(s.m.) L’affaire du P. Josef Kentenich (1885-1968), qui a fondé le mouvement apostolique de Schoenstatt, vient de connaître un nouvel épisode, après les trois qui ont déjà été révélés sur Settimo Cielo par Alexandra von Teuffenbach, historienne de l’Église, dans des articles aux titres de plus en plus éloquents :
De manière totalement incroyable, et malgré que les méfaits du P. Kentenich soient désormais établis par une montagne de documents et de témoignages, les promoteurs de sa cause en béatification s’obstinent à aller de l’avant. Et ce n’est pas tout. Les religieuses de Schönstatt ont traîné la chercheuse à l’origine de ces découvertes devant les tribunaux allemands pour réclamer le retrait de la vente du premier volume déjà publié, la censure des témoignages les plus dérangeants ainsi que le paiement de dommages et intérêts.
Mais laissons la parole à Alexandra von Teuffenbach, qui nous parle des développements de l’affaire Kentenich.
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Cher M. Magister,
Quant, début janvier 2020, je vous ai exposé comment le P. Josef Kentenich traitait les religieuses du mouvement apostolique de Schönstatt qu’il avait lui-même fondé, jamais je n’aurais imaginé ce qui me serait arrivé au cours des huit mois qui ont suivi.
Je suis en effet devenue, bien malgré moi, une spectatrice des actions désorganisées de l’Église – dans ses différentes composantes – concernant les cas d’abus.
Parce que d’un côté, je continuais à fréquenter concrètement le Vatican et à consulter ses archives, qui sont ouvertes aux chercheurs du monde entier sans discrimination ni restriction aucune et avec une grande ouverture à la réalité aussi bien humaine qu’ecclésiale qui se trouve dans ces documents et qui n’est pas toujours brillante.
Mais de l’autre, je constate également l’incapacité à décider de l’évêque de Trêves, Stephan Ackermann, qui au lieu de cloturer le procès en béatification qui avance depuis des décennies, vient de mettre en place une nouvelle commission d’« experts » (six, en bonne partie membres de Schönstatt). Ne sait-il pas que les responsables de son diocèse ont reçu, à partir de 1975, des dizaines de lettres et de témoignages sous serment provenant aussi bien des pères de la Société de l’apostolat catholique (que l’on nomme populairement « pallotins », desquels Kentenich était un confrère), que de religieuses dénigrées, humiliées et abusées ? Pense-t-il que lui-même et l’Église catholique seront plus crédibles quand sortiront les documents prouvant les abus perpétrés par cet homme au cours de son exil à Milwaukee ?
L’incohérence à laquelle nous assistons est celle d’une Église qui d’un côté célèbre en janvier 2019 un sommet sur les abus à grand renfort de « mea culpa » mais qui de l’autre laisse que les chefs d’un mouvement puissent déjà promouvoir le culte – avec statues, images pieuses, fêtes et prières – de leur fondateur, qui documents et comptes-rendus à l’appui, n’a clairement pas brillé par son exemplarité en ce qui concerne le sixième commandement et les autres, troublant ainsi de nombreux fidèles.
Plusieurs d’entre eux, surtout en Amérique Latine, m’ont écrit en me demandant de pouvoir lire dans leur langue la documentation que j’avais rassemblée. Aujourd’hui, ils peuvent le faire grâce à des traducteurs qui ont prêté gratuitement leur concours, dans un volume intitulé « ‘El padre puede hacerlo’. Una documentación de archivio », disponible en espagnol sur Amazon.
La perplexité de tant de catholique face au silence de ceux qui étaient au courant des abus du P. Kentenich devrait pourtant susciter dans la hiérarchie de l’Église un doute quant au fait que ce sommet ait été suffisant ou s’il ne faudrait pas faire davantage pour que les choses changent vraiment. Ce qui est clairement non concluant, c’est ce qui est actuellement réclamé à cor et à cri surtout en Allemagne : un changement des structures patriarcales et rigides de l’Église, improprement pointées du doigt comme étant la raison exclusive de l’existence des abus, en particulier sexuels.
Car nous savons désormais que les abus, et surtout les abus sexuels, ont également lieu dans des contextes considérés comme plus « démcoratiques ». De plus, nous savons également, grâce à l’affaire personnelle du P. Kentenich, que c’est précisément l’Église de Pie XII, malgré sa rigidité apparente, qui y a mis un frein, en l’envoyant en exil à l’autre bout du monde et en lui interdisant pour le reste de sa vie de contacter ses religieuses. Naturellement, l’Église de l’époque se basait non pas sur la psychologie mais sur l’Évangile, la morale et le droit canon pour régler les péchés contre le sixième commandement, alors que dans la société de l’époque, la psychologie et la psychiatrie ne s’occupaient nullement de ces femmes et de leurs souffrances, en fait ces disciplines allaient même jusqu’à nier la réalité de leur souffrance.
Mais pour revenir à mon livre, qui est sorti l’an dernier en Allemagne, je ne peux pas dire jusqu’à quand la version espagnole restera en vente libre, parce qu’en ce qui concerne l’édition allemande, la pitié que tout un chacun éprouve après avoir lu l’histoire de sœur Giorgina Wagner et d’autres sœurs abusées par le P. Kentenich n’a de toute évidence pas touché leurs consœurs d’aujourd’hui.
En Allemagne, jusque fin novembre, les sœurs de Schönstatt ont chargé un grand cabinet d’avocat d’enjoindre à moi et à mon éditeur de retirer le livre immédiatement, de cesser de reproduire une longue liste de phrases extraites de manière directe et indirecte des témoignages sous serment des sœurs ainsi que de verser un moment non négligeable à titre de dommages et intérêts. Aujourd’hui, cette affaire entre dans sa phase judiciaire. Je suis confiante que même en Allemagne, la liberté scientifique signifie encore quelque chose.
L’attaque la plus grotesque qui m’a été adressée – et que l’avocat des religieuses a simplement repris des communications officielles de la présidence de Schönstatt, du postulateur et d’autres appartenant au mouvement – c’est que je me serais illégalement immiscée dans le procès en béatification et que j’aurais même publié des « actes secrets » du procès.
Mais peut-être l’idée derrière cette procédure judiciaire est qu’en portant plainte contre moi, ces religieuses pensent pouvoir élever malgré tout à la gloire des autels l’homme dont elles ont voulu cacher – en se taisant, en dissimulant des documents, en dénigrant et en menaçant ceux qui les publiaient – les abus graves et répétés.
Aujourd’hui qu’une partie des « secrets » de Schönstatt a été dévoilée par moi, elles ont sans doute peur que je ne publie aussi la suite de l’histoire, qui s’est déroulée à Rome et ensuite à Milwaukee. Mais pour l’Église, une personne peut être béatifiée si elle a vécu de manière exemplaire les vertus théologales et cardinales, et pas parce qu’on a dissimulé leur conduite inadaptée.
En outre, soutenir que « ces documents sont secrets » est tout simplement faux. Le Saint-Siège ne restreint aucunement l’accès aux documents au cours des procès en béatification ou en canonisation. À l’instar de nombreux autres chercheurs, j’ai moi-même pu travailler sur les documents conservés dans les archives du Vatican alors même que – par exemple – les papes dont j’étudiais les documents étaient en train d’être canonisés ou béatifiés. Personne n’a jamais empêché la publication de ces documents ! Mais Schönstatt ne l’entend pas de cette oreille : pour eux, tout ce qui n’est pas favorable au P. Kentenich fait partie du « secret du procès en béatification ». Mais comme ne semble pas le savoir le postulateur de la cause, c’est la procédure qui est secrète et non pas les actes conservés dans les différentes archives. En outre, jusqu’en 2007, les témoins de de procès n’étaient pas tenus au secret : ils n’ont jamais pris aucun engagement en ce sens et on a même mis à leur disposition une copie de leurs témoignages, qu’ils ont remis au P. M. Köster qui voulait en faire un livre.
Je reste sans voix quand le mouvement associe les noms de grands théologiens tels qu’Henri de Lubac et Yves Congar à ceux de Josef Kentenich. Si les deux premiers ont connu des problèmes avec le Saint-Office dans les années 1950 parce que certains de leurs livres contenaient des thèses contestables sur le plan doctrinal, aucun d’eux n’a été condamné à l’un des peines les plus sévères que l’Église puisse infliger à un religieux : l’exil et l’éloignement absolu de ses religieuses, non pas pour des raisons théologiques mais à cause d’une conduite pratique considérée comme gravement inappropriée. Je me souviens que pendant le Concile Vatican II, le P. Kentenich n’a jamais été invité à rentrer à Rome alors que de Lubac et Congar ont participé à la préparation et au déroulement du Concile à la demande expresse du Saint-Office.
Cher M. Magister, je trouve qu’il y a encore trop de silences et d’indifférence dans certains milieux de l’Église, pour ménager les intérêts des uns et des autres, même quand il s’agit de femmes, d’hommes ou d’enfants qui ont subi toutes sortes d’abus. Jésus a raconté une parable parfaitement adaptée à cette situation : face à un homme battu et laisse pour mort au bord de la route, il y a ceux qui ne viennent pas à son secours, qui passent leur chemin comme si de rien n’était, ceux qui ne cherchent pas à panser ses plaies, ceux qui ne paient pas pour lui. Je vois dans cette parabole le problème de l’Église dans la gestion des abus et le problème de Schönstatt avec son fondateur. Permettez-moi de vous remercier pour l’espace que vous avez consacré à mon travail de recherche alors que d’autres, beaucoup d’autres, ont préféré et préfèrent encore se taire.
Alexandra von Teuffenbach
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Sandro Magister est le vaticaniste émérite de l’hebdomadaire L’Espresso.
Tous les articles de son blog Settimo Cielo sont disponibles sur ce site en langue française.
Ainsi que l’index complet de tous les articles français de www.chiesa, son blog précédent.