Buenos Aires contre Rome. Avec Bergoglio dans les deux équipes et comme arbitre

« Roma locu­ta, cau­sa fini­ta » ? Rien n’est moins sûr. Au con­trai­re, la con­tro­ver­se sur le cha­pi­tre huit d’Amoris lae­ti­tia sem­ble enco­re plus vive qu’avant.  Il suf­fit de con­sta­ter ce qui se pas­se dans le dio­cè­se de Rome, le dio­cè­se dont le pape est évê­que, où les instruc­tions con­cer­nant la com­mu­nion aux divor­cés rema­riés sont bien plus restric­ti­ves que cel­les édic­tées par les évê­ques de la région de Buenos Aires et approu­vées par écrit par ce même pape.

L’énigme pro­vient pré­ci­sé­ment de la publi­ca­tion aux « Acta Apostolicae Sedis » de la let­tre dans laquel­le François non seu­le­ment approu­ve les lignes direc­tri­ces des évê­ques argen­tins mais où il écrit que « ne hay otras inter­pre­ta­cio­nes », il n’y a pas d’autres inter­pré­ta­tions.

S’il fal­lait pren­dre cet­te phra­se au pied de la let­tre, en fait, même le dio­cè­se de Rome devrait appli­quer les cri­tè­res adop­tées par les évê­ques argen­tins avec l’approbation expli­ci­te de François.

Mais il n’en est pas ain­si pui­sque ue le dio­cè­se de Rome con­ti­nuer à s’en tenir à ses pro­pres cri­tè­res qui ava­ient été éta­blis bien avant que les évê­ques de la région de Buenos Aires ne publient les leurs. Ils por­tent la signa­tu­re du cardinal-vicaire de l’époque, Agostino Vallini (voir pho­to), qui en fit lec­tu­re solen­nel­le le 19 sep­tem­bre 2016 en la basi­li­que Saint-Jean-de-Latran, dans ce cas éga­le­ment – on le sait avec cer­ti­tu­de – avec l’accord préa­la­ble du Pape.

> “La leti­zia del­l’a­mo­re”. Il cam­mi­no del­le fami­glie a Roma

En quoi ces deux instruc­tions, l’argentine et la romai­ne, diffèrent-elles donc ?

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L’instruction en usa­ge à Rome est un chef‑d’œuvre d’équilibre entre inno­va­tion et tra­di­tion. En ce qui con­cer­ne la com­mu­nion aux divorcés-remariés, elle tire d’Amoris lae­ti­tia le maxi­mum de nou­veau­té qu’on puis­se en extrai­re tout en restant plei­ne­ment fidè­le à l’enseignement de tou­jours de l’Eglise.

Il s’agit du même équi­li­bre que celui dont le car­di­nal Gerhard Müller a fait pre­u­ve dans la pré­fa­ce du récent livre de Rocco Buttiglione sur Amoris lae­ti­tia.

C’est aus­si la même ligne sub­ti­le sui­vie aupa­ra­vant par Joseph Ratzinger, com­me théo­lo­gien, com­me car­di­nal et com­me pape.

Le cas typi­que dans lequel aus­si bien Müller que Ratzinger admet­tent l’accès à la com­mu­nion pour les divor­cés rema­riés qui coha­bi­tent « more uxo­rio » con­cer­ne celui qui est cer­tain de l’invalidité de son pro­pre maria­ge célé­bré à l’église, pour cau­se d’absence de foi ou d’autres pré­re­quis essen­tiels, mais dont l’invalidité ne peut pas être cano­ni­que­ment recon­nue.

Dans ce cas, aus­si bien Müller que Ratzinger admet­tent l’absolution sacra­men­tel­le et la com­mu­nion, pour autant que cela soit déci­dé « au for inter­ne » avec le con­fes­seur et que cela se fas­se de façon discrè­te, sans cau­ser de scan­da­le public.

Le cas envi­sa­gé par le car­di­nal vicai­re Vallini dans les instruc­tions don­nées aux dio­cè­ses de Rome est le même. La solu­tion qu’il recom­man­de est iden­ti­que.  Mais voyons d’un peu plus près ce qu’il écrit dans les lignes direc­tri­ces pour le dio­cè­se de Rome.

Pour com­men­cer, Vallini remar­que que dans la fameu­se note 351 d’Amoris lae­ti­tia, François « uti­li­se le con­di­tion­nel, donc il ne dit pas qu’il faut admet­tre aux sacre­men­ts, même s’il ne l’exclut pas dans cer­tains cas et à cer­tai­nes con­di­tions ». Ce que le pape deman­de, c’est de « par­cou­rir la ‘via cari­ta­tis’ de l’accueil des péni­ten­ts, les écou­ter atten­ti­ve­ment, leur mon­trer le visa­ge mater­nel de l’Église, les invi­ter à sui­vre le che­min de Jésus, fai­re mûrir en eux l’intention droi­te de s’ouvrir à l’Évangile ».

Et voi­ci le pas­sa­ge cru­cial :

« Il ne s’agit pas d’arriver néces­sai­re­ment aux sacre­men­ts. Mais, lor­sque la situa­tion con­crè­te d’un cou­ple rend la cho­se fai­sa­ble, c’est-à-dire lor­sque leur démar­che de foi a été lon­gue, sin­cè­re et pro­gres­si­ve, il faut leur pro­po­ser de vivre dans la con­ti­nen­ce ; si ce choix est dif­fi­ci­le à pra­ti­quer pour la sta­bi­li­té du cou­ple, ‘Amoris læti­tia’ n’exclut pas la pos­si­bi­li­té qu’ils accè­dent à la péni­ten­ce et à l’eucharistie. Cela repré­sen­te une cer­tai­ne ouver­tu­re, com­me dans le cas où il exi­ste une cer­ti­tu­de mora­le que le pre­mier maria­ge était nul mais où il n’y a pas de pre­u­ves pour le démon­trer devant un tri­bu­nal ; mais pas dans le cas où, par exem­ple, ils font éta­la­ge de leur situa­tion de divor­cés rema­riés com­me si elle fai­sait par­tie de l’idéal chré­tien, etc.

Comment devons-nous com­pren­dre cet­te ouver­tu­re ? Certainement pas dans le sens d’un accès sans restric­tions aux sacre­men­ts, com­me cela arri­ve quel­que­fois, mais dans celui d’un discer­ne­ment qui fas­se une ana­ly­se per­ti­nen­te de cha­que cas indi­vi­duel. Qui peut pren­dre la déci­sion ? Compte tenu de ce que dit le tex­te et de la ‘mens’ de son Auteur, il ne me sem­ble pas qu’il y ait d’autre solu­tion que cel­le du for inter­ne. En effet le for inter­ne est le bon che­min pour ouvrir le cœur aux con­fi­den­ces les plus inti­mes ; si, au fil du temps, un rap­port de con­fian­ce s’est éta­bli avec un con­fes­seur ou un gui­de spi­ri­tuel, il est pos­si­ble d’établir et de déve­lop­per avec lui un iti­né­rai­re de con­ver­sion long, patient, fait de peti­ts pas et de véri­fi­ca­tions pro­gres­si­ves.

Par con­sé­quent, à un moment don­né, le con­fes­seur est le seul qui, en con­scien­ce, après avoir beau­coup réflé­chi et beau­coup prié, doi­ve pren­dre la respon­sa­bi­li­té devant Dieu et le péni­tent, et deman­der que l’accès aux sacre­men­ts se fas­se de maniè­re con­fi­den­tiel­le. Dans ces cas, la démar­che de discer­ne­ment ne s’arrête pas là, afin de par­cou­rir de nou­vel­les éta­pes vers l’idéal chré­tien com­plet. »

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Les lignes direc­tri­ces de la région de Buenos Aires dif­fè­rent quant à elles de cel­les de Rome sur au moins deux poin­ts essen­tiels :

Tout d’abord les voies d’accès à la com­mu­nion sacra­men­tel­les sont bien plus lar­ges. Alors qu’à Rome on requiert au préa­la­ble la cer­ti­tu­de mora­le que le maria­ge célé­bré à l’Eglise soit inva­li­de, en Argentine il suf­fit d’arriver – même dans le cas d’un maria­ge chré­tien vali­de et d’une secon­de union adul­té­ri­ne – « à recon­naî­tre qu’il y a des limi­ta­tions qui atté­nuent la respon­sa­bi­li­té et la cul­pa­bi­li­té, par­ti­cu­liè­re­ment quand une per­son­ne esti­me pou­voir tom­ber dans une fau­te sup­plé­men­tai­re pré­ju­di­cia­ble aux enfan­ts de la nou­vel­le union ».

Deuxièmement, alors qu’à Rome il est impé­ra­tif que l’accès aux sacre­men­ts des divor­cés rema­riés soit déci­dé avec le con­fes­seur au for inter­ne et se fas­se de maniè­re réser­vée, sans cau­ser de scan­da­le, en Argentine ces con­di­tions ne sont que recom­man­dées et, dans les fai­ts, sont mêmes super­be­ment igno­rées com­me dans le dio­cè­se de Reconquista où l’on en est venu à fêter à la cathé­dra­le le retour à la com­mu­nion eucha­ri­sti­que de tren­te cou­ples de divor­cés rema­riés qui con­ti­nuent à vivre ensem­ble « more uxo­rio ».

*

A ce sta­de, on en vient à se poser tout natu­rel­le­ment une que­stions. Laquelle de ces deux instruc­tions, cel­le de Rome ou cel­le de Buenos Aires, est la plus pro­che de la « mens » du Pape François ?

En faveur de l’interprétation argen­ti­ne, il y a le fait que Bergoglio l’ait approu­vée par écrit et l’ait fai­te impri­mer aux « Acta Apostolicae Sedis ». Avec cet­te phra­se désor­mais célè­bre : « No hay otras inter­pre­ta­cio­nes ».

En faveur de l’interprétation romai­ne, il y a le fait – non moins impor­tant – qu’il est en vigueur dans le dio­cè­se dont François est évê­que, donc de tou­te évi­den­ce avec son appro­ba­tion. Et qu’elle con­ti­nue à rester en vigueur depuis la paru­tion des « Acta ».

Il y a cepen­dant un troi­siè­me élé­ment suscep­ti­ble de ren­dre ce dilem­me sans objet. Il s’agit des com­por­te­men­ts pra­ti­ques.  Partout dans l’Eglise, à tous les niveaux, il arri­ve de plus en plus que cha­cun fas­se ce qu’il veut en la matiè­re, à par­tir des lar­ges ouver­tu­res d’Amoris lae­ti­tia.

Certains vont même jusqu’à théo­ri­ser ce « laisser-faire » com­me l’a fait Basilio Petrà, le pré­si­dent des théo­lo­giens mora­li­stes ita­liens, dans la très sérieu­se revue « Il Regno » :

> Amoris lae­ti­tia, un pas­so avan­ti nel­la Tradizione

Où il écrit, à pro­pos des divorcés-remariés:

« Le fidè­le éclai­ré pour­rait par­ve­nir à déci­der que, dans son cas, il n’est pas néces­sai­re de se con­fes­ser ».

Et il expli­que :

« Il est [en effet] tout à fait pos­si­ble qu’une per­son­ne n’ait pas la con­scien­ce mora­le appro­priée et/ou qu’elle n’ait pas la liber­té d’agir autre­ment et que, tout en fai­sant quel­que cho­se qui est objec­ti­ve­ment con­si­dé­ré com­me gra­ve, elle ne com­met­te pas un péché gra­ve au sens moral et n’ait par con­sé­quent pas le devoir de se con­fes­ser pour accé­der à l’eu­cha­ri­stie. ‘Amoris læti­tia’ dans sa note 301 fait clai­re­ment allu­sion à cet­te doc­tri­ne ».

Ce qui revient à dire: libre à cha­cun de fai­re com­me il l’entend, à Buenos Aires com­me à Rome ou ail­leurs.

En atten­dant, la con­tro­ver­se sur les posi­tions défen­dues par le pro­fes­seur Rocco Buttiglione en faveur de la com­mu­nion des divor­cés rema­riés qui vivent ensem­ble “more uxo­rio”, selon lui auto­ri­sée à cer­tai­nes con­di­tions par Amoris lae­ti­tia, se pour­suit.

Sur cet­te autre page de Settimo Cielo, voi­ci la répli­que de Claudio Pierantoni à l’inter­view que Buttiglione a accor­de au jour­na­li­ste Andrea Tornielli sur Vatican insi­der le 20 novem­bre der­nier.

> Ecco per­ché i suoi argo­men­ti non qua­dra­no. Una nuo­va rispo­sta a Rocco Buttiglione

Cette répon­se du pro­fes­seur Pierantoni a été tra­dui­te en anglais et publiée par Diane Montagna le 12 décem­bre sur LifeSiteNews:

> Here’s why eve­ry argu­ment allo­wing Communion for ‘remar­ried’ ulti­ma­te­ly fails

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

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Date de publication: 18/12/2017