Ratzinger avait raison. Le Concile « des médias » prend encore le pas sur le vrai Concile

Bien loin de calmer le jeu, la reconstruction de ce qui s’est passé pendant les tous premiers jours du Concile Vatican II, publiée le 11 octobre sur Settimo Cielo sous la plume de Guido Ferro Canale, a réenflammé les débats entre spécialistes.

Deux d’entre eux, déjà auteurs d’importants essais sur l’histoire du dernier Concile, ont envoyé à ce blog leurs commentaires respectifs.

Le premier est d’Alexandra von Teuffenbach et on peut le consulter intégralement ici :

> Errori di metodo e di contenuto

Les lecteurs de Settimo Cielo se souviendront de la reconstruction détaillée de Mme von Teuffenbach des exactions perpétrées par le P. Josef Kentenich (1885-1968), fondateur du mouvement apostolique de Schönstatt, qui a eu pour effet de bloquer sa cause en béatification.

Mais c’est avant tout une spécialiste de Vatican II. Et selon elle, Ferro Canale commet des erreurs aussi bien de méthode que de fond dans sa reconstruction des débuts de ce Concile.

Au niveau de la méthode – objecte-t-elle – il pêche par excès en jugeant les événements des premiers jours avec les yeux d’un juriste et en appliquant à l’Église des schémas issus des parlements modernes, retombant en cela précisément dans l’erreur qu’il entend dépasser : celle de diviser les Pères conciliaires en deux partis opposés, progressistes contre conservateurs.

Le second commentaire est quant à lui moins critique. On le doit à Francesco Saverio Venuto, professeur d’histoire de l’Église à la Facoltà teologica dell’Italia Settentrionale, à Turin.

Selon lui, Ferro Canale reconstruit avec diligence, et sans nouveauté substantielle, ce qui s’est passé en ce mois d’octobre 1962, mais il se trompe en faisant remonter la « guerre civile » qui marqué le Concile et plus encore l’après-Concile aux années qui suivirent, alors qu’au contraire, cette controverse a éclaté dès le début, voire avant même que le Concile ne soit inauguré.

Et c’est justement à cette confrontation qu’il y eut à l’époque entre le véritable Concile et le Concile « des médias » que Venuto consacre une grande partie de son commentaire, dans le sillage de ce qu’avait dit Benoît XVI à la fin de son pontificat.

Une confrontation qui aujourd’hui encore continue à conditionner l’interprétation de Vatican II et tout le vécu de l’Église.

On doit à Francesco Saverio Venuto notamment deux autres livres, tous deux édités chez Effatà et tous deux de tendance très ratzingerienne. Le premier, daté de 2011, s’intitule « La recezione del Concilio Vaticano II. Riforma o discontinuità? » ; le second, daté de 2013, « Il Il Concilio Vaticano II. Storia e recezione a cinquant’anni dall’apertura ».

 

Le vrai Concile et celui des médias. Un conflit toujours ouvert

de Francesco Saverio Venuto

En 1985, le Synode extraordinaire des évêques, convoqué par Jean-Paul II pour le vingtième anniversaire de la clôture du Concile Vatican II afin de s’assurer de sa réception dans l’Église, a réaffirmé avec une grande fermeté non seulement la distinction entre Concile et post-Concile mais surtout que les difficultés et les tensions dans la réception ne devaient pas être attribuées directement au Concile mais bien à ce qui s’est passé ensuite : « post Concilium, sed non propter Concilium » (1).

En effet, pendant la période qui a suivi, on a prétendu et fait bien des choses qui n’avaient en fait rien à voir avec le Concile. Les Pères synodaux avaient pointé du doigt la diffusion et l’enracinement dans les milieux ecclésiaux de simplifications, de réductions, de lectures partielles et sélectives des textes conciliaires, d’oppositions entre l’esprit et la lettre ainsi qu’entre l’identité pastorale ou doctrinale du Concile.

Non seulement l’amplification de ces phénomènes empêchait ou retardait la réalisation de Vatican II dans la vie de l’Église, mais contribuait également à créer un climat d’inquiétude et de suspicion envers le Concile lui-même. Il était nécessaire et urgent de libérer Vatican II du syllogisme idéologique « post Concilium, ergo propter Concilium » (2) et d’en entreprendre une lecture positive tout en retrouvant un sens historico-théologique qui soit juste, bien au-delà des schémas préconçus et idéologiques.

L’invitation du Synode de 1985 a-t-elle été suivie d’effet ? Si l’on considère le dernier discours de Benoît XVI aux curés romains du 15 février 2013 et la toute récente homélie du Pape François à l’occasion du soixantième anniversaire de l’ouverture de Vatican II, il semble évitant qu’une « guerre civile » persiste à l’intérieur de l’Église.

Voici ce que disait Benoît XVI :

« Il y avait le Concile des Pères – le vrai Concile –, mais il y avait aussi le Concile des médias. C’était presqu’un Concile en soi, et le monde a perçu le Concile à travers eux, à travers les médias. Donc le Concile immédiatement efficace, qui est arrivé au peuple, a été celui des médias, non celui des Pères. […] Donc, c’était celui qui dominait, le plus efficace, et il a créé tant de calamités, tant de problèmes, réellement tant de misères : séminaires fermés, couvents fermés, liturgie banalisée… et le vrai Concile a eu de la difficulté à se concrétiser, à se réaliser ; le Concile virtuel était plus fort que le Concile réel » (3).

Et le Pape François ajoute :

« Le Concile nous rappelle que l’Église, à l’image de la Trinité, est communion. Le diable, au contraire, veut semer l’ivraie de la division. Ne cédons pas à ses flatteries, ne cédons pas à la tentation de la polarisation. Combien de fois, après le Concile, les chrétiens se sont-ils efforcés de choisir un camp dans l’Église, sans se rendre compte qu’ils déchiraient le cœur de leur Mère ! Combien de fois a-t-on préféré être ‘supporter de son propre groupe’ plutôt que serviteurs de tous, progressistes et conservateurs plutôt que frères et sœurs, ‘de droite’ ou ‘de gauche’ plutôt que de Jésus ; s’ériger en « gardiens de la vérité » ou ‘solistes de la nouveauté’, plutôt que de se reconnaître comme enfants humbles et reconnaissants de la Sainte Mère l’Église. Tous, nous sommes tous fils de Dieu, tous frères dans l’Église, tous Église, tous. Le Seigneur ne nous veut pas ainsi : nous sommes ses brebis, son troupeau, et nous le sommes seulement ensemble, unis. Dépassons les polarisations et gardons la communion, devenons de plus en plus ‘un’, comme Jésus l’a imploré avant de donner sa vie pour nous. Que Marie, Mère de l’Église, nous aide en cela. Qu’elle fasse croître en nous le désir de l’unité, le désir de nous engager pour la pleine communion entre tous ceux qui croient au Christ. Laissons de côté les ‘ismes’ : le peuple de Dieu n’aime pas cette polarisation. Le peuple de Dieu est le saint peuple fidèle de Dieu : telle est l’Église » (4).

De tels phénomènes, qui n’ont rien de nouveau dans l’histoire de l’Église, ont souvent été à l’origine de conditionnements de longue durée dans la réception d’un Concile. Pendant presque quatre siècles, par exemple, l’histoire, l’herméneutique et la réception du Concile de Trente ont été subordonnées à la controverse entre les reconstructions historiques de Paolo Sarpi et de Pietro Sforza Pallavicino (5). Aujourd’hui, quand on parle du Concile de Trente, le même phénomène de conditionnement est amplifié à cause d’une présence invasive des médias.

À ce sujet, il est intéressant de mettre en évidence comment le paroxysme médiatique, surtout en ce qui concerne les événements ecclésiaux, est toujours à la recherche de suggestions, de tensions, d’oppositions, de complots à l’intérieur de l’Église et, sans devoir l’inventer, amplifie simplement en les déformant la réalité des choses. Cela s’est déjà passé avant, pendant et après le Concile Vatican II.

Il est évident que ce phénomène s’est encore davantage intensifié pendant la phase qui a suivi le Concile. Mais ce serait faire preuve d’une certaine naïveté historique – comme Guido Ferro Canale semble ne pas en être loin dans son article sur Settimo Cielo – que de considérer que cette « guerre civile » n’ait commencé qu’après le Concile, ou à tout le moins pendant ses phases centrales et finales. Déjà bien avant Vatican II, plusieurs questions théologiques de grande importance s’étaient accumulées. Voici ce que dit à ce sujet Benoît XVI dans son mémorable discours à la Curie romaine du 22 décembre 2005 :

« Dans la période entre les deux guerres mondiales et plus encore après la Seconde Guerre mondiale, des hommes d’État catholiques avaient démontré qu’il peut exister un État moderne laïc, qui toutefois, n’est pas neutre en ce qui concerne les valeurs, mais qui vit en puisant aux grandes sources éthiques ouvertes par le christianisme. La doctrine sociale catholique, qui se développait peu à peu, était devenue un modèle important entre le libéralisme radical et la théorie marxiste de l’État. Les sciences naturelles, qui professaient sans réserve une méthode propre dans laquelle Dieu n’avait pas sa place, se rendaient compte toujours plus clairement que cette méthode ne comprenait pas la totalité de la réalité et ouvraient donc à nouveau les portes à Dieu, conscientes que la réalité est plus grande que la méthode naturaliste, et que ce qu’elle peut embrasser. On peut dire que s’étaient formés trois cercles de questions qui, à présent, à l’heure du Concile Vatican II, attendaient une réponse ».

Par exemple, certains théologiens de la zone franco-germanique, qui ont notamment joué un rôle important à Vatican II, ont encouragé – dans une tentative de conjuguer foi et vie et de répondre à une sécularisation croissante d’une autre nature idéologique – une reformulation de la théologie, en dépassant une posture liée à ce qui était écrit noir sur blanc, cherchant à favoriser une méthode plus inductive et expérimentale, ouverte notamment à une confrontation avec les nouvelles philosophies, et en promouvant un retour aux sources de l’Écriture sainte et aux Pères de l’Église (6). La réflexion et la proposition théorique de ces théologiens (pensons par exemple à l’émergence de la « Nouvelle Théologie ») est entrée en tension avec l’« école théologique romaine » dominante, d’origine néo-scolastique. La divergence entre ces deux positions, déjà présente à la veille de Vatican II, a conditionné tout son déroulement par la suite.

Ceci dit, la présence dans l’histoire de l’Église de visions théologiques différences et parfois divergentes ne constitue pas en soi une limite mais reflète plutôt la richesse immense du dépôt de la foi dans sa réception et sa transmission, dans sa compréhension et son assimilation, dans la dynamique entre tradition et progrès dont le traditionalisme et le progressisme ne constituent qu’une forme dégénérative. Toutefois, ce processus n’a lieu qu’à travers de multiples médiations susceptibles de favoriser ou d’empêcher la réception de la foi dans ses multiples dimensions, telle qu’elle a été définie et exprimée par vingt-et-un conciles œcuméniques, de Nicée à Vatican II.

Toutes ces réalités qui font en quelque sorte office de médiateurs de la réception d’un Concile ont été qualifiées d’« agents de la réception ». C’est une expression que l’on doit au théologien jésuite et cardinal Alois Grillmeier (7). Les médias ainsi que d’autres réalités (groupes d’Église, théologiens), en qualité d’ « agents de la réception » ont joué – et jouent encore– un rôle déterminant et influent concernant la réception de Vatican II. On doit à certains d’entre eux un phénomène particulier de conditionnement, mieux connu sous le nom de « paraconcile » qui, dans le cas de Vatican II, s’est particulièrement manifesté et structuré.

Le « paraconcile » ou également « métaconcile » – observe Henri de Lubac (8) – consiste en des idées, des positions théologiques, des événements, qui sont parallèles ou carrément alternatifs à Vatican II, mais qui sont néanmoins diffusés et propagés comme s’ils faisaient vraiment partie de l’enseignement conciliaire. Le « paraconcile » a exercé et exerce toujours une certaine fascination, et s’est imposé dans la pensée commune par des argumentations « subtiles et sophistiquées » de ce genre (9) :

  • superposition d’un « programme fantasmé » au véritable programme de Vatican II, à travers l’insistance sur des contradictions du texte conciliaire, considérées comme étant un compromis politico-ecclésial ;
  • radicalisation d’une thèse en particulier dans le but de briser l’unanimité morale atteinte dans la phase d’approbation finale des documents ;
  • opposition des documents entre eux ;
  • sélection arbitraire des documents sur base d’un prétendu « véritable esprit conciliaire » ;
  • insistance sur des soi-disant intuitions conciliaires tendancieuses, en dépit de la lettre des textes, sur base de trois omissions intentionnelles (la première : Vatican II n’a pas eu un programme de « réforme absolue » mais plutôt d’un nouveau rappel de fidélité à l’essentiel de la doctrine, de la discipline et de la tradition de l’Église ; la seconde : l’esprit conciliaire ne pouvait pas coïncider avec la pensée d’un seul théologien ou d’un groupe en particulier ; la troisième : la propagation de la critique comme méthode ordinaire pour contredire le Concile).

Dans le cas de Vatican II, le « paraconcile » n’a qu’un seul objectif : la réalisation d’une révolution radicale, c’est-à-dire l’affirmation d’un passage irréversible de l’Église d’un « état infantile » (période pré-conciliaire » à celui de son « émancipation » (période post-conciliaire).

Le milieu des historiens considère désormais comme un fait que les différents mouvements de contestation de 1968 ont influencé, surtout dans le monde occidental, la réception de Vatican II, provoquant une crise interne dans l’Église. Si les médias ont joué un rôle prépondérant et parfois même hégémonique pour faire prévaloir le « paraconcile » sur le Concile qui a réellement eu lieu, il est opportun de mettre également en évidence les omissions, l’inertie et parfois l’incapacité de gouvernement et d’interventions correctives dans le chef de la hiérarchie de l’Église.

Cet aspect est bien mis en évidence par Hubert Jedin, le grand historien des conciles et « in primis » du Concile de Trente, dans son autobiographie. En se rappelant l’époque de la clôture du Concile Vatican II, Jedin recommandait à l’épiscopat allemand de demeurer « inébranlable dans l’observance des décrets conciliaires » et surtout de se tenir à égale distance des polarisations possibles, c’est-à-dire le traditionalisme et le progressisme (10), qui sont des solutions certes alléchantes mais tout à fait simplistes et trompeuses. Comme à l’époque de la contestation protestante – ajoutait encore l’historien allemand -, la crise de l’Église est le résultat d’une « désorientation dans la foi » (11).

Pour bien comprendre la dynamique du « paraconcile », il peut être utile de citer un exemple. C’était le 13 octobre 1962, la première journée de travail de Vatican II. Le Secrétaire général Pericle Felici communique aux participants la nécessité de procéder au vote pour désigner les membres de la commission conciliaire qui sera préposée à l’élaboration des textes. Mais l’élection fut repoussée de plusieurs jours après l’intervention du cardinal français Achille Liénart, archevêque de Lille, immédiatement soutenue par celle du cardinal allemand Josef Frings, archevêque de Cologne (12).

L’initiative du cardinal français, qui était entre autres membre de la présidence, eut un très grand retentissement hors de l’assemblée conciliaire précisément à cause des médias qui en firent plusieurs interprétations, souvent discordantes entre elles, à l’opinion publique, en plus de l’événement en lui-même (A. Wenger, « Vatican II », I, Paris 1963, pp. 58-59). En général, ce fait a été considéré comme l’expression de la liberté et de la spontanéité du Concile (X. Rynne, « Letters from Vatican City », I, London, 1963, p. 53), ou mieux encore, comme son premier acte véritablement significatif, à travers lequel des évêques auraient exprimé avec détermination leur désir de participer activement aux discussions et aux décisions conciliaires, en rejetant des listes « établies à l’avance » (H. Fesquet, « Diario del Concilio. Tutto il Concilio giorno per giorno », Milano 1967, pp. 28-29), en rééquilibrant la géographie et l’idéologie de l’assemblée des Pères (R. Rouquette, « La fin d’une chrétienté. Chroniques », I, Paris 1968, p. 230), et en favorisant de la sorte un tournant quant à l’orientation et au déroulement de Vatican II (H. Helbling, « Das Zweite Vatikanische Konzil. Ein Bericht », Basel 1966, pp. 37-38).

Mais d’autres interprétations, plus radicales celles-là, se sont superposées à celles que nous venons de mentionner. Selon une orientation plus progressiste, l’initiative du cardinal Liénart a été décrite comme une invitation explicite aux évêques à dénoncer et à s’opposer ouvertement au pouvoir de la Curie romaine (C. Falconi, « Pope John and his Council. A diary of the Second Vatican Council, September-December 1962”, London 1964, p. 156 e p. 160; R. Kaiser, « Inside the Council. The Story of Vatican II », London 1963, p. 107) au nom du principe de représentativité (« L’enjeu du Concile », II, Paris 1963, pp. 17-18).

À l’inverse, selon une orientation traditionnaliste, ce même événement fut considéré comme un « complot » ourdi de la part d’une alliance d’évêques d’Europe du Nord pour imposer par un coup d’éclat leur domination sur le Concile (R. M. Wiltgen, « The Rhine flows into the Tiber. The Unknown Council », New York 1967, p. 65).

Le jésuite Giuseppe Carpile, dans ses chroniques conciliaires très documentées et quasiment officielles publiées dans « La Civiltà Cattolica », a quant à lui dénoncé cette instrumentalisation de l’affaire Liénart par plusieurs organes de presse (« Il Concilio Vaticano II: cronache del Concilio Vaticano », II, a cura di G. Caprile, Roma 1968, pp. 20-24 e pp. 60-61 ). Plus tard, le cardinal Liénart lui-même, dans un témoignage direct de sa part, déclarera qu’il n’avait en aucune manière voulu soutenir ni mener une révolte des évêques et des conférences épiscopales contre la Curie romaine (13).

Mais même en admettant que Liénart, dans ses souvenirs, ait voulu intentionnellement réécrire cette histoire en y ajoutant une touche d’ingénuité, de manière à ne pas laisser transparaître ses véritables intentions, cela ne devrait pas nous étonner tant que cela. Dans tous les conciles de l’Église, on a assisté non seulement à l’affrontement entre des tendances et des écoles théologiques différentes, parfois avec des moments de forte tension, mais également à la création de groupes, plus ou moins spontanés, dans le but de conditionner les débats, et plus spécialement la rédaction finale des documents.

Dans son autobiographie, Jedin apporte quelques informations et précisions supplémentaires sur les interventions des cardinaux Liénart et Frings du 13 octobre 1962. L’historien allemand s’attribue à lui-même l’inspiration de l’intervention du cardinal Frings, à la suite d’une conversation qu’il avait eue avec ce dernier :

« Plus tard, le cardinal Frings m’a raconté, à moi et à d’autres que, quand le Secrétaire général Felici a proposé l’élection immédiate des commission, il s’était souvenu que dans l’une de nos conversations, j’avais défini la formations des commissions conciliaires comme un facteur d’extrême importance, voire même décisif pour les résultats du Concile, en me référant à l’expérience du Concile Vatican I. Frings était membre de la Commission centrale et c’est à ce titre qu’il m’avait convoqué au cours de l’année 1961 (pour la première fois le 19 mai) pour discuter avec moi de questions concernant le futur règlement du Concile. Comme il avait entendu parler d’une conférence que j’avais donnée à Paderborn, il supposait que j’étais un expert de ces questions. Dans l’un de ces entretiens avec lui, j’en étais venu à parler du sens des commissions, dont le rôle dans ce Concile me semblait encore plus important qu’il ne l’avait été pour Vatican I, étant donné que le nombre des participants était trois fois supérieur à celui de la Chambre des Communes anglaise. ‘Je n’avais pas bien compris l’orateur qui m’avait précédé, me dit le cardinal Frings -, qui s’était prononcé en faveur d’un renvoi des élections ; mais à ce moment, je me suis souvenu de notre entretien et j’ai exprimé mon avis négatif sur le fait d’arriver à cette élection importante sans une préparation minutieuse » (14).

De plus, les trois jours qui se sont écoulés entre le 13 et le 16 octobre 1962 auraient, selon Jedin, profondément caractérisé l’identité et le rôle de l’épiscopat par rapport au Concile. Les évêques, en posant l’acte d’élire les membres des commissions conciliaires sur base des listes des noms réélaborées selon les suggestions et les indications du cardinal Liénart, auraient été incités à prendre davantage conscience de leur « propre responsabilité collégiale » (15). Mais tout cela, selon l’historien allemand, n’aurait rien eu à voir avec les affirmations tendancieuses de la presse, selon laquelle c’est pendant ces trois journées, qu’aurait en fait eu lieu la plus importante « révolution » de l’Église, c’est-à-dire la fin de l’autoritarisme romain.

Cet important pas ecclésiologique, c’est-à-dire la reconnaissance d’une responsabilité collégiale de l’épiscopat dans le gouvernement de l’Église ne proviendront pas tant de la mise en œuvre de positions théologiques issues de France ou d’Allemagne (comme par exemple de la part d’Yves Congar ou de Karl Rahner) mais aurait plutôt été une prise de conscience croissante au sein de l’assemblée conciliaire pendant l’offrande commune du sacrifice eucharistique et la récitation du « Credo ». C’est ainsi – affirmait encore le grand historien – que se serait ouverte une nouvelle ère du rapport entre papauté et épiscopat : il ne s’agissait plus d’une « revendication » de droits, comme cela s’était passé avec le conciliarisme, l’épiscopalisme et le gallicisme ecclésiastique, mais plutôt d’une prise de conscience dans le chef des évêques d’une co-responsabilité « cum Petro sub Petro » (16).

*

(1) L’expression « post Concilium sed non propter Concilium » a souvent été utilisée par les Pères synodaux pendant le déroulement de l’assemblée, pour éviter d’attribuer à Vatican II une responsabilité directe de la crise de l’Église. Toutefois, la Conférence épiscopale hollandaise constatait une certaine difficulté à affirmer avec une absolue certitude si certaines erreurs et abus étaient complètement étrangers à Vatican II ou étaient plutôt une conséquence de problématiques non résolues. (« Synode extraordinaire : célébration de Vatican II”, Paris 1986, p. 249).

(2) « Après le Concile, donc à cause du Concile » et la variante « après le Concile, donc pas à cause du Concile », ont été deux expressions souvent utilisées pendant le synode de 1985 pour indiquer le rapport entre les difficultés du post-concile et le Concile.

(3) Benoît XVI, Allocution « È per me un dono particolare », 14 febbraio 2013, in « Acta Apostolicae Sedis » 105 (2013) pp. 293-294. En 2012, Benoît XVI a fait cette obervation durant l’audience générale du 10 octobre 2012 : « Les documents du Concile du Vatican, auquel il faut revenir, en les débarrassant d’une masse de publications qui les ont plus souvent dissimulés plutôt que de les faire connaître sont, même pour notre époque, une boussole qui permet à ce navire qu’est l’Église d’avancer en haute mer, à travers les tempêtes ou le beau temps, pour naviguer en sécurité et parvenir à bon port ».

(4) Pape François, Homélie de la Messe du 60e anniversaire de l’ouverture du Concile Vatican II, 11 octobre 2022.

(5) Paolo Sarpi, sur un ton polémique envers l’autorité du Pape de la Curie romaine a écrit, entre 1612 et 1615, l’ « Histoire du Concile Tridentin dans laquelle l’on découvre les artifices de la Cour de Rome pour empêcher que ni la vérité des dogmes n’apparaissent, et que l’on ne traite ni de la réforme de la Papauté ni de celle de l’Église », à laquelle répondit, quelques années plus tard (1656-1657), sur un ton apologétique Pietro Sforza Pallavicino avec son « Histoire du Concile Tridentin ». Ce n’est qu’au siècle dernier que l’historien allemand Hubert Jedin, à travers une enquête critique des archives, a restitué une histoire plus complète du Concile de Trente, au-delà de la dialectique entre Sarpi et Pallavicino : « Storia del Concilio di Trento », 4 volumes en 5 tomes, Brescia 1949-1981.

(6) Pensons à Yves Congar, Henri de Lubac ou à Joseph Ratzinger lui-même.

(7) A. Grillmeier, « Die Träger dieser Rezeption », in Id., « Konzil und Rezeption. Methodische Bemerkungen zu einem Thema der ökumenischen Diskussion der Gegenwart », in « Theologie und Philosophie » 45/3 (1970), pp. 348-351.

(8) H. de Lubac, « Concile et paraconcile », in « Petite catéchèse sur Nature et Grâce », Paris 1980. Ph. Delhaye fait également allusion au « paraconcilio » dans « La scienza del bene del male. La morale del Vaticano II e il ‘metaconcilio’ », Milan 1981 et un Père conciliaire, à l’époque évêque de Segni, Luigi Maria Carli, dans « La Chiesa a Concilio », Milan 1964, p. 133.

(9) H. de Lubac, « Concile et paraconcile », pp. 169-175.

(10) H. Jedin, « Storia della mia vita », Brescia 1987, 321: « Au cours des dernières semaines du Concile, j’ai donné à tous les évêques allemands que je rencontrais un conseil qui me venait de l’expérience de l’histoire des Conciles : celui de s’obstiner catégoriquement dans l’observance des décrets conciliaires et de ne pas se laisser entraîner ni à droite – vers un traditionalisme qui en réduirait l’efficacité – ni à gauche – vers des mesures radicales, qui iraient au-delà des décrets eux-mêmes. Mes craintes portaient davantage sur la première des deux possibilités. Je me trompais lourdement ».

(11) H. Jedin, « Promemoria per la Conferenza Episcopale Tedesca », in Id., « Storia della mia vita », p. 391.

(12) « Acta Synodalia Sacrosancti Concilii Œcumenici Vaticani II » I/1, pp. 207-208.

(13) « Vatican II par le Cardinal Liénart ancien Évêque de Lille », in « Mélanges de science religieuse » 33/suppl. (1976), pp. 65-68.

(14) H. Jedin, « Storia della mia vita », Brescia 1987, p. 302.

(15) Selon Jedin, il faudrait interpréter le refus du schéma « De fontibus Revelationis » de la même manière.

(16) H. Jedin, « Strukturprobleme der Ökumenischen Konzilien », (Arbeitsgemeinschaft für Forschung des Landes Nordrhein-Westfalen. Geisteswissenschaften 115), Köln-Opladen 1963, pp. 16-22.

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Sandro Magister est le vaticaniste émérite de l’hebdomadaire L’Espresso.
Tous les articles de son blog Settimo Cielo sont disponibles sur ce site en langue française.

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Date de publication: 24/10/2022