Pape émérite, pape empêché. Où en est la rédaction des nouvelles normes ?

(s.m.) Cet été, un arti­cle éru­dit paru dans une revue spé­cia­li­sée ita­lien­ne a relan­cé la rumeur d’une pos­si­ble démis­sion du pape François. Il lais­sait entre­voir de nou­vel­les nor­mes cano­ni­ques con­cer­nant tant la renon­cia­tion d’un pape que son inca­pa­ci­té tota­le.

L’auteur de l’article, Geraldina Boni, pro­fes­seur ordi­nai­re de droit canon et de droit ecclé­sia­sti­que à l’Université de Bologne, est éga­le­ment con­seil­lè­re du Conseil pon­ti­fi­cal pour les tex­tes légi­sla­tifs, et il n’en fal­lait pas plus pour lais­ser enten­dre qu’au Vatican, on serait en train de pré­pa­rer, à la deman­de du pape régnant, des nor­mes suscep­ti­bles de four­nir un cadre juri­di­que à une renon­cia­tion pro­chai­ne.

Mais il n’en est rien. D’après les infor­ma­tions de Settimo Cielo, rien ne bou­ge au Vatican et per­son­ne, enco­re moins le Pape, ne s’avance dans une tel­le direc­tion.

Cette ini­tia­ti­ve a pris nais­san­ce hors des murail­les léo­ni­nes à l’initiative d’un réseau inter­na­tio­nal de cher­cheurs gra­vi­tant autour du pro­fes­seur Boni, des chai­res de droit canon et de droit ecclé­sia­sti­que de l’Université de Bologne, com­me il y a un mil­lé­nai­re de cela, quand le célè­bre Gratien y ensei­gnait et qu’a com­men­cé à pren­dre for­me l’architecture juri­di­que de l’Église catho­li­que.

Le chan­tier auquel tous ces cher­cheurs se sont atte­lé est en fait une pla­te­for­me vir­tuel­le mul­ti­lin­gue, acces­si­ble à tous, sur laquel­le ils sont en train d’élaborer petit à petit de nou­vel­les nor­mes pour com­bler les lacu­nes du droit canon actuel sur deux poin­ts cru­ciaux : la renon­cia­tion et l’empêchement total d’un pape.

Quand ces cher­cheurs esti­me­ront avoir mis au point un pro­jet adé­quat, ils l’offriront au « légi­sla­teur suprê­me », c’est-à-dire au Pape François, qui déci­de­ra ce qu’il con­vient d’en fai­re.

Jusqu’à pré­sent, per­son­ne n’avait par­lé en détail de ce chan­tier, de la maniè­re dont il fonc­tion­ne et de ce qu’il est en train de con­strui­re. Le pro­fes­seur Boni le fait à pré­sent dans cet arti­cle qu’elle a rédi­gé pour Settimo Cielo.

À elle la paro­le.

*

Deux vides juridiques à combler

de Geraldina Boni
(tra­duc­tion fra­nçai­se revue par l’auteur)

On se sou­vient des affai­res récen­tes qui ont secoué la papau­té et qui ont abou­ti, après la renon­cia­tion de Benoît XVI, à la mise en pla­ce d’une coha­bi­ta­tion iné­di­te entre le pon­ti­fe romain régnant et un pape « émé­ri­te ». Par ail­leurs, il est de plus en plus évi­dent qu’une situa­tion dans laquel­le un pape affai­bli par le grand âge ou des pro­blè­mes de san­té puis­se rester en vie grâ­ce à la méde­ci­ne ou la tech­no­lo­gie tout en n’étant plus en mesu­re d’assumer le « munus petri­num » est appe­lée à se repro­dui­re.

L’éventualité dans laquel­le le siè­ge de Rome serait empê­ché est seu­le­ment men­tion­née dans le Code de Droit Canonique mais n’est pas régle­men­tée.  Bien que le can. 335 fas­se allu­sion à une loi spé­cia­le dans un tel cas de figu­re, la loi en que­stion n’a jamais été pro­mul­guée. Et sur­tout, aucu­ne solu­tion juri­di­que n’a jamais été envi­sa­gée pour assu­rer la direc­tion de l’Église uni­ver­sel­le si le pon­ti­fe romain n’était plus en mesu­re de la gou­ver­ner à cau­se d’un empê­che­ment total, per­ma­nent et irré­ver­si­ble, avec des con­sé­quen­ces poten­tiel­le­ment gra­ves pour l’Église uni­ver­sel­le. Ce sont ces deux lacu­nes léga­les impor­tan­tes qu’il con­vien­drait de com­bler.

À la sui­te de la publi­ca­tion en juil­let der­nier d’un de mes arti­cles dans la revue scien­ti­fi­que « Stato, Chiese e plu­ra­li­sme con­fes­sion­nel », j’ai tâché de susci­ter le débat au sein des cano­ni­stes sur ces pro­blè­mes cru­ciaux, en pré­sen­tant à titre d’exemples plu­sieurs lois pos­si­bles, volon­tai­re­ment envi­sa­gées de maniè­re cri­ti­que, alter­na­ti­ve ou à tout le moins inter­ro­ga­ti­ve de sor­te à lais­ser de l’espace à un débat con­tra­dic­toi­re con­struc­tif.

Entretemps, depuis 2020 déjà, un petit grou­pe de cano­ni­stes issus de dif­fé­ren­ts pays a éta­bli deux sché­mas régle­men­tai­res, après avoir iden­ti­fié les prin­ci­paux poin­ts à trai­ter. Cette équi­pe a coo­pé­ré à distan­ce – une cho­se désor­mais habi­tuel­le en cet­te pério­de de pan­dé­mie – en orga­ni­sant plu­sieurs réu­nions en ligne pour réflé­chir ensem­ble en tou­te liber­té aux que­stions qui sont sur la table ; échan­geant ensui­te des pro­je­ts que cha­cun com­men­tait et cri­ti­quait en détail. En don­nant éga­le­ment des votes de pré­fé­ren­ce moti­vés pour dépar­ta­ger deux ou plu­sieurs options, qui s’appuyaient à leur tour sur dif­fé­ren­tes visions théo­lo­gi­ques et dog­ma­ti­ques qui sous-tendent inva­ria­ble­ment les nor­mes juri­di­ques en vigueur.

Les deux pro­je­ts de pro­po­si­tion de lois, l’une pour le cas de figu­re du siè­ge de Rome tota­le­ment empê­ché et l’autre pour la situa­tion cano­ni­que d’un évê­que de Rome qui aurait renon­cé à son offi­ce ont été, une fois le tra­vail pré­pa­ra­toi­re ache­vé, publiés sur un site web pour être con­sul­tés par les cano­ni­stes du mon­de entier. Initialement rédi­gées en ita­lien et en espa­gnol, ces deux ver­sions con­sti­tuent les prin­ci­paux tex­tes de réfé­ren­ce mais, pour dans le but d’élargir le spec­tre des déba­ts, des tra­duc­tions en anglais, en fra­nçais et en alle­mand ont aus­si été publiées.

Pour le pro­jet du siè­ge de Rome empê­ché, la nou­veau­té la plus impor­tan­te con­cer­ne l’introduction (notam­ment à tra­vers une modi­fi­ca­tion du Code de Droit Canonique) de l’empêchement total pour « inha­bi­li­tas » irré­mé­dia­ble du Pape en tant que troi­siè­me cau­se de ces­sa­tion de l’office pétri­nien, qui vien­drait alors s’ajouter au décès et à la renon­cia­tion. Dans le cas où le siè­ge de Rome serait com­plè­te­ment empê­ché pour « inha­bi­li­tas » irré­mé­dia­ble du pape – tel­le qu’il ne soit même plus en mesu­re de renon­cer volon­tai­re­ment à son offi­ce -, la situa­tion, dûment con­sta­tée à tra­vers une pro­cé­du­re stric­te­ment régle­men­tée (moyen­nant une con­sul­ta­tion médi­ca­le et rati­fi­ca­tion du col­lè­ge car­di­na­li­ce à la majo­ri­té qua­li­fiée), serait équi­pol­lée en droit au siè­ge vacant ; avec par con­sé­quent la con­vo­ca­tion d’un con­cla­ve pour l’élection du nou­veau suc­ces­seur de Pierre. On pas­se­rait donc, pour ain­si dire, outre le siè­ge empê­ché pour pas­ser en situa­tion de vacan­ce, sans qu’il y ait une renon­cia­tion qui, du fait de l’incapacité du Pape, serait natu­rel­le­ment impos­si­ble. On voit tout de sui­te, ne fût-ce qu’avec cet­te brè­ve descrip­tion, com­ment cela remet­trait en cau­se des notions fon­da­men­ta­les du Droit cano­ni­que, en l’espèce le prin­ci­pe « pri­ma sedes a nemi­ne iudi­ca­tur », indis­so­cia­ble du pri­mat de l’évêque de Rome.

Pour le pro­jet sur le « pape émé­ri­te », on a en revan­che déci­dé, étant don­né la situa­tion déli­ca­te actuel­le, de limi­ter sen­si­ble­ment la disci­pli­ne, en n’ajoutant que les quel­ques nor­mes stric­te­ment néces­sai­res pour évi­ter des équi­vo­ques dom­ma­gea­bles et pré­ve­nir des pra­ti­ques pré­ju­di­cia­bles. En outre, ces nor­mes sont sur­tout for­mu­lées non pas de maniè­re pre­scrip­ti­ve et impé­ra­ti­ve mais exhor­ta­ti­ve : sur­tout dans l’intention – modé­rant dans une cer­tai­ne mesu­re l’exercice de cer­tains droi­ts du reno­nçant – de n’offenser en aucu­ne maniè­re la digni­té de celui qui a occu­pé le trô­ne de Pierre. On retrou­ve donc, après cer­tai­nes nor­mes impor­tan­tes sur l’acte de renon­cia­tion (par exem­ple sur les for­ma­li­tés ou la date d’entrée en vigueur), des dispo­si­tions sur le titre et l’appellation, la rési­den­ce, la rému­né­ra­tion, les rap­ports avec le pon­ti­fe romain, la con­di­tion per­son­nel­le, le sty­le de vie, les respon­sa­bi­li­tés ecclé­sia­les et publi­ques, les funé­rail­les et la sépul­tu­re de l’évêque de Rome qui a renon­cé.

Depuis l’ouverture récen­te de la pla­te­for­me inter­net, on assi­ste à l’émergence d’un « locus » vir­tuel de débat scien­ti­fi­que jamais expé­ri­men­té aupa­ra­vant par les cano­ni­stes, pro­po­sant des accès sans fil­tre et avec des pos­si­bi­li­tés de col­la­bo­ra­tion impor­tan­tes, de sor­te que le « forum » des experts puis­se se dérou­ler très lar­ge­ment sur le web, au sein d’une sor­te de « table ron­de » infor­ma­ti­que sans exclu­sion sub­jec­ti­ves ou de quel­que natu­re que ce soit, sinon cel­les qui sont natu­rel­le­ment néces­sai­res afin de garan­tir la séré­ni­té d’une dia­lec­ti­que scien­ti­fi­que. Sur cet­te pla­te­for­me mul­ti­mé­dia, qui est une sor­te d’ « ago­ra » vir­tuel­le, tous les juri­stes – ain­si que les théo­lo­giens et histo­riens – peu­vent appor­ter leur pro­pre con­tri­bu­tion intel­lec­tuel­le, aus­si bien en la signant et en la ren­dant visi­ble à tou­te la com­mu­nau­té scien­ti­fi­que, que de maniè­re ano­ny­me, en envoyant le fruit de leur réfle­xion à l’équipe de rédac­tion qui en tien­dra comp­te et répon­dra au rédac­teur. Tout un cha­cun peut éga­le­ment télé­char­ger, outre les sché­mas, les com­men­tai­res et les pro­je­ts en cours de con­struc­tion, des avis plus lar­ge­ment argu­men­tés, des dos­siers, de la docu­men­ta­tion en tout gen­re, des biblio­gra­phies, etc.

Au ter­me de ce tra­vail en com­mun, les pro­je­ts seront pré­sen­tés au légi­sla­teur suprê­me, afin qu’il puis­se s’en ser­vir s’il le juge oppor­tun : car c’est à lui qu’il revient de rédi­ger le tex­te latin authen­ti­que qui sera pro­mul­gué après s’être appuyé sur des lati­ni­stes et des cano­ni­stes, qui ne peu­vent pas ne pas se pro­non­cer sur la trans­po­si­tion tech­ni­que des nor­mes en latin juri­di­que qui sous-tend iné­vi­ta­ble­ment les sché­mas com­po­sés dans les lan­gues natio­na­les.

Voici l’adresse de la pla­te­for­me :

www.progettocanonicosederomana.com

La com­mu­nau­té des cano­ni­stes met donc au ser­vi­ce du Vicaire du Christ et, avec lui, de l’Église et du peu­ple de Dieu, ses pro­pres con­nais­san­ces et ses pro­pres com­pé­ten­ces, tout en favo­ri­sant la mise en œuvre de la « syno­da­li­té » dans l’exercice de la fonc­tion légi­sla­ti­ve, en pro­mou­vant une métho­de lar­ge­ment par­ti­ci­pa­ti­ve dans la for­ma­tion des nor­mes en vue d’obtenir le meil­leur résul­tat pos­si­ble.

C’est ain­si que l’on pro­cé­dait aux débu­ts des scien­ces juri­di­ques, à l’aube de l’an Mil : c’était une épo­que de gran­de exu­bé­ran­ce qui a vu s’établir un lien très fort, par­ti­cu­liè­re­ment entre les juri­stes et les papes légi­sla­teurs, sou­vent issus des bancs et des chai­res de l’Université de Bologne. Comme Gratien, un pion­nier qui a été le fon­da­teur d’une éco­le clai­re­ment nova­tri­ce du point de vue métho­do­lo­gi­que qui a gran­de­ment con­tri­bué au cours des siè­cles sui­vant à la con­struc­tion de l’architecture juri­di­que de l’Église, répon­dant en temps uti­le aux défis d’une nou­vel­le épo­que à tra­vers l’alliance fécon­de entre « auc­to­ri­tas », le pou­voir légi­sla­tif et « ratio », la doc­tri­ne.

Nous vou­drions aujourd’hui réé­di­ter cet­te expé­rien­ce extraor­di­nai­re, en con­ju­guant ces ancien­nes raci­nes avec les fron­tiè­res mises à notre dispo­si­tion par les tech­no­lo­gies de la com­mu­ni­ca­tion : pour encou­ra­ger de la sor­te le par­ta­ge et la soli­da­ri­té dans l’élaboration des lois. Voilà l’apport spé­ci­fi­que que le droit canon pour­rait offrir à l’aube du troi­siè­me mil­lé­nai­re en assu­mant, une fois enco­re et à l’aide d’instruments iné­di­ts, un rôle moteur : avec l’objectif de bâtir une solu­tion aux pro­blè­mes actuels qui soit le plus pos­si­ble cohé­ren­te avec la justi­ce, selon la véri­ta­ble voca­tion du droit.

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

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Date de publication: 14/09/2021