ces chan­gean­tes, ne peut pas être con­fron­té autre cho­se que lui-même, avec quel­que cho­se ou Quelqu’un qui vien­drait avant ou qui vien­drait après lui, ni avec ce qu’il y a au-dessus ou en-dessous de lui.

C’est pour cet­te rai­son que la « théo­lo­gie phy­si­que » des phi­lo­so­phes païens n’est pas en mesu­re de por­ter un juge­ment sur le mon­de par­ce qu’elle n’a aucun point d’appui exté­rieur à lui pour fai­re levier. Par l’incarnation du Fils de Dieu, les chré­tiens esti­ment en revan­che avoir trou­vé le point d’appui qui leur per­met d’activer l’opération cri­ti­que.

C’est avec cet­te con­scien­ce de la « for­ce cri­ti­que » de la créa­tion de l’incarnation que Tertullien plus d’un siè­cle et demi aupa­ra­vant, s’attelle à juger la réa­li­té du mon­de qui « assiè­ge » le chri­stia­ni­sme.

[…]

*

De Leonardo Lugaresi, spé­cia­li­ste des Pères de l’Eglise, pro­fes­seur à Bologne et à Paris, signa­tu­re pre­sti­gieu­se de « L’Osservatore Romano » dont les lec­teurs de Settimo Cielo et de www.chiesa ont déjà pu appré­cier les con­tri­bu­tions aux déba­ts sur les nou­vel­les for­mes de poly­théi­sme dans la cul­tu­re con­tem­po­rai­ne :

> Le nou­veau poly­théi­sme et ses ido­les ten­ta­tri­ces

Ainsi que sur la for­ce de l’image dans la socié­té moder­ne du spec­ta­cle :

> Bas les masques, comé­dien!

———

Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

 

Share Button

Date de publication: 17/02/2018