Ratzinger avait raison. Le Concile « des médias » prend encore le pas sur le vrai Concile

Bien loin de cal­mer le jeu, la recon­struc­tion de ce qui s’est pas­sé pen­dant les tous pre­miers jours du Concile Vatican II, publiée le 11 octo­bre sur Settimo Cielo sous la plu­me de Guido Ferro Canale, a réen­flam­mé les déba­ts entre spé­cia­li­stes.

Deux d’entre eux, déjà auteurs d’importants essais sur l’histoire du der­nier Concile, ont envoyé à ce blog leurs com­men­tai­res respec­tifs.

Le pre­mier est d’Alexandra von Teuffenbach et on peut le con­sul­ter inté­gra­le­ment ici :

> Errori di meto­do e di con­te­nu­to

Les lec­teurs de Settimo Cielo se sou­vien­dront de la recon­struc­tion détail­lée de Mme von Teuffenbach des exac­tions per­pé­trées par le P. Josef Kentenich (1885–1968), fon­da­teur du mou­ve­ment apo­sto­li­que de Schönstatt, qui a eu pour effet de blo­quer sa cau­se en béa­ti­fi­ca­tion.

Mais c’est avant tout une spé­cia­li­ste de Vatican II. Et selon elle, Ferro Canale com­met des erreurs aus­si bien de métho­de que de fond dans sa recon­struc­tion des débu­ts de ce Concile.

Au niveau de la métho­de – objecte-t-elle – il pêche par excès en jugeant les évé­ne­men­ts des pre­miers jours avec les yeux d’un juri­ste et en appli­quant à l’Église des sché­mas issus des par­le­men­ts moder­nes, retom­bant en cela pré­ci­sé­ment dans l’erreur qu’il entend dépas­ser : cel­le de divi­ser les Pères con­ci­liai­res en deux par­tis oppo­sés, pro­gres­si­stes con­tre con­ser­va­teurs.

Le second com­men­tai­re est quant à lui moins cri­ti­que. On le doit à Francesco Saverio Venuto, pro­fes­seur d’histoire de l’Église à la Facoltà teo­lo­gi­ca dell’Italia Settentrionale, à Turin.

Selon lui, Ferro Canale recon­struit avec dili­gen­ce, et sans nou­veau­té sub­stan­tiel­le, ce qui s’est pas­sé en ce mois d’octobre 1962, mais il se trom­pe en fai­sant remon­ter la « guer­re civi­le » qui mar­qué le Concile et plus enco­re l’après-Concile aux années qui sui­vi­rent, alors qu’au con­trai­re, cet­te con­tro­ver­se a écla­té dès le début, voi­re avant même que le Concile ne soit inau­gu­ré.

Et c’est juste­ment à cet­te con­fron­ta­tion qu’il y eut à l’époque entre le véri­ta­ble Concile et le Concile « des médias » que Venuto con­sa­cre une gran­de par­tie de son com­men­tai­re, dans le sil­la­ge de ce qu’avait dit Benoît XVI à la fin de son pon­ti­fi­cat.

Une con­fron­ta­tion qui aujourd’hui enco­re con­ti­nue à con­di­tion­ner l’interprétation de Vatican II et tout le vécu de l’Église.

On doit à Francesco Saverio Venuto notam­ment deux autres livres, tous deux édi­tés chez Effatà et tous deux de ten­dan­ce très ratzin­ge­rien­ne. Le pre­mier, daté de 2011, s’intitule « La rece­zio­ne del Concilio Vaticano II. Riforma o discon­ti­nui­tà? » ; le second, daté de 2013, « Il Il Concilio Vaticano II. Storia e rece­zio­ne a cinquant’anni dall’apertura ».

 

Le vrai Concile et celui des médias. Un conflit toujours ouvert

de Francesco Saverio Venuto

En 1985, le Synode extraor­di­nai­re des évê­ques, con­vo­qué par Jean-Paul II pour le ving­tiè­me anni­ver­sai­re de la clô­tu­re du Concile Vatican II afin de s’assurer de sa récep­tion dans l’Église, a réaf­fir­mé avec une gran­de fer­me­té non seu­le­ment la distinc­tion entre Concile et post-Concile mais sur­tout que les dif­fi­cul­tés et les ten­sions dans la récep­tion ne deva­ient pas être attri­buées direc­te­ment au Concile mais bien à ce qui s’est pas­sé ensui­te : « post Concilium, sed non prop­ter Concilium » (1).

En effet, pen­dant la pério­de qui a sui­vi, on a pré­ten­du et fait bien des cho­ses qui n’avaient en fait rien à voir avec le Concile. Les Pères syno­daux ava­ient poin­té du doigt la dif­fu­sion et l’enracinement dans les milieux ecclé­siaux de sim­pli­fi­ca­tions, de réduc­tions, de lec­tu­res par­tiel­les et sélec­ti­ves des tex­tes con­ci­liai­res, d’oppositions entre l’esprit et la let­tre ain­si qu’entre l’identité pasto­ra­le ou doc­tri­na­le du Concile.

Non seu­le­ment l’amplification de ces phé­no­mè­nes empê­chait ou retar­dait la réa­li­sa­tion de Vatican II dans la vie de l’Église, mais con­tri­buait éga­le­ment à créer un cli­mat d’inquiétude et de suspi­cion envers le Concile lui-même. Il était néces­sai­re et urgent de libé­rer Vatican II du syl­lo­gi­sme idéo­lo­gi­que « post Concilium, ergo prop­ter Concilium » (2) et d’en entre­pren­dre une lec­tu­re posi­ti­ve tout en retrou­vant un sens historico-théologique qui soit juste, bien au-delà des sché­mas pré­co­nçus et idéo­lo­gi­ques.

L’invitation du Synode de 1985 a‑t-elle été sui­vie d’effet ? Si l’on con­si­dè­re le der­nier discours de Benoît XVI aux curés romains du 15 février 2013 et la tou­te récen­te homé­lie du Pape François à l’occasion du soi­xan­tiè­me anni­ver­sai­re de l’ouverture de Vatican II, il sem­ble évi­tant qu’une « guer­re civi­le » per­si­ste à l’intérieur de l’Église.

Voici ce que disait Benoît XVI :

« Il y avait le Concile des Pères – le vrai Concile –, mais il y avait aus­si le Concile des médias. C’était presqu’un Concile en soi, et le mon­de a perçu le Concile à tra­vers eux, à tra­vers les médias. Donc le Concile immé­dia­te­ment effi­ca­ce, qui est arri­vé au peu­ple, a été celui des médias, non celui des Pères. […] Donc, c’était celui qui domi­nait, le plus effi­ca­ce, et il a créé tant de cala­mi­tés, tant de pro­blè­mes, réel­le­ment tant de misè­res : sémi­nai­res fer­més, cou­ven­ts fer­més, litur­gie bana­li­sée… et le vrai Concile a eu de la dif­fi­cul­té à se con­cré­ti­ser, à se réa­li­ser ; le Concile vir­tuel était plus fort que le Concile réel » (3).

Et le Pape François ajou­te :

« Le Concile nous rap­pel­le que l’Église, à l’i­ma­ge de la Trinité, est com­mu­nion. Le dia­ble, au con­trai­re, veut semer l’ivraie de la divi­sion. Ne cédons pas à ses flat­te­ries, ne cédons pas à la ten­ta­tion de la pola­ri­sa­tion. Combien de fois, après le Concile, les chré­tiens se sont-ils effor­cés de choi­sir un camp dans l’Église, sans se ren­dre comp­te qu’ils déchi­ra­ient le cœur de leur Mère ! Combien de fois a‑t-on pré­fé­ré être ‘sup­por­ter de son pro­pre grou­pe’ plu­tôt que ser­vi­teurs de tous, pro­gres­si­stes et con­ser­va­teurs plu­tôt que frè­res et sœurs, ‘de droi­te’ ou ‘de gau­che’ plu­tôt que de Jésus ; s’é­ri­ger en “gar­diens de la véri­té” ou ‘soli­stes de la nou­veau­té’, plu­tôt que de se recon­naî­tre com­me enfan­ts hum­bles et recon­nais­san­ts de la Sainte Mère l’Église. Tous, nous som­mes tous fils de Dieu, tous frè­res dans l’Église, tous Église, tous. Le Seigneur ne nous veut pas ain­si : nous som­mes ses bre­bis, son trou­peau, et nous le som­mes seu­le­ment ensem­ble, unis. Dépassons les pola­ri­sa­tions et gar­dons la com­mu­nion, deve­nons de plus en plus ‘un’, com­me Jésus l’a implo­ré avant de don­ner sa vie pour nous. Que Marie, Mère de l’Église, nous aide en cela. Qu’elle fas­se croî­tre en nous le désir de l’u­ni­té, le désir de nous enga­ger pour la plei­ne com­mu­nion entre tous ceux qui cro­ient au Christ. Laissons de côté les ‘ismes’ : le peu­ple de Dieu n’aime pas cet­te pola­ri­sa­tion. Le peu­ple de Dieu est le saint peu­ple fidè­le de Dieu : tel­le est l’Église » (4).

De tels phé­no­mè­nes, qui n’ont rien de nou­veau dans l’histoire de l’Église, ont sou­vent été à l’origine de con­di­tion­ne­men­ts de lon­gue durée dans la récep­tion d’un Concile. Pendant pre­sque qua­tre siè­cles, par exem­ple, l’histoire, l’herméneutique et la récep­tion du Concile de Trente ont été subor­don­nées à la con­tro­ver­se entre les recon­struc­tions histo­ri­ques de Paolo Sarpi et de Pietro Sforza Pallavicino (5). Aujourd’hui, quand on par­le du Concile de Trente, le même phé­no­mè­ne de con­di­tion­ne­ment est ampli­fié à cau­se d’une pré­sen­ce inva­si­ve des médias.

À ce sujet, il est inté­res­sant de met­tre en évi­den­ce com­ment le paro­xy­sme média­ti­que, sur­tout en ce qui con­cer­ne les évé­ne­men­ts ecclé­siaux, est tou­jours à la recher­che de sug­ge­stions, de ten­sions, d’oppositions, de com­plo­ts à l’intérieur de l’Église et, sans devoir l’inventer, ampli­fie sim­ple­ment en les défor­mant la réa­li­té des cho­ses. Cela s’est déjà pas­sé avant, pen­dant et après le Concile Vatican II.

Il est évi­dent que ce phé­no­mè­ne s’est enco­re davan­ta­ge inten­si­fié pen­dant la pha­se qui a sui­vi le Concile. Mais ce serait fai­re pre­u­ve d’une cer­tai­ne naï­ve­té histo­ri­que – com­me Guido Ferro Canale sem­ble ne pas en être loin dans son arti­cle sur Settimo Cielo – que de con­si­dé­rer que cet­te « guer­re civi­le » n’ait com­men­cé qu’après le Concile, ou à tout le moins pen­dant ses pha­ses cen­tra­les et fina­les. Déjà bien avant Vatican II, plu­sieurs que­stions théo­lo­gi­ques de gran­de impor­tan­ce s’étaient accu­mu­lées. Voici ce que dit à ce sujet Benoît XVI dans son mémo­ra­ble discours à la Curie romai­ne du 22 décem­bre 2005 :

« Dans la pério­de entre les deux guer­res mon­dia­les et plus enco­re après la Seconde Guerre mon­dia­le, des hom­mes d’État catho­li­ques ava­ient démon­tré qu’il peut exi­ster un État moder­ne laïc, qui tou­te­fois, n’e­st pas neu­tre en ce qui con­cer­ne les valeurs, mais qui vit en pui­sant aux gran­des sour­ces éthi­ques ouver­tes par le chri­stia­ni­sme. La doc­tri­ne socia­le catho­li­que, qui se déve­lop­pait peu à peu, était deve­nue un modè­le impor­tant entre le libé­ra­li­sme radi­cal et la théo­rie mar­xi­ste de l’État. Les scien­ces natu­rel­les, qui pro­fes­sa­ient sans réser­ve une métho­de pro­pre dans laquel­le Dieu n’a­vait pas sa pla­ce, se ren­da­ient comp­te tou­jours plus clai­re­ment que cet­te métho­de ne com­pre­nait pas la tota­li­té de la réa­li­té et ouvra­ient donc à nou­veau les por­tes à Dieu, con­scien­tes que la réa­li­té est plus gran­de que la métho­de natu­ra­li­ste, et que ce qu’el­le peut embras­ser. On peut dire que s’é­ta­ient for­més trois cer­cles de que­stions qui, à pré­sent, à l’heu­re du Concile Vatican II, atten­da­ient une répon­se ».

Par exem­ple, cer­tains théo­lo­giens de la zone franco-germanique, qui ont notam­ment joué un rôle impor­tant à Vatican II, ont encou­ra­gé — dans une ten­ta­ti­ve de con­ju­guer foi et vie et de répon­dre à une sécu­la­ri­sa­tion crois­san­te d’une autre natu­re idéo­lo­gi­que — une refor­mu­la­tion de la théo­lo­gie, en dépas­sant une postu­re liée à ce qui était écrit noir sur blanc, cher­chant à favo­ri­ser une métho­de plus induc­ti­ve et expé­ri­men­ta­le, ouver­te notam­ment à une con­fron­ta­tion avec les nou­vel­les phi­lo­so­phies, et en pro­mou­vant un retour aux sour­ces de l’Écriture sain­te et aux Pères de l’Église (6). La réfle­xion et la pro­po­si­tion théo­ri­que de ces théo­lo­giens (pen­sons par exem­ple à l’émergence de la « Nouvelle Théologie ») est entrée en ten­sion avec l’« éco­le théo­lo­gi­que romai­ne » domi­nan­te, d’origine néo-scolastique. La diver­gen­ce entre ces deux posi­tions, déjà pré­sen­te à la veil­le de Vatican II, a con­di­tion­né tout son dérou­le­ment par la sui­te.

Ceci dit, la pré­sen­ce dans l’histoire de l’Église de visions théo­lo­gi­ques dif­fé­ren­ces et par­fois diver­gen­tes ne con­sti­tue pas en soi une limi­te mais reflè­te plu­tôt la riches­se immen­se du dépôt de la foi dans sa récep­tion et sa tran­smis­sion, dans sa com­pré­hen­sion et son assi­mi­la­tion, dans la dyna­mi­que entre tra­di­tion et pro­grès dont le tra­di­tio­na­li­sme et le pro­gres­si­sme ne con­sti­tuent qu’une for­me dégé­né­ra­ti­ve. Toutefois, ce pro­ces­sus n’a lieu qu’à tra­vers de mul­ti­ples média­tions suscep­ti­bles de favo­ri­ser ou d’empêcher la récep­tion de la foi dans ses mul­ti­ples dimen­sions, tel­le qu’elle a été défi­nie et expri­mée par vingt-et-un con­ci­les œcu­mé­ni­ques, de Nicée à Vatican II.

Toutes ces réa­li­tés qui font en quel­que sor­te offi­ce de média­teurs de la récep­tion d’un Concile ont été qua­li­fiées d’« agen­ts de la récep­tion ». C’est une expres­sion que l’on doit au théo­lo­gien jésui­te et car­di­nal Alois Grillmeier (7). Les médias ain­si que d’autres réa­li­tés (grou­pes d’Église, théo­lo­giens), en qua­li­té d’ « agen­ts de la récep­tion » ont joué – et jouent enco­re– un rôle déter­mi­nant et influent con­cer­nant la récep­tion de Vatican II. On doit à cer­tains d’entre eux un phé­no­mè­ne par­ti­cu­lier de con­di­tion­ne­ment, mieux con­nu sous le nom de « para­con­ci­le » qui, dans le cas de Vatican II, s’est par­ti­cu­liè­re­ment mani­fe­sté et struc­tu­ré.

Le « para­con­ci­le » ou éga­le­ment « méta­con­ci­le » — obser­ve Henri de Lubac (8) – con­si­ste en des idées, des posi­tions théo­lo­gi­ques, des évé­ne­men­ts, qui sont paral­lè­les ou car­ré­ment alter­na­tifs à Vatican II, mais qui sont néan­moins dif­fu­sés et pro­pa­gés com­me s’ils fai­sa­ient vrai­ment par­tie de l’enseignement con­ci­liai­re. Le « para­con­ci­le » a exer­cé et exer­ce tou­jours une cer­tai­ne fasci­na­tion, et s’est impo­sé dans la pen­sée com­mu­ne par des argu­men­ta­tions « sub­ti­les et sophi­sti­quées » de ce gen­re (9) :

  • super­po­si­tion d’un « pro­gram­me fan­ta­smé » au véri­ta­ble pro­gram­me de Vatican II, à tra­vers l’insistance sur des con­tra­dic­tions du tex­te con­ci­liai­re, con­si­dé­rées com­me étant un com­pro­mis politico-ecclésial ;
  • radi­ca­li­sa­tion d’une thè­se en par­ti­cu­lier dans le but de bri­ser l’unanimité mora­le attein­te dans la pha­se d’approbation fina­le des docu­men­ts ;
  • oppo­si­tion des docu­men­ts entre eux ;
  • sélec­tion arbi­trai­re des docu­men­ts sur base d’un pré­ten­du « véri­ta­ble esprit con­ci­liai­re » ;
  • insi­stan­ce sur des soi-disant intui­tions con­ci­liai­res ten­dan­cieu­ses, en dépit de la let­tre des tex­tes, sur base de trois omis­sions inten­tion­nel­les (la pre­miè­re : Vatican II n’a pas eu un pro­gram­me de « réfor­me abso­lue » mais plu­tôt d’un nou­veau rap­pel de fidé­li­té à l’essentiel de la doc­tri­ne, de la disci­pli­ne et de la tra­di­tion de l’Église ; la secon­de : l’esprit con­ci­liai­re ne pou­vait pas coïn­ci­der avec la pen­sée d’un seul théo­lo­gien ou d’un grou­pe en par­ti­cu­lier ; la troi­siè­me : la pro­pa­ga­tion de la cri­ti­que com­me métho­de ordi­nai­re pour con­tre­di­re le Concile).

Dans le cas de Vatican II, le « para­con­ci­le » n’a qu’un seul objec­tif : la réa­li­sa­tion d’une révo­lu­tion radi­ca­le, c’est-à-dire l’affirmation d’un pas­sa­ge irré­ver­si­ble de l’Église d’un « état infan­ti­le » (pério­de pré-conciliaire » à celui de son « éman­ci­pa­tion » (pério­de post-conciliaire).

Le milieu des histo­riens con­si­dè­re désor­mais com­me un fait que les dif­fé­ren­ts mou­ve­men­ts de con­te­sta­tion de 1968 ont influen­cé, sur­tout dans le mon­de occi­den­tal, la récep­tion de Vatican II, pro­vo­quant une cri­se inter­ne dans l’Église. Si les médias ont joué un rôle pré­pon­dé­rant et par­fois même hégé­mo­ni­que pour fai­re pré­va­loir le « para­con­ci­le » sur le Concile qui a réel­le­ment eu lieu, il est oppor­tun de met­tre éga­le­ment en évi­den­ce les omis­sions, l’inertie et par­fois l’incapacité de gou­ver­ne­ment et d’interventions cor­rec­ti­ves dans le chef de la hié­rar­chie de l’Église.

Cet aspect est bien mis en évi­den­ce par Hubert Jedin, le grand histo­rien des con­ci­les et « in pri­mis » du Concile de Trente, dans son auto­bio­gra­phie. En se rap­pe­lant l’époque de la clô­tu­re du Concile Vatican II, Jedin recom­man­dait à l’épiscopat alle­mand de demeu­rer « iné­bran­la­ble dans l’observance des décre­ts con­ci­liai­res » et sur­tout de se tenir à éga­le distan­ce des pola­ri­sa­tions pos­si­bles, c’est-à-dire le tra­di­tio­na­li­sme et le pro­gres­si­sme (10), qui sont des solu­tions cer­tes allé­chan­tes mais tout à fait sim­pli­stes et trom­peu­ses. Comme à l’époque de la con­te­sta­tion pro­te­stan­te – ajou­tait enco­re l’historien alle­mand -, la cri­se de l’Église est le résul­tat d’une « déso­rien­ta­tion dans la foi » (11).

Pour bien com­pren­dre la dyna­mi­que du « para­con­ci­le », il peut être uti­le de citer un exem­ple. C’était le 13 octo­bre 1962, la pre­miè­re jour­née de tra­vail de Vatican II. Le Secrétaire géné­ral Pericle Felici com­mu­ni­que aux par­ti­ci­pan­ts la néces­si­té de pro­cé­der au vote pour dési­gner les mem­bres de la com­mis­sion con­ci­liai­re qui sera pré­po­sée à l’élaboration des tex­tes. Mais l’élection fut repous­sée de plu­sieurs jours après l’intervention du car­di­nal fra­nçais Achille Liénart, arche­vê­que de Lille, immé­dia­te­ment sou­te­nue par cel­le du car­di­nal alle­mand Josef Frings, arche­vê­que de Cologne (12).

L’initiative du car­di­nal fra­nçais, qui était entre autres mem­bre de la pré­si­den­ce, eut un très grand reten­tis­se­ment hors de l’assemblée con­ci­liai­re pré­ci­sé­ment à cau­se des médias qui en firent plu­sieurs inter­pré­ta­tions, sou­vent discor­dan­tes entre elles, à l’opinion publi­que, en plus de l’événement en lui-même (A. Wenger, « Vatican II », I, Paris 1963, pp. 58–59). En géné­ral, ce fait a été con­si­dé­ré com­me l’expression de la liber­té et de la spon­ta­néi­té du Concile (X. Rynne, « Letters from Vatican City », I, London, 1963, p. 53), ou mieux enco­re, com­me son pre­mier acte véri­ta­ble­ment signi­fi­ca­tif, à tra­vers lequel des évê­ques aura­ient expri­mé avec déter­mi­na­tion leur désir de par­ti­ci­per acti­ve­ment aux discus­sions et aux déci­sions con­ci­liai­res, en reje­tant des listes « éta­blies à l’avance » (H. Fesquet, « Diario del Concilio. Tutto il Concilio gior­no per gior­no », Milano 1967, pp. 28–29), en réé­qui­li­brant la géo­gra­phie et l’idéologie de l’assemblée des Pères (R. Rouquette, « La fin d’u­ne chré­tien­té. Chroniques », I, Paris 1968, p. 230), et en favo­ri­sant de la sor­te un tour­nant quant à l’orientation et au dérou­le­ment de Vatican II (H. Helbling, « Das Zweite Vatikanische Konzil. Ein Bericht », Basel 1966, pp. 37–38).

Mais d’autres inter­pré­ta­tions, plus radi­ca­les celles-là, se sont super­po­sées à cel­les que nous venons de men­tion­ner. Selon une orien­ta­tion plus pro­gres­si­ste, l’initiative du car­di­nal Liénart a été décri­te com­me une invi­ta­tion expli­ci­te aux évê­ques à dénon­cer et à s’opposer ouver­te­ment au pou­voir de la Curie romai­ne (C. Falconi, « Pope John and his Council. A dia­ry of the Second Vatican Council, September-December 1962”, London 1964, p. 156 e p. 160; R. Kaiser, « Inside the Council. The Story of Vatican II », London 1963, p. 107) au nom du prin­ci­pe de repré­sen­ta­ti­vi­té (« L’enjeu du Concile », II, Paris 1963, pp. 17–18).

À l’inverse, selon une orien­ta­tion tra­di­tion­na­li­ste, ce même évé­ne­ment fut con­si­dé­ré com­me un « com­plot » our­di de la part d’une allian­ce d’évêques d’Europe du Nord pour impo­ser par un coup d’éclat leur domi­na­tion sur le Concile (R. M. Wiltgen, « The Rhine flo­ws into the Tiber. The Unknown Council », New York 1967, p. 65).

Le jésui­te Giuseppe Carpile, dans ses chro­ni­ques con­ci­liai­res très docu­men­tées et qua­si­ment offi­ciel­les publiées dans « La Civiltà Cattolica », a quant à lui dénon­cé cet­te instru­men­ta­li­sa­tion de l’affaire Liénart par plu­sieurs orga­nes de pres­se (« Il Concilio Vaticano II: cro­na­che del Concilio Vaticano », II, a cura di G. Caprile, Roma 1968, pp. 20–24 e pp. 60–61 ). Plus tard, le car­di­nal Liénart lui-même, dans un témoi­gna­ge direct de sa part, décla­re­ra qu’il n’avait en aucu­ne maniè­re vou­lu sou­te­nir ni mener une révol­te des évê­ques et des con­fé­ren­ces épi­sco­pa­les con­tre la Curie romai­ne (13).

Mais même en admet­tant que Liénart, dans ses sou­ve­nirs, ait vou­lu inten­tion­nel­le­ment réé­cri­re cet­te histoi­re en y ajou­tant une tou­che d’ingénuité, de maniè­re à ne pas lais­ser trans­pa­raî­tre ses véri­ta­bles inten­tions, cela ne devrait pas nous éton­ner tant que cela. Dans tous les con­ci­les de l’Église, on a assi­sté non seu­le­ment à l’affrontement entre des ten­dan­ces et des éco­les théo­lo­gi­ques dif­fé­ren­tes, par­fois avec des momen­ts de for­te ten­sion, mais éga­le­ment à la créa­tion de grou­pes, plus ou moins spon­ta­nés, dans le but de con­di­tion­ner les déba­ts, et plus spé­cia­le­ment la rédac­tion fina­le des docu­men­ts.

Dans son auto­bio­gra­phie, Jedin appor­te quel­ques infor­ma­tions et pré­ci­sions sup­plé­men­tai­res sur les inter­ven­tions des car­di­naux Liénart et Frings du 13 octo­bre 1962. L’historien alle­mand s’attribue à lui-même l’inspiration de l’intervention du car­di­nal Frings, à la sui­te d’une con­ver­sa­tion qu’il avait eue avec ce der­nier :

« Plus tard, le car­di­nal Frings m’a racon­té, à moi et à d’autres que, quand le Secrétaire géné­ral Felici a pro­po­sé l’élection immé­dia­te des com­mis­sion, il s’était sou­ve­nu que dans l’une de nos con­ver­sa­tions, j’avais défi­ni la for­ma­tions des com­mis­sions con­ci­liai­res com­me un fac­teur d’extrême impor­tan­ce, voi­re même déci­sif pour les résul­ta­ts du Concile, en me réfé­rant à l’expérience du Concile Vatican I. Frings était mem­bre de la Commission cen­tra­le et c’est à ce titre qu’il m’avait con­vo­qué au cours de l’année 1961 (pour la pre­miè­re fois le 19 mai) pour discu­ter avec moi de que­stions con­cer­nant le futur règle­ment du Concile. Comme il avait enten­du par­ler d’une con­fé­ren­ce que j’avais don­née à Paderborn, il sup­po­sait que j’étais un expert de ces que­stions. Dans l’un de ces entre­tiens avec lui, j’en étais venu à par­ler du sens des com­mis­sions, dont le rôle dans ce Concile me sem­blait enco­re plus impor­tant qu’il ne l’avait été pour Vatican I, étant don­né que le nom­bre des par­ti­ci­pan­ts était trois fois supé­rieur à celui de la Chambre des Communes anglai­se. ‘Je n’avais pas bien com­pris l’orateur qui m’avait pré­cé­dé, me dit le car­di­nal Frings -, qui s’était pro­non­cé en faveur d’un ren­voi des élec­tions ; mais à ce moment, je me suis sou­ve­nu de notre entre­tien et j’ai expri­mé mon avis néga­tif sur le fait d’arriver à cet­te élec­tion impor­tan­te sans une pré­pa­ra­tion minu­tieu­se » (14).

De plus, les trois jours qui se sont écou­lés entre le 13 et le 16 octo­bre 1962 aura­ient, selon Jedin, pro­fon­dé­ment carac­té­ri­sé l’identité et le rôle de l’épiscopat par rap­port au Concile. Les évê­ques, en posant l’acte d’élire les mem­bres des com­mis­sions con­ci­liai­res sur base des listes des noms réé­la­bo­rées selon les sug­ge­stions et les indi­ca­tions du car­di­nal Liénart, aura­ient été inci­tés à pren­dre davan­ta­ge con­scien­ce de leur « pro­pre respon­sa­bi­li­té col­lé­gia­le » (15). Mais tout cela, selon l’historien alle­mand, n’aurait rien eu à voir avec les affir­ma­tions ten­dan­cieu­ses de la pres­se, selon laquel­le c’est pen­dant ces trois jour­nées, qu’aurait en fait eu lieu la plus impor­tan­te « révo­lu­tion » de l’Église, c’est-à-dire la fin de l’autoritarisme romain.

Cet impor­tant pas ecclé­sio­lo­gi­que, c’est-à-dire la recon­nais­san­ce d’une respon­sa­bi­li­té col­lé­gia­le de l’épiscopat dans le gou­ver­ne­ment de l’Église ne pro­vien­dront pas tant de la mise en œuvre de posi­tions théo­lo­gi­ques issues de France ou d’Allemagne (com­me par exem­ple de la part d’Yves Congar ou de Karl Rahner) mais aurait plu­tôt été une pri­se de con­scien­ce crois­san­te au sein de l’assemblée con­ci­liai­re pen­dant l’offrande com­mu­ne du sacri­fi­ce eucha­ri­sti­que et la réci­ta­tion du « Credo ». C’est ain­si – affir­mait enco­re le grand histo­rien – que se serait ouver­te une nou­vel­le ère du rap­port entre papau­té et épi­sco­pat : il ne s’agissait plus d’une « reven­di­ca­tion » de droi­ts, com­me cela s’était pas­sé avec le con­ci­lia­ri­sme, l’épiscopalisme et le gal­li­ci­sme ecclé­sia­sti­que, mais plu­tôt d’une pri­se de con­scien­ce dans le chef des évê­ques d’une co-responsabilité « cum Petro sub Petro » (16).

*

(1) L’expression « post Concilium sed non prop­ter Concilium » a sou­vent été uti­li­sée par les Pères syno­daux pen­dant le dérou­le­ment de l’assemblée, pour évi­ter d’attribuer à Vatican II une respon­sa­bi­li­té direc­te de la cri­se de l’Église. Toutefois, la Conférence épi­sco­pa­le hol­lan­dai­se con­sta­tait une cer­tai­ne dif­fi­cul­té à affir­mer avec une abso­lue cer­ti­tu­de si cer­tai­nes erreurs et abus éta­ient com­plè­te­ment étran­gers à Vatican II ou éta­ient plu­tôt une con­sé­quen­ce de pro­blé­ma­ti­ques non réso­lues. (« Synode extraor­di­nai­re : célé­bra­tion de Vatican II”, Paris 1986, p. 249).

(2) « Après le Concile, donc à cau­se du Concile » et la varian­te « après le Concile, donc pas à cau­se du Concile », ont été deux expres­sions sou­vent uti­li­sées pen­dant le syno­de de 1985 pour indi­quer le rap­port entre les dif­fi­cul­tés du post-concile et le Concile.

(3) Benoît XVI, Allocution « È per me un dono par­ti­co­la­re », 14 feb­bra­io 2013, in « Acta Apostolicae Sedis » 105 (2013) pp. 293–294. En 2012, Benoît XVI a fait cet­te ober­va­tion durant l’audience géné­ra­le du 10 octo­bre 2012 : « Les docu­men­ts du Concile du Vatican, auquel il faut reve­nir, en les débar­ras­sant d’une mas­se de publi­ca­tions qui les ont plus sou­vent dis­si­mu­lés plu­tôt que de les fai­re con­naî­tre sont, même pour notre épo­que, une bous­so­le qui per­met à ce navi­re qu’est l’Église d’avancer en hau­te mer, à tra­vers les tem­pê­tes ou le beau temps, pour navi­guer en sécu­ri­té et par­ve­nir à bon port ».

(4) Pape François, Homélie de la Messe du 60e anni­ver­sai­re de l’ouverture du Concile Vatican II, 11 octo­bre 2022.

(5) Paolo Sarpi, sur un ton polé­mi­que envers l’autorité du Pape de la Curie romai­ne a écrit, entre 1612 et 1615, l’ « Histoire du Concile Tridentin dans laquel­le l’on décou­vre les arti­fi­ces de la Cour de Rome pour empê­cher que ni la véri­té des dog­mes n’apparaissent, et que l’on ne trai­te ni de la réfor­me de la Papauté ni de cel­le de l’Église », à laquel­le répon­dit, quel­ques années plus tard (1656–1657), sur un ton apo­lo­gé­ti­que Pietro Sforza Pallavicino avec son « Histoire du Concile Tridentin ». Ce n’est qu’au siè­cle der­nier que l’historien alle­mand Hubert Jedin, à tra­vers une enquê­te cri­ti­que des archi­ves, a resti­tué une histoi­re plus com­plè­te du Concile de Trente, au-delà de la dia­lec­ti­que entre Sarpi et Pallavicino : « Storia del Concilio di Trento », 4 volu­mes en 5 tomes, Brescia 1949–1981.

(6) Pensons à Yves Congar, Henri de Lubac ou à Joseph Ratzinger lui-même.

(7) A. Grillmeier, « Die Träger die­ser Rezeption », in Id., « Konzil und Rezeption. Methodische Bemerkungen zu einem Thema der öku­me­ni­schen Diskussion der Gegenwart », in « Theologie und Philosophie » 45/3 (1970), pp. 348–351.

(8) H. de Lubac, « Concile et para­con­ci­le », in « Petite caté­chè­se sur Nature et Grâce », Paris 1980. Ph. Delhaye fait éga­le­ment allu­sion au “para­con­ci­lio” dans « La scien­za del bene del male. La mora­le del Vaticano II e il ‘meta­con­ci­lio’ », Milan 1981 et un Père con­ci­liai­re, à l’époque évê­que de Segni, Luigi Maria Carli, dans « La Chiesa a Concilio », Milan 1964, p. 133.

(9) H. de Lubac, « Concile et para­con­ci­le », pp. 169–175.

(10) H. Jedin, « Storia del­la mia vita », Brescia 1987, 321: « Au cours des der­niè­res semai­nes du Concile, j’ai don­né à tous les évê­ques alle­mands que je ren­con­trais un con­seil qui me venait de l’expérience de l’histoire des Conciles : celui de s’obstiner caté­go­ri­que­ment dans l’observance des décre­ts con­ci­liai­res et de ne pas se lais­ser entraî­ner ni à droi­te – vers un tra­di­tio­na­li­sme qui en rédui­rait l’efficacité – ni à gau­che – vers des mesu­res radi­ca­les, qui ira­ient au-delà des décre­ts eux-mêmes. Mes crain­tes por­ta­ient davan­ta­ge sur la pre­miè­re des deux pos­si­bi­li­tés. Je me trom­pais lour­de­ment ».

(11) H. Jedin, « Promemoria per la Conferenza Episcopale Tedesca », in Id., « Storia del­la mia vita », p. 391.

(12) « Acta Synodalia Sacrosancti Concilii Œcumenici Vaticani II » I/1, pp. 207–208.

(13) « Vatican II par le Cardinal Liénart ancien Évêque de Lille », in « Mélanges de scien­ce reli­gieu­se » 33/suppl. (1976), pp. 65–68.

(14) H. Jedin, « Storia del­la mia vita », Brescia 1987, p. 302.

(15) Selon Jedin, il fau­drait inter­pré­ter le refus du sché­ma « De fon­ti­bus Revelationis » de la même maniè­re.

(16) H. Jedin, « Strukturprobleme der Ökumenischen Konzilien », (Arbeitsgemeinschaft für Forschung des Landes Nordrhein-Westfalen. Geisteswissenschaften 115), Köln-Opladen 1963, pp. 16–22.

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

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Date de publication: 24/10/2022