L’ours russe et le léopard papal. L’étrange Ostpolitik du Pape François

La visi­te de Joe Biden à Kiev et ensui­te à Varsovie, le dou­ble discours de guer­re de Vladimir Poutine, le fan­to­ma­ti­que plan de négo­cia­tion de Xi Jinping : l’anniversaire de l’agression de la Russie con­tre l’Ukraine a vu les plus gran­des puis­san­ces mon­dia­les mon­ter sur le devant de la scè­ne. Et le Pape ?

Le jour même où le pré­si­dent des États-Unis mar­chait aux côtés de Volodymir Zelensky dans les rues de la capi­ta­le ukrai­nien­ne, l’agence rus­se Tass publiait l’information selon laquel­le le Pape François s’était décla­ré dési­reux de fai­re éta­pe, au retour de son pro­chain voya­ge apo­sto­li­que en Mongolie, à Vladivostok, à l’Extrême-Orient de la Russie, pour visi­ter le parc natio­nal con­sa­cré à la pro­tec­tion des léo­pards, à l’un desquels il a déjà don­né un nom : Martin Fierro, le per­son­na­ge « gau­cho » du poè­me argen­tin du même nom si cher à Jorge Mario Bergoglio.

Incroyable mais vrai. Cette infor­ma­tion de l’agence Tass ne relè­ve pas du théâ­tre de l’absurde mais bien d’un frag­ment de la diplo­ma­tie per­son­nel­le que le Pape François est en train de met­tre en œuvre, con­vain­cu de pou­voir de la sor­te ouvrir une spi­ra­le de la paix de la part de Moscou.

En fait, l’homme qui a fait part à la Tass du désir du Pape de visi­ter le parc des léo­pards à Vladivostok en « citant une con­ver­sa­tion per­son­nel­le » avec lui, c’est Leonid Sevastyanov, c’est-à-dire l’homme sur lequel comp­te le Pape François dans cet­te opé­ra­tion diplo­ma­ti­que.

Sevastyanov a décla­ré à une autre agen­ce rus­se, Ria Novosti, le 15 février der­nier que « le Pape a un plan de pro­po­si­tions pour une réso­lu­tion paci­fi­que du con­flit entre la Russie et l’Occident et il a con­fir­mé son désir de négo­cier avec les auto­ri­tés rus­ses et sa dispo­ni­bi­li­té pour se ren­dre à Moscou ».

Il a décla­ré qu’il entre­te­nait « une cor­re­spon­dan­ce abon­dan­te avec le Pape ». Et il a cité le pas­sa­ge d’une let­tre reçue du Pape : « Comme je vou­drais me ren­dre à Moscou pour par­ler à Poutine du plan pour une solu­tion paci­fi­que en Europe ! ».

On ne sait rien de ce « plan » papal. Mais en mai der­nier, dans une lon­gue inter­view fil­mée accor­dée à Cristina Giuliano de l’agence ita­lien­ne Aska News, Sevastyanov a éga­le­ment mon­tré une let­tre dans laquel­le le Pape François le défi­nis­sait com­me un « ambas­sa­deur de la paix » et le remer­ciait, ain­si que son épou­se, la sopra­no Svetlana Kasyan, pour sa con­tri­bu­tion à pro­mou­voir une solu­tion au con­flit.

« Je pen­se que le Vatican doit deve­nir le sym­bo­le du dia­lo­gue », a décla­ré Sevastyanov dans cet­te inter­view. « Il fau­drait con­vain­cre le Conseil de sécu­ri­té de l’ONU de char­ger l’État du Vatican, com­me État neu­tre, d’être un modé­ra­teur suscep­ti­ble de met­tre autour de la table Joe Biden, Vladimir Poutine et Xi Jinping ».

Voilà quel­le serait la valeur ajou­tée du Vatican : être « un juge ‘super par­tes’ ».  D’autant plus que « Poutine a tou­jours fait pre­u­ve d’un grand respect envers le Pape. Il n’a jamais par­lé du Pape com­me l’a fait le patriar­che Cyrille. Et il fau­drait exploi­ter ce respect ».

Une visi­te de François à Moscou, a ajou­té Sevastyanov, aurait une gran­de « valeur sym­bo­li­que ». Il est vrai que cer­tains pour­ra­ient l’interpréter com­me un signe de fai­bles­se de Poutine, « mais moi je sais que le Pape est quelqu’un de bien, de très diplo­ma­te, et qu’il ne fera jamais rien qui puis­se met­tre la Russie en dif­fi­cul­té ».

En réa­li­té, le Pape François n’a jamais fait mystè­re de son grand désir de se ren­dre à Moscou. Le 5 février der­nier, lors de la con­fé­ren­ce de pres­se dans le vol de retour de son voya­ge au Congo et au Soudan du Sud, il a de nou­veau racon­té que déjà « le deu­xiè­me jour de la guer­re je suis allé à l’am­bas­sa­de de Russie pour dire que je vou­lais aller à Moscou pour par­ler avec Poutine, à con­di­tion qu’il y ait une peti­te fenê­tre pour négo­cier. Le mini­stre Lavrov m’a alors répon­du : “bien”, que oui, il y atta­chait de l’im­por­tan­ce, mais “nous ver­rons plus tard”. Ce geste était un geste réflé­chi, en me disant “je le fais pour lui” ».

Cependant, dans cet­te même inter­view à Aska News, Sevastyanov a aus­si défi­ni la guer­re en cours en Ukraine com­me « un péché », il a repro­ché au patriar­che ortho­do­xe de Moscou d’être trop lié à l’État rus­se et il a pris la défen­se du Pape con­tre les cri­ti­ques de Moscou lui repro­chant d’avoir ren­con­tré les épou­ses des com­bat­tan­ts du batail­lon Azov accom­pa­gnée de Pyotr Verzilov, le dis­si­dent rus­se qui tire les ficel­les des tran­sgres­si­ves Pussy Riot.

Mais mal­gré ces dis­so­nan­ces appa­ren­tes, Sevastyanov reste un hom­me du régi­me de Moscou, aus­si bien dans le domai­ne poli­ti­que que reli­gieux. Voici com­ment Stefano Caprio, l’un des plus grands spé­cia­li­stes de la nation rus­se, prê­tre de rite slave-byzantin, ancien pro­fes­seur à Moscou et ensui­te à Rome à l’Institut pon­ti­fi­cal orien­tal, décrit le pro­fil de Sevastyanov, dans une note publiée le 18 février par Asia News, l’agence de l’Institut pon­ti­fi­cal des Missions étran­gè­res.

« Leonid Sevastyanov est le pré­si­dent de l’Union mon­dia­le des vieux-croyants, une for­ma­tion schi­sma­ti­que de l’orthodoxie rus­se qui a tou­jours prô­né la supé­rio­ri­té de la foi et des autres tra­di­tions rus­ses sur tou­tes les autres, y com­pris cel­le des autres Églises ortho­do­xes. C’est en réa­li­té aus­si un histo­rien col­la­bo­ra­teur du patriar­che Cyrille, qui l’a accueil­li com­me sémi­na­ri­ste quand il était métro­po­li­te de Smolensk, mal­gré qu’il pro­vien­ne d’une famil­le schi­sma­ti­que, et qui l’a invi­té à étu­dier à l’Université pon­ti­fi­ca­le gré­go­rien­ne de Rome, où il a obte­nu en 2002 une maî­tri­se en phi­lo­so­phie poli­ti­que. Il a ensui­te ache­vé sa for­ma­tion à la Georgetown University de Washington, par un doc­to­rat en rela­tions inter­na­tio­na­les, et il est con­sul­tant de la Banque mon­dia­le.

Sevastyanov est l’homme de con­fian­ce du patriar­che et du pré­si­dent Poutine en per­son­ne, qui a mani­fe­sté à plu­sieurs repri­ses sa pro­xi­mi­té avec la com­mu­nau­té des vieux croyan­ts. Ces schi­sma­ti­ques du quin­ziè­me siè­cle, per­sé­cu­tés pen­dant des siè­cles, expri­ment aujourd’hui l’âme pro­fon­de du chri­stia­ni­sme rus­se, à tout le moins dans sa ver­sion radi­ca­le et mili­tan­te qui prend de plus en plus le pas sur la ver­sion cano­ni­que et œcu­mé­ni­que de l’Église patriar­ca­le. Son rap­port de con­fian­ce avec le Pape François se base éga­le­ment sur l’admiration du pape pour son épou­se, Svetlana Kasyan, une chan­teu­se lyri­que popu­lai­re, qui s’est ren­due à plu­sieurs repri­ses à Rome pour ren­dre visi­te au Pape ».

On pour­rait ajou­ter que Sevastyanov est le direc­teur exé­cu­tif de la Fondation Saint-Grégoire, liée au dépar­te­ment des rela­tions étran­gè­res du Patriarcat de Moscou, et il n’a jamais fait mine de se distan­cier de thè­ses tel­les que cel­les que Poutine a expri­mées pour la der­niè­re fois dans son discours du 21 février, applau­di par le patriar­che Cyrille au pre­mier rang :

« L’élite occi­den­ta­le ne cache pas son véri­ta­ble objec­tif, qui est […] une mena­ce exi­sten­tiel­le pour notre Pays, […] un désa­stre spi­ri­tuel. […] Il con­si­ste en la destruc­tion de la famil­le, de l’identité cul­tu­rel­le et natio­na­le, en la per­ver­sion et l’abus d’enfants, y com­pris la pédo­phi­lie, tous ces élé­men­ts sont con­si­dé­rés com­me nor­maux dans leur vie. Ils con­trai­gnent leurs prê­tres à bénir les maria­ges entre per­son­nes de même sexe. […] L’Église angli­ca­ne est même en train d’étudier l’idée d’un Dieu au gen­re neu­tre. Que dire ? Dieu me par­don­ne, mais ils ne savent pas ce qu’ils font’.

De l’avis de Caprio, l’intention non dite des auto­ri­tés de Moscou c’est « d’embrigader éga­le­ment le Pape de Rome dans la gran­de restau­ra­tion d’un chri­stia­ni­sme tra­di­tion­na­li­ste et intran­si­geant » : une pro­po­si­tion qui ne cor­re­spond que fort peu au sty­le réfor­ma­teur du Pape Bergoglio, mais qui, à mieux y regar­der, épou­se son hosti­li­té pro­fon­de à la « domi­na­tion poli­ti­que et cul­tu­rel­le de l’Occident philo-américain » qui est éga­le­ment « la véri­ta­ble rai­son de l’agressivité des rus­ses ».

Pour bien se ren­dre comp­te de la distan­ce entre l’Ostpolitik per­son­nel­le du Pape François et cel­le pra­ti­quée entre­temps par les orga­nes diplo­ma­ti­ques du Saint-Siège, on lira l’interview que le mini­stre des affai­res étran­gè­res du Vatican, l’archevêque Paul R. Gallagher, a accor­dée le 22 février à Gerard O’Connell pour la revue « America » :

> Interview: Vatican forei­gn mini­ster on a year of war in Ukraine, the gro­wing nuclear threat and rela­tions with Putin

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

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Date de publication: 27/02/2023