Pourquoi les Juifs ont raison d’en vouloir au Pape François

Lors de sa con­ver­sa­tion du 13 sep­tem­bre avec les jésui­tes de Slovaquie à Bratislava, le Pape François n’e­st s’e­st pas seu­le­ment plaint de ceux « qui vou­la­ient sa mort » et « pré­pa­ra­ient le con­cla­ve » mais aus­si des autres obsta­cles sur sa rou­te, dont les « malen­ten­dus » qui minent sa volon­té de dia­lo­gue avec les Juifs.

En Hongrie com­me en Slovaquie, à la ren­con­tre des Juifs, le Pape François a eu à cha­que fois des paro­les for­tes con­tre l’antisémitisme et en faveur de l’amitié judéo-chrétienne. Mais il a habi­le­ment esqui­vé la que­stion qui lui avait valu une levée de bou­clier, au cours des semai­nes pré­cé­den­tes, de la part des plus hau­ts digni­tai­res du rab­bi­nat.

L’étincelle qui avait mis le feu aux pou­dres était une de ses affir­ma­tions sur la Torah, la loi don­née par Dieu à Moïse, pen­dant l’audien­ce géné­ra­le du 11 août aux fidè­les ras­sem­blés dans la cour Saint-Damase. Une affir­ma­tion que le rab­bin Rasson Arussi, pré­si­dent de la Commission du Grand Rabbinat d’Israël pour le dia­lo­gue avec l’Église catho­li­que avait dénon­cé com­me fai­sant « par­tie inté­gran­te d’une ‘doc­tri­ne du mépris’ envers les Juifs et le judaï­sme » dans une let­tre enflam­mée adres­sée au Vatican le len­de­main.

La con­tro­ver­se qui avait sui­vi méri­te qu’on s’y attar­de pas à pas. Avec une peti­te pré­ci­sion.

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La pré­ci­sion con­cer­ne la métho­de. Dans une matiè­re aus­si déli­ca­te que les rap­ports avec le judaï­sme, le Pape François se limi­te habi­tuel­le­ment, dans ses écri­ts et ses visi­tes offi­ciel­les, à pren­dre et à lire les tex­tes pré­pa­rés pour lui par les spé­cia­li­stes de cet­te bran­che. Tandis que quand « joue à domi­ci­le » et par­le à ses pro­pres ouail­les, il dit ce qu’il a envie de dire.

D’emblée, ce dou­ble regi­stre pose déjà des pro­blè­mes, qu’il s’agisse de Riccardo Di Segni, l’actuel grand rab­bin de Rome, ou de l’autre rab­bin impor­tant Giuseppe Laras (1935 – 2017) qui n’ont pas man­qué il y a quel­ques années de sou­li­gner – sur­tout pour s’en plain­dre –, y com­pris lors d’un col­lo­que qu’ils ont eu avec François, le recours fré­quent dans les discours du pape au ter­me « pha­ri­sien » pour atta­quer ses oppo­san­ts au sein de l’Église et les trai­ter de rigi­des, d’hypocrites, d’avides, de léga­li­stes et de vani­teux.

Les respon­sa­bles du Vatican des rela­tions reli­gieu­ses avec les Juifs, le car­di­nal Kurt Koch en tête, ava­ient ten­té de remé­dier à cet­te gaf­fe en pré­pa­rant pour le Pape François un discours qu’il était cen­sé pro­non­cer à l’Université pon­ti­fi­ca­le gré­go­rien­ne le 9 mai 2019, dans le cadre d’un col­lo­que inter­na­tio­nal con­sa­cré juste­ment au thè­me « Jésus et les pha­ri­siens. Un rée­xa­men mul­ti­di­sci­pli­nai­re ».

Ce discours met­tait en lumiè­re que le Nouveau Testament ne con­tient pas seu­le­ment des polé­mi­ques entre Jésus et les pha­ri­siens. On y trou­ve élo­ges pour des pha­ri­siens impor­tan­ts tels que Gamaliel et Nicodème. Jésus lui-même dit que cer­tains pha­ri­siens sont « pro­ches du règne de Dieu » pour le pri­mat qu’ils don­nent au com­man­de­ment de l’amour de Dieu et du pro­chain. Il y a la fier­té avec laquel­le l’apôtre Paul se décrit com­me étant pha­ri­sien. Tout le con­trai­re du sté­réo­ty­pe néga­tif sou­vent uti­li­sé par le Pape.

Mais con­tre tou­te atten­te, le Pape François avait déci­dé de bou­der ce discours. Il a pré­fé­ré saluer un par un les par­ti­ci­pan­ts au col­lo­que. En gaspil­lant de la sor­te une occa­sion en or pour cor­ri­ger son lan­ga­ge.

Le discours de con­clu­sion du syno­de de 2015 sur la famil­le a con­sti­tué un autre faux pas qui a vexé le mon­de Juif. À cet­te occa­sion, François s’était achar­né con­tre « les cœurs fer­més qui sou­vent se cachent jusque der­riè­re les ensei­gne­men­ts de l’Église ou der­riè­re les bon­nes inten­tions pour s’asseoir sur la cathè­dre de Moïse et juger, quel­que­fois avec supé­rio­ri­té et super­fi­cia­li­té, les cas dif­fi­ci­les et les famil­les bles­sées ». (N’ayant cure de se con­tre­di­re lui-même, pui­sque la nou­veau­té que le Pape avait vou­lu intro­dui­re dans ce syno­de était le réta­blis­se­ment du divor­ce, auto­ri­sé pré­ci­sé­ment par Moïse, en revan­che inter­dit par Jésus).

Pour en reve­nir à l’actualité, il est éton­nant que le Pape François ait déci­dé de lan­cer en juin der­nier pour ses audien­ces géné­ra­les du mer­cre­di un cycle de caté­chè­se con­sa­cré à la let­tre de saint Paul aux Galates, un cycle qui en est aujourd’hui à son hui­tiè­me épi­so­de.

La let­tre aux Galates est en fait cel­le dans laquel­le l’opposition doc­tri­na­le et pra­ti­que entre Paul et le judaï­sme de son temps est la plus vive, plus enco­re que dans la let­tre aux Romains qui sui­vra, dans laquel­le le débat est plus serein et plus médi­té théo­lo­gi­que­ment.

Si l’on vou­lait vrai­ment reli­re et expli­quer cet­te let­tre explo­si­ve, influen­cée par la con­vic­tion de Paul que la fin des temps était immi­nen­te, il était indi­spen­sa­ble de s’appuyer sur des exé­gè­tes de haut niveau et sur un lan­ga­ge soi­gneu­se­ment étu­dié. Rien de tout cela dans les tex­tes lus par le Pape, et enco­re moins dans les com­men­tai­res oraux de son cru ajou­tés çà et là.

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Et effec­ti­ve­ment, lors de la caté­chè­se du 11 août der­nier, la qua­triè­me de la série, inti­tu­lée « La loi de Moïse », François a remis les pieds dans le plat en disant quel­que cho­se d’inacceptable pour les Juifs, à savoir que la Torah est com­me mor­te, qu’elle n’a plus pour eux aucu­ne valeur de salut, que le Christ est désor­mais le seul à avoir.

Voici les décla­ra­tions exac­tes du Pape, nous avons sou­li­gné cel­les qu’il a lui-même impro­vi­sées :

« La Loi ne don­ne pas la vie, elle n’offre pas l’accomplissement de la pro­mes­se, car elle n’est pas dans la con­di­tion de pou­voir la réa­li­ser. La Loi est un che­min qui te fait avan­cer vers la ren­con­tre. Paul emplo­ie un ter­me très impor­tant, la Loi est le ‘péda­go­gue’ vers le Christ, le péda­go­gue vers la foi dans le Christ, c’est-à-dire le maî­tre qui te con­duit par la main à la ren­con­tre. Celui qui cher­che la vie a besoin de se tour­ner vers la pro­mes­se et sa réa­li­sa­tion dans le Christ ».

La réac­tion est immé­dia­te. Le len­de­main, le grand rab­bin Rasson Arussi envo­ie depuis Jérusalem une let­tre de plain­te à Rome, for­mel­le­ment adres­sée au car­di­nal Koch, dans laquel­le il repro­che au Pape d’avoir décla­ré que l’observation de la Torah de la part des Juifs d’aujourd’hui était dépour­vue de tou­te valeur et d’avoir res­sor­ti cet­te « doc­tri­ne du mépris » anti­sé­mi­te que « nous pen­sions que l’Église avait com­plè­te­ment reje­tée ».

Le 24 août, depuis les États-Unis, le rab­bin David Fox Sandmel, pré­si­dent du Comité juif inter­na­tio­nal pour les con­sul­ta­tions inter­re­li­gieu­ses et co-directeur de l‘Anti-Defamation League envo­ie une let­tre de plain­te simi­lai­re. Tous deux deman­dent au Pape de reve­nir sur ses pro­pos, fau­te de quoi le dia­lo­gue avec l’Église catho­li­que « ne peut plus se pour­sui­vre ». Le 25 août, le vati­ca­ni­ste Philip Pullella dévoi­le à l’agence Reuters le con­te­nu de la pre­miè­re de ces deux let­tres, jusque-là secrè­tes. Au Vatican, le car­di­nal Koch assu­re qu’une répon­se est en pré­pa­ra­tion.

La pre­miè­re répon­se du Vatican n’arrive cepen­dant pas du Pape mais de l’un de ses sbi­res argen­tins, son fameux « écri­vain fan­tô­me » déjà mis en cau­se au cours des pre­miè­res années de son pon­ti­fi­cat, l’archevêque de La Plate Victor Manuel Fernández, avec un arti­cle dans « L’Osservatore Romano » du 30 octo­bre.

Fernández y écrit que « si l’on affir­mait que l’on pour­rait obte­nir sa pro­pre justi­fi­ca­tion à tra­vers l’accomplissement de la Loi avec ses pro­pres for­ces, sans l’aide de Dieu, on tom­be­rait dans la pire des ido­lâ­tries, qui con­si­ste à s’adorer soi-même, ses pro­pres for­ces et ses pro­pres œuvres, au lieu d’adorer le Dieu uni­que ». Et de citer pour sou­te­nir ses pro­pos le rab­bin Baal Shem Tov du « début du XIXe siè­cle », en réa­li­té mort en 1760, le fon­da­teur de l’hassidisme en Europe orien­ta­le.

Mercredi 1er sep­tem­bre, dans le sep­tiè­me épi­so­de de la série, le Pape François ajou­te avant de lire le tex­te qu’il a entre les mains la décla­ra­tion impro­vi­sée sui­van­te, dans le but de désa­mor­cer la polé­mi­que :

« Nous pour­sui­vrons l’explication de la Lettre de saint Paul aux Galates. Ce n’est pas une cho­se nou­vel­le, cet­te expli­ca­tion, quel­que cho­se qui vient de moi : ce que nous étu­dions est ce que dit saint Paul, dans un con­flit très sérieux, aux Galates. Et c’est éga­le­ment la Parole de Dieu, par­ce qu’elle est entrée dans la Bible. Ce ne sont pas des cho­ses que quelqu’un inven­te, non. C’est quel­que cho­se qui a eu lieu à cet­te épo­que et qui peut se répé­ter. Et, de fait, nous avons vu que dans l’histoire, cela s’est répé­té. Il s’agit sim­ple­ment d’une caté­chè­se sur la Parole de Dieu expri­mée dans la Lettre de Paul aux Galates : ce n’est pas autre cho­se. Il faut tou­jours gar­der cela à l’esprit ».

Mais le len­de­main, le 2 sep­tem­bre, le quo­ti­dien ita­lien « La Repubblica » publie une let­tre cin­glan­te du grand rab­bin de Rome, Di Segni, qui fait voler en écla­ts la « défen­se offi­ciel­le » publiée par Fernández dans « L’Osservatore Romano », avec tou­jours dans le col­li­ma­teur les décla­ra­tions du Pape François du 11 août.

« Ressortir en des ter­mes sim­pli­fiés les oppo­si­tions anti­ques com­por­te le risque de per­pé­tuer des sté­réo­ty­pes hosti­les, dans le cas pré­sent celui du judaï­sme en tant que reli­gion abro­gée et for­ma­li­ste, uni­que­ment fai­te de devoirs, sans esprit, ou qui ne serait qu’une sim­ple pré­pa­ra­tion, une ‘péda­go­gie’ à la nou­vel­le foi. […] Le Baal Shem Tov met­tait la foi au pre­mier plan, même la foi des non-Juifs, mais jamais il n’a rela­ti­vi­sé la Torah. Il serait bon d’utiliser l’enseignement du Baal Shem Tov non pas pour lui fai­re dire des cho­ses qu’il n’aurait jamais ima­gi­né dire mais pour ensei­gner le respect réci­pro­que, qui a fait défaut dans ce cas. »

Un pre­mier rameau d’olivier para­ît timi­de­ment dans « Avvenire », le quo­ti­dien de la Conférence épi­sco­pa­le ita­lien­ne le diman­che 5 sep­tem­bre dans un arti­cle signé par deux per­son­nes : le bibli­ste catho­li­que Giulio Michelini et le Juif Marco Cassuto Morselli, phi­lo­so­phe et histo­rien du judaï­sme, pré­si­dent de la Fédération des ami­tiés judéo-chrétiennes en Italie.

Les deux spé­cia­li­stes rap­pel­lent « le con­tex­te enthou­sia­ste et polé­mi­que » dans lequel Paul écrit sa let­tre aux Galates et sou­li­gne l’importance d’identifier les véri­ta­bles desti­na­tai­res de la let­tre elle-même :

« Paul ne s’adresse pas aux ‘chré­tiens’, ou à des Juifs qui cro­ient en la mes­sia­ni­té de Jésus, mais aux ‘non-juifs’ et il ne veut pas qu’ils se cir­con­ci­sent. Si l’on ne tient pas comp­te de qui est le desti­na­tai­re de la let­tre, alors on pour­rait la pren­dre pour une let­tre con­tre la Torah, et donc con­tre les Juifs et le judaï­sme, ce qui n’était pas dans les inten­tions de Paul ».

Le jour même, lors de l’Angélus pla­ce Saint-Pierre, le Pape François pré­sen­te ses vœux à « ceux qui che­mi­nent fidè­le­ment dans la loi du Seigneur » à la veil­le du nouvel-an juifs, Rosh Hachana, et pour les deux fêtes de Yom Kippour et de Souccot.

Mais entre­temps les deux let­tres de répon­se aux rab­bins Rasson Arussi et David Fox Sandmel par­tent enfin du Vatican, signées par le car­di­nal Koch en sa qua­li­té de pré­si­dent de la Commission pour les rela­tions reli­gieu­ses avec les Juifs. Le tex­te com­plet de ces deux let­tres a été ren­du public le 10 sep­tem­bre, mais elles por­tent la date du 3.

« Dans le discours du Saint-Père, la Torah n’est pas déva­lo­ri­sée », écrit le car­di­nal Koch. Dans sa caté­chè­se du 11 août, le pape « ne fait aucu­ne men­tion du judaï­sme moder­ne. Son discours est une réfle­xion sur la théo­lo­gie pau­li­nien­ne dans le con­tex­te histo­ri­que d’une épo­que bien pré­ci­se. Le fait que la Torah soit cru­cia­le pour le judaï­sme moder­ne n’a pas été remis en cau­se en aucu­ne maniè­re. […] La con­vic­tion chré­tien­ne con­stan­te est que Jésus Christ est le nou­veau che­min de salut. Toutefois, cela ne signi­fie pas que la Torah soit déva­lo­ri­sée ou ne puis­se plus être recon­nue com­me la voie du salut pour les Juifs ». Pour étayer ses pro­pos, Koch fait réfé­ren­ce à un discours pro­non­cé par le Pape François le 30 juin 2015 à l’International Council of Christians and Jews.

La distinc­tion entre l’époque de Paul et l’époque du judaï­sme moder­ne, avec leurs dif­fé­ren­tes théo­lo­gies respec­ti­ves, est la por­te de sor­tie éla­bo­rée par le Vatican pour tem­pé­rer la polé­mi­que. En effet, le judaï­sme rab­bi­ni­que, aujourd’hui domi­nant, s’est déve­lop­pé non pas du vivant de Paul mais après l’ère apo­sto­li­que, et les maî­tres du Talmud éta­ient con­tem­po­rains des Pères de l’Eglise.

Mais alors pour­quoi pren­dre juste­ment l’explosive let­tre aux Galates, sans les com­pé­ten­ces ni les pré­cau­tions néces­sai­res, com­me sujet d’un cycle d’homélies du Pape aux fidè­les ?

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

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Date de publication: 28/09/2021