Guerres de religion entre musulmans en Afghanistan. Les plus menacés sont les Ismaéliens

Une fois le der­nier juif par­ti, une fois l’unique titu­lai­re de la mis­sion « sui iuris » de l’Église catho­li­que rapa­trié et les très rares con­ver­tis au chri­stia­ni­sme cachés dans les cata­com­bes, ceux qui sont le plus mena­cés de per­sé­cu­tion dans l’Afghanistan recon­quis par les tali­bans sont à pré­sent les musul­mans qu’ils con­si­dè­rent héré­ti­ques, com­me ceux qui appar­tien­nent à la bran­che chii­te, les haza­ras et les Ismaéliens.

Parmi ceux-ci, les moins con­nus mais les plus mena­cés sont ces der­niers, les Ismaéliens. Moins con­nus notam­ment par­ce qu’ils ont l’habitude de fai­re pro­fil bas, de ne pas s’exposer en public et de ne pas pren­dre part aux com­ba­ts mili­tai­res. Leurs mosquées n’ont ni mina­ret ni crois­sant de lune et ne réson­nent pas du chant du muez­zin. On ne les appel­le même pas des mosquées mais « jama’at kha­na », la mai­son de la com­mu­nau­té, et cha­que vil­la­ge, même le plus éloi­gné, a la sien­ne, impos­si­ble à distin­guer des autres mai­sons sinon par le soin qu’on prend à la gar­der bel­le. Les non-Ismaéliens n’y entrent pas. Mais on sait qu’à l’intérieur, il n’y a ni tri­bu­ne ni mih­rab orien­té vers La Mecque et que les hom­mes et les fem­mes y prient ensem­ble. Le jeû­ne du Ramadan n’est pas mis en avant et est en géné­ral peu pra­ti­qué. C’est une réser­ve qui appar­tient à l’histoire ismaé­li­te tout entiè­re et qui ne fait qu’un avec sa théo­lo­gie. Dans cet­te der­niè­re, le « bâtin », le sens inté­rieur du Coran, sa véri­té cachée, pré­vaut sur le « zahîr », c’est-à-dire son sens appa­rent. Mais le « bâtin » est rigou­reu­se­ment réser­vé aux ini­tiés et trou­ve en l’Imam, en tant que descen­dant direct du pro­phè­te Mahomet, son gar­dien et inter­prè­te suprê­me.

Depuis 1957, l’Imam des Ismaéliens est le prin­ce Karim Aga Khan, celui de la Costa Smeralda, entre autres. C’est lui au cen­tre de la pho­to ci-dessus, pri­se il y a tren­te ans sur les mon­ta­gnes de l’extrême nord du Pakistan, à quel­ques kilo­mè­tres à pei­ne de la pro­vin­ce afgha­ne du Badakhshan qui s’étend jusqu’à la Chine.

Avec 15 mil­lions de fidè­les dans 25 pays, les Ismaéliens for­ment la deu­xiè­me plus gran­de com­mu­nau­té musul­ma­ne chii­te, juste après les Iraniens. Et la seu­le région du mon­de où les Ismaéliens con­sti­tuent la majo­ri­té de la popu­la­tion se situe juste­ment entre le Pakistan, l’Afghanistan et le Tadjikistan, sur les mon­ta­gnes ari­des du Karakoram, de l’Hindu-Kush et du Pamir.

Les Ismaéliens sont mena­cés de per­sé­cu­tion par les plus fana­ti­ques fidè­les de Mahomet juste­ment par­ce qu’ils repré­sen­tent cet autre Islam, très dif­fé­rent de celui qui fait les choux gras des chro­ni­ques de guer­re. Un Islam tolé­rant, plu­ra­li­ste, paci­fi­que. Un Islam qui a su accueil­lir – com­me Benoît XVI l’appelait de ses vœux en 2006 après son discours de Ratisbonne et son voya­ge en Turquie – « les véri­ta­bles con­quê­tes des Lumières, les droi­ts de l’homme et spé­cia­le­ment la liber­té de foi et de son exer­ci­ce, recon­nais­sant en eux les élé­men­ts essen­tiels notam­ment pour l’authenticité de la reli­gion ».

Le début des années 90, après le retrait des sovié­ti­ques, a été pour les Ismaéliens des mon­ta­gnes d’Asie cen­tra­le les années du décol­la­ge éco­no­mi­que. Jusqu’alors, cet­te région était un con­cen­tré de tou­te la misè­re du mon­de. Un mil­lion d’habitants éta­ient épar­pil­lés dans un mil­lier de vil­la­ges, de mon­ta­gnes ari­des, de déserts de sable et de cail­loux, avec de mai­gres ban­des de cul­tu­res. Mais c’est là, à com­men­cer par la hau­te val­lée de la Hunza au Nord du Pakistan, que l’Aga Khan Development Network a mis en bran­le un micro-capitalisme agrai­re fait de canaux d’irrigation, de nou­vel­les ter­res agri­co­les arra­chées aux pen­tes rocheu­ses, de semen­ces soi­gneu­se­ment sélec­tion­nées, de vac­ci­na­tion du bétail, de réin­ve­stis­se­ment systé­ma­ti­que de l’épargne, de peti­tes ban­ques rura­les, le tout sou­te­nu par les pay­sans eux-mêmes, hom­me et fem­mes, réu­nis en orga­ni­sa­tions vil­la­geoi­ses. En paral­lè­le, des ini­tia­ti­ves ont été lan­cées dans le domai­ne de l’enseignement et de la san­té. Des éco­les sont sor­ties de ter­re dans les lieux les plus inac­ces­si­bles, sur­tout pour les fil­les, qui éta­ient jusqu’alors pra­ti­que­ment exclues de l’enseignement.

« L’Espresso » en a par­lé le 9 novem­bre 1993 dans un grand repor­ta­ge sur le ter­rain, dans la pre­miè­re inter­view jamais accor­dée par l’Aga Khan sur des que­stions rela­ti­ves à son rôle de chef spi­ri­tuel :

> Aga Khan Network. Reportage dall’alta val­le dell’Hunza

> L’Aga Khan: “I fon­da­men­ta­li­sti sono musul­ma­ni da Medioevo”

Dans la secon­de moi­tié des années 90, la con­quê­te de Kaboul par les tali­bans et les actes de per­sé­cu­tion con­tre la com­mu­nau­té ismaé­lien­ne qui sui­vi­rent ont pro­vo­qué un ralen­tis­se­ment de ces pro­gram­mes en Afghanistan. Sans pour autant les inter­rom­pre. La créa­tion en 2000 par l’Aga Khan d’une Université d’Asie cen­tra­le tour­née vers l’avenir, l’UCA, avec l’accord des pré­si­den­ts du Tadjikistan, du Kirghizistan et du Kazakhstan en est la pre­u­ve. Son siè­ge prin­ci­pal a été inau­gu­ré en 2017 dans la vil­le de Khorog, sur les mon­ta­gnes du Pamir, à la fron­tiè­re entre le Tadjikistan et l’Afghanistan, pour les étu­dian­ts des deux États, dont une bon­ne moi­tié de fil­les.

L’éclipse des tali­bans entre 2001 et 2021, pen­dant que l’Afghanistan était sous le con­trô­le des États-Unis et des alliés, a été pour les Ismaéliens une pério­de de cal­me indu­strieux. L’Aga Khan Development Network est par­ve­nu à impli­quer 4 mil­lions de per­son­nes dans 8 huit pro­vin­ces, en plus de restau­rer une cen­tai­ne de sites histo­ri­ques, dont la vieil­le vil­le de Hérat, et de don­ner le jour à deux aca­dé­mies de musi­que à Hérat et à Kaboul visant à retrou­ver et à pro­mou­voir les tra­di­tions cho­ra­les et instru­men­ta­les afgha­nes.

Jusqu’à ce qu’en août 2021, les tali­bans e repren­nent à la vites­se de l’éclair le con­trô­le de tout le pays, aban­don­né par les Américains et les alliés. Avec la peur bien com­pré­hen­si­ble des Ismaéliens de voir à nou­veau leurs pro­pres vies être mises en dan­ger, com­me l’ont clai­re­ment lais­sé enten­dre les chefs de leur com­mu­nau­té dans cet­te mise en gar­de dif­fu­sée le 20 août sur le site offi­ciel des Ismaéliens du mon­de entier :

« Nous avons deman­dé à la Jamat, la com­mu­nau­té, de rester cal­me et de ne pas céder aux réac­tions de pani­que. Il est du plus grand inté­rêt de cha­que famil­le de pro­té­ger sa pro­pre mai­son et de rester là où elle se trou­ve. Conformément à la direc­tion du Mawlana Hazar Imam [le titre de Karim Aga Khan en tant que chef spi­ri­tuel – ndr], tou­tes nos insti­tu­tions con­ti­nuent à fonc­tion­ner nor­ma­le­ment. Nous prions pour le salut et la sécu­ri­té de nos frè­res et sœurs qui se trou­vent en dif­fi­cul­té. »

Le 13 sep­tem­bre, une assu­ran­ce sup­plé­men­tai­re que l’Aga Khan Development Network con­ti­nue­ra à fai­re offi­ce de bou­clier pour les Ismaéliens d’Afghanistan a été expri­mée lors d’une ren­con­tre inter­na­tio­na­le orga­ni­sée par les Nations Unies à Genève sur les aides huma­ni­tai­res néces­sai­res pour ce pays.

Mais l’avenir de cet­te com­mu­nau­té est assom­bri par de lour­des incon­nues du fait de leurs core­li­gion­nai­res. Parce qu’au sein du mon­de musul­man, les guer­res de reli­gion ne sont jamais finies.

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

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Date de publication: 21/09/2021