Suite de la controverse entre le Pape François et les Juifs. Voici comment le Pape Benoît l’aurait résolue

Lors de l’audience géné­ra­le d’aujourd’hui mer­cre­di 29 sep­tem­bre, le Pape François (sur la pho­to avec le grand rab­bin de Rome Riccardo Di Segni) est arri­vé au neu­viè­me épi­so­de de la série sur la let­tre de Paul aux Galates, repro­duit inté­gra­le­ment sur cet­te autre page de Settimo Cielo avec, en sou­li­gné, les déve­lop­pe­men­ts oraux que le Pape a ajou­tés au tex­te écrit.

> Catechesi sul­la let­te­ra ai Galati: 9. La vita nel­la fede

Comme nous l’avions ana­ly­sé dans l’article pré­cé­dent, la qua­triè­me caté­chè­se de la série, cel­le du 11 août sur « La Loi de Moïse », avait pro­vo­qué de vives réac­tions des plus hau­ts repré­sen­tan­ts du rab­bi­nat juif, aux­quels il a été fina­le­ment répon­du que s’il est vrai que selon la foi chré­tien­ne, c’est Jésus Christ qui est l’unique voie de salut pour tous, « cela ne signi­fie pas que la Torah soit déva­lo­ri­sée ou non plus recon­nue com­me la voie de salut pour les Juifs ».

Mais dans le camp catho­li­que, cer­tains objec­tent cepen­dant que, tout en tenant comp­te « des préoc­cu­pa­tions légi­ti­mes inhé­ren­tes au dia­lo­gue » avec les Juifs, il n’est pas juste qu’un pape s’autocensure quand il expli­que la doc­tri­ne chré­tien­ne à ses pro­pres fidè­les.

C’est ce qu’affirme Francesco Arzillo, magi­strat à Rome et auteur appré­cié d’essais de phi­lo­so­phie et de théo­lo­gie, dans la let­tre que nous repro­dui­sons ci-dessous.

Arzillo ren­vo­ie à une caté­chè­se de 2008 de Benoît XVI qui aide­rait à mieux com­pren­dre, avec davan­ta­ge de fines­se exé­gé­ti­que et théo­lo­gi­que, ce que dit aujourd’hui François avec son lan­ga­ge désor­don­né.

Les caté­chè­ses en que­stion font par­tie d’une série de vingt épi­so­des con­sa­crés que le Pape Joseph Ratzinger à con­sa­crés à l’apôtre Paul, pen­dant l’année jubi­lai­re qui lui était con­sa­crée, entre 2008 et 2009. Aucun repré­sen­tant Juif n’avait à l’époque trou­vé matiè­re à pro­te­ster, mal­gré le carac­tè­re déli­cat de la matiè­re, que l’on devi­ne déjà en lisant les titres des ses­sions de caté­chè­ses :

1 – l’environnement reli­gieux cul­tu­rel ; 2 – la vie de saint Paul avant et après Damas ; 3 – La « con­ver­sion » de saint Paul ; 4 – La con­cep­tion pau­li­nien­ne de l’apostolat ; 5 – Paul, les Douze et l’Église pré-paulinienne ; 6 – Le « con­ci­le » de Jérusalem et l’incident d’Antioche ; 7 – La rela­tion avec le Jésus histo­ri­que ; 8 – La dimen­sion ecclé­sio­lo­gi­que de la pen­sée de Paul ; 9 – L’importance de la chri­sto­lo­gie : prée­xi­sten­ce et incar­na­tion ; 10 – L’importance de la chri­sto­lo­gie : le carac­tè­re déci­sif de la résur­rec­tion ; 12 – Eschatologie : l’attente de la parou­sie ; 13 – La doc­tri­ne de la justi­fi­ca­tion : des œuvres à la foi ; 14 – La doc­tri­ne de la justi­fi­ca­tion : de la foi aux œuvres ; 15 – Adam et le Christ : du péché ori­gi­nel à la liber­té ; 16 – Le rôle des sacre­men­ts ; 17 – Le cul­te spi­ri­tuel ; 18 – la vision théo­lo­gi­que des let­tres aux Colossiens et aux Éphésiens ; 19 – La vision théo­lo­gi­que des let­tres pasto­ra­les ; 20 – Le mar­ty­re et l’hérédité de saint Paul.

La caté­chè­se à laquel­le fait réfé­ren­ce Arzillo est la qua­tor­ziè­me, cel­le du 19 novem­bre 2008, con­sa­crée juste­ment à la que­stion qui fait l’objet de fric­tions entre la foi jui­ve et la foi chré­tien­ne.

Voici la let­tre.

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Cher M. Magister,

Il con­vient de con­si­dé­rer atten­ti­ve­ment les polé­mi­ques éma­nant des juifs sur la pré­di­ca­tion du pape François ; et il est bon que le dia­lo­gue se pour­sui­ve sur ces que­stions déli­ca­tes, sur­tout à pro­po­se de l’exigence d’une lec­tu­re « théo­lo­gi­que » de l’actuelle situa­tion du peu­ple juif qui tien­ne comp­te de la tota­li­té des don­nées issues de l’Écriture, de la Tradition, du magi­stè­re récent, Concile Vatican II y com­pris.

Ce qui est en revan­che moins com­pré­hen­si­ble, ce sont les polé­mi­ques inter­nes à l’Église : on ne com­prend pas pour­quoi le pape ne pour­rait pas insi­ster, dans sa pré­di­ca­tion aux fidè­les, sur ce qui repré­sen­te l’un des poin­ts doc­tri­naux essen­tiels du chri­stia­ni­sme. C’est com­me si les préoc­cu­pa­tions légi­ti­mes inhé­ren­tes aux dia­lo­gues deva­ient aller jusqu’à abou­tir à une sor­te d’autocensure dans le choix des ter­mes et des con­te­nus des caté­chè­ses « ad intra ».

Lors de la caté­chè­se du 19 novem­bre 2008, Benoît XVI a fort bien expli­qué la doc­tri­ne pau­li­nien­ne, laquel­le con­fi­gu­re « une oppo­si­tion irré­duc­ti­ble entre deux che­mins alter­na­tifs vers la justi­ce : l’un con­struit sur les œuvres de la Loi, l’autre fon­dé sur la grâ­ce de la foi dans le Christ ».

Benoît XVI se posait cet­te que­stion : « Mais que signi­fie donc la Loi de laquel­le nous som­mes libé­rés et qui ne nous sau­ve pas ? ». Et il pour­sui­vait avec une expli­ca­tion qui méri­te d’être inté­gra­le­ment rap­por­tée.

« Pour saint Paul com­me pour tous ses con­tem­po­rains, le mot Loi signi­fiait la Torah dans sa tota­li­té, c’est-à-dire les cinq livres de Moïse. La Torah impli­quait, dans l’in­ter­pré­ta­tion pha­ri­sien­ne, cel­le étu­diée et repri­se par saint Paul, un ensem­ble de com­por­te­men­ts qui alla­ient du noyau éthi­que jusqu’aux obser­van­ces rituel­les et cul­tuel­les qui déter­mi­na­ient sub­stan­tiel­le­ment l’i­den­ti­té de l’hom­me juste. En par­ti­cu­lier la cir­con­ci­sion, les obser­van­ces con­cer­nant les ali­men­ts purs et plus géné­ra­le­ment la pure­té rituel­le, les règles sur l’ob­ser­van­ce du sab­bat, etc. Des com­por­te­men­ts qui appa­rais­sent sou­vent éga­le­ment dans les déba­ts entre Jésus et ses con­tem­po­rains.

Toutes ces obser­van­ces qui expri­ment une iden­ti­té socia­le, cul­tu­rel­le et reli­gieu­se éta­ient deve­nues tout par­ti­cu­liè­re­ment impor­tan­tes à l’é­po­que de la cul­tu­re hel­lé­ni­sti­que qui com­men­ce au III siè­cle avant Jésus Christ. Cette cul­tu­re, qui était deve­nue la cul­tu­re uni­ver­sel­le de l’é­po­que et qui était une cul­tu­re appa­rem­ment ration­nel­le, une cul­tu­re poly­théi­ste, appa­rem­ment tolé­ran­te, con­sti­tuait une for­te pres­sion vers l’u­ni­for­mi­té cul­tu­rel­le et menaçait ain­si l’i­den­ti­té d’Israël qui était poli­ti­que­ment obli­gée d’en­trer dans cet­te iden­ti­té com­mu­ne de la cul­tu­re hel­lé­ni­sti­que, per­dant de ce fait sa pro­pre iden­ti­té; et per­dant éga­le­ment, par con­sé­quent, le pré­cieux héri­ta­ge de la foi des Pères, de la foi en l’u­ni­que Dieu et dans les pro­mes­ses de Dieu.

Contre cet­te pres­sion cul­tu­rel­le qui menaçait non seu­le­ment l’i­den­ti­té israé­li­te mais aus­si la foi dans l’u­ni­que Dieu et dans ses pro­mes­ses, il était néces­sai­re de créer un mur de distinc­tion, un bou­clier de défen­se pour pro­té­ger le pré­cieux héri­ta­ge de la foi ; un tel mur con­si­stait pré­ci­sé­ment dans les obser­van­ces et les pre­scrip­tions judaï­ques. Paul, qui avait appris ces obser­van­ces pré­ci­sé­ment dans leur fonc­tion de défen­se du don de Dieu, de l’hé­ri­ta­ge de la foi en un uni­que Dieu, a vu cet­te iden­ti­té mena­cée par la liber­té des chré­tiens :  c’e­st pour cet­te rai­son qu’il les per­sé­cu­tait.

Mais au moment de sa ren­con­tre avec le Ressuscité, il com­prit qu’a­vec la résur­rec­tion du Christ la situa­tion avait radi­ca­le­ment chan­gée. Avec le Christ, le Dieu d’Israël, l’u­ni­que vrai Dieu, deve­nait le Dieu de tous les peu­ples. Le mur — ain­si dit-il dans la Lettre aux Éphésiens — entre Israël et les païens n’é­tait plus néces­sai­re :  c’e­st le Christ qui nous pro­tè­ge con­tre le poly­théi­sme et tou­tes ses dévian­ces ; c’e­st le Christ qui nous unit avec et dans l’u­ni­que Dieu ; c’e­st le Christ qui garan­tit notre iden­ti­té véri­ta­ble dans la diver­si­té des cul­tu­res. Le mur n’e­st plus néces­sai­re, notre iden­ti­té com­mu­ne dans la diver­si­té des cul­tu­res est le Christ, et c’e­st lui qui nous rend juste. Être juste veut sim­ple­ment dire être avec le Christ et en Christ. Et cela suf­fit. Les autres obser­van­ces ne sont plus néces­sai­res. C’est pour­quoi l’ex­pres­sion ‘sola fide’ de Luther est vra­ie, si l’on n’op­po­se pas la foi à la cha­ri­té, à l’a­mour. La foi c’e­st regar­der le Christ, s’en remet­tre au Christ, s’at­ta­cher au Christ, se con­for­mer au Christ, à sa vie. Et la for­me, la vie du Christ c’e­st l’a­mour ; donc croi­re c’e­st se con­for­mer au Christ et entrer dans son amour. C’est pour­quoi saint Paul dans la Lettre aux Galates, dans laquel­le il a notam­ment déve­lop­pé sa doc­tri­ne sur la justi­fi­ca­tion, par­le de la foi qui œuvre au moyen de la cha­ri­té (cf. Ga 5, 14). »

Il me sem­ble que le Pape François se posi­tion­ne – même s’il emplo­ie un lan­ga­ge indu­bi­ta­ble­ment dif­fé­rent – dans la plei­ne con­ti­nui­té de cet­te appro­che.

Francesco Arzillo.

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

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Date de publication: 29/09/2021