Quand la nomination d'un évêque déclenche une guerre tribale

Les nomi­na­tions des évê­ques jouent un rôle cru­cial dans les chan­ge­men­ts que le pape François est en train d'introduire dans l'Eglise.

En évo­quant — à bord du vol de retour de Fatima à Rome – ce jour du 13 mai, vingt-cinq ans plus tôt, quand le non­ce d'Argentine lui avait télé­pho­né afin de l'informer qu'il avait été nom­mé évê­que, Jorge Mario Bergoglio a pour­tant admis que cha­que nomi­na­tion com­por­tait une risque, même cel­les déci­dées par lui.  Et il a décla­ré :

"J'ai un peu par­lé de cela avec la Saint Vierge, je lui ai deman­dé par­don pour tou­tes mes erreurs et aus­si pour mon mau­vais goût quand il s'agit de choi­sir des per­son­nes".

Ce qui va sui­vre, c'est juste­ment l'histoire d'une nomi­na­tion dif­fi­ci­le.  Décidée, blo­quée, révo­quée et tou­jours en suspens.  L'histoire se dérou­le un dio­cè­se de cet uni­que con­ti­nent, l'Afrique, où le catho­li­ci­sme est en crois­san­ce et plus pré­ci­sé­ment à Makéni, en Sierra Leone.  Nous vous pro­po­sons une inter­view iné­di­te de son actuel admi­ni­stra­teur apo­sto­li­que.

L'auteur de l'article, Sergio Rizza (@sergiorizza), 47 ans, mila­nais, est jour­na­li­ste au quo­ti­dien gra­tuit "Metro".  Il a réa­li­sé son mémoi­re de fin d'études sur le cas de Makéni.

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Makeni, un diocèse sans évêque depuis cinq ans

par Sergio Rizza

Des voi­tu­res ren­ver­sées et brû­lées.  Les por­tes de la cathé­dra­le bar­ri­ca­dées.  Des mena­ces.  La peur.  Des prê­tres con­tre d'autres prê­tres.  Voilà à quoi res­sem­ble le fleu­ve de colè­re qui depuis jan­vier 2012 tra­ver­se Makéni, en Sierra Leone, selon les témoi­gna­ges recueil­lis par les médias locaux et l'agence Misna.

Il s'agit d'une révol­te d'une par­tie du cler­gé local con­tre l'entrée en fonc­tion du nou­vel évê­que dès sa nomi­na­tion par le pape Benoît XVI.  Il s'appelle Henry Aruna et était sier­ra­léo­nais quoi­que "étran­ger" puisqu'il pro­ve­nait du dio­cè­se distant et rival de Kenema et qu'il appar­te­nait de sur­croît à l'ethnie Mendé en ter­ri­toi­re Temné.

Cela suf­fi­sait à ce qu'il soit con­si­dé­ré com­me un usur­pa­teur venu d'ailleurs pour fai­re main bas­se sur le riche héri­ta­ge de "bon­nes œuvres" lais­sé à Makéni par le mis­sion­nai­re xavé­rien Giorgio Biguzzi qui fut évê­que de 1987 à 2011.  Mgr Biguzzi est l'une des per­son­na­li­tés majeu­res de la Sierra Leone, une popu­la­ri­té qu'il a acqui­se sur le champ de batail­le pen­dant les années san­glan­tes de la guer­re civi­le.

Mais l'héritage n'était pas seu­le­ment maté­riel.  Biguzzi, nous apprend une sour­ce secrè­te mais fia­ble, "avait depuis plu­sieurs années pré­pa­ré ses prê­tres en leur don­nant l'illusion que ce grand pou­voir dont l'Eglise dispo­se dans les pays afri­cains serait tran­smis à l'un d'entre eux".  C'est juste­ment pour cela que la rage de cet­te révol­te s'est éga­le­ment diri­gée con­tre lui.

Plus de cinq années se sont écou­lées mais la que­stion n'est tou­jours pas réso­lue.  Aruna "l'étranger" n'a tou­jours pas mis le pied à Makéni, se plai­gnant de "mena­ces non chré­tien­nes reçues par télé­pho­ne" et des risques pour sa pro­pre vie.  Tant et si bien que le Saint-Siège a lais­sé le dio­cè­se vacant en nom­mant un admi­ni­stra­teur apo­sto­li­que pour en assu­rer la gestion, Natalio Paganelli, un autre mis­sion­nai­re xavé­rien, ori­gi­nai­re de Bergame.

En juil­let 2015, le pape François a éle­vé Natalio Paganelli à la digni­té épi­sco­pa­le tout en lais­sant le siè­ge de Makéni sans titu­lai­re.  Un blo­ca­ge qui per­du­re à l'heure actuel­le.  Et main­te­nant ?  La cica­tri­ce "est tou­jours là", même s'il y a enco­re du tra­vail "et pas qu'un peu, avant la récon­ci­lia­tion" et pour don­ner au dio­cè­se cet évê­que "local" qui serait la qua­dra­tu­re du cer­cle.  C'est pré­ci­sé­ment Natalio Paganelli, l'évêque-administrateur apo­sto­li­que qui nous en par­le.

Monseigneur Paganelli, le pape François vous a nom­mé évê­que en 2015 titu­lai­re de Gadiaufala, un ancien dio­cè­se qui n'existe plus, ne vous lais­sant à Makéni "que" com­me admi­ni­stra­teur apo­sto­li­que.

Oui, le pape a pris cet­te déci­sion : dépla­cer Aruna, l'évêque élu de Makéni, com­me auxi­liai­re de Kénéma.  Makéni, où la situa­tion a été jugée plus dif­fi­ci­le, reste sous la respon­sa­bi­li­té direc­te du Saint-Siège qui m'a délé­gué ici com­me admi­ni­stra­teur apo­sto­li­que. 

Y resterez-vous enco­re long­temps ?

Je ne sais pas.  Ca n'a pas été déter­mi­né.  On ne m'a enco­re rien dit et le sujet n'a pas été abor­dé.  Je reste­rai ici tant que le Saint-Siège le juge­ra bon.

Comment définiriez-vous la situa­tion du dio­cè­se ?  Y a‑t-il enco­re des divi­sions ?

La cica­tri­ce est tou­jours là.  Mais un par­cours posi­tif de récon­ci­lia­tion entre les dif­fé­ren­ts dio­cè­ses a été mis en œuvre.  Fin jan­vier, tous les prê­tres de Sierra Leone se sont réu­nis pour dia­lo­guer.   

En quoi les autres dio­cè­ses sont-ils con­cer­nés ?  Le pro­blè­me du refus d'Aruna nom­mé par Benoît XVI est uni­que­ment inter­ne à Makéni, ou n'est-ce pas le cas ?

Non, c'est une vision erro­née, mani­pu­lée par cer­tains.  Le pro­blè­me c'était juste­ment la divi­sion entre Makéni et les autres dio­cè­ses, entre autres celui de Kenema dont Aruna était ori­gi­nai­re. 

Alors pour­quoi Aruna a‑t-il été reje­té, selon vous ?

C'est très sim­ple.  Il se fait que tous les autres dio­cè­ses ava­ient reçu com­me pre­mier évê­que sier­ra­léo­nais un local, c'est-à-dire qu'il pro­ve­nait de ce même dio­cè­se.  A Makéni, ils s'attendaient à ce que ce soit l'un d'entre eux. 

Un con­flit eth­ni­que ?

Disons régio­nal.  La Sierra Leone est cou­pée en deux : le Nord avec Makéni et le Sud-Est avec la capi­ta­le auto­no­me Freetown.  [Si Aruna avait pris pos­ses­sion du dio­cè­se de Makéni] la con­fé­ren­ce épi­sco­pa­le n'aurait été repré­sen­tée que par le Sud-Est. 

Donc il fau­drait à Makéni un évê­que de Makéni : ce serait la solu­tion au pro­blè­me et pas un "dia­lo­gue" entre les dif­fé­ren­ts dio­cè­ses du pays.

C'est dif­fi­ci­le à dire.  Il faut enco­re un peu de patien­ce.  Il est cer­tain que le Saint-Siège va tenir comp­te de la leçon de Makéni.  Même si je savais qui sera le pro­chain évê­que je ne le dirais pas mais hon­nê­te­ment nous n'avons jamais discu­té de cela avec le non­ce.  L'important c'est que le che­min du dia­lo­gue ait bien com­men­cé.  Comme en octo­bre de l'an der­nier quand, tous ensem­ble, nous avons fait le pèle­ri­na­ge pour la fin du Jubilé. 

Ici à Makéni, êtes-vous en train de pré­pa­rer les suc­ces­seurs poten­tiels du der­nier évê­que, Giorgio Biguzzi ?

Certains prê­tres sont déjà pré­pa­rés même si le cler­gé est rela­ti­ve­ment jeu­ne.  Dix ont leur doc­to­rat, 7 leur maî­tri­se et deux autres sont en Italie pour ache­ver leur doc­to­rat.  Aujourd'hui il y a 40 prê­tres dio­cé­sains.  A l'avenir, il y aurait cer­tai­ne­ment l'un ou l'autre can­di­dat.  La déci­sion fina­le appar­tient au Saint-Siège, c'est-à-dire au pape.  La con­fé­ren­ce épi­sco­pa­le lui don­ne­ra un coup de main pour le discer­ne­ment. 

L'épidémie d'Ebola est ter­mi­née.  Comment va la Sierra Leone ?

Au niveau sani­tai­re, tout est tran­quil­le.  On se pré­pa­re aux élec­tions géné­ra­les de mars 2018.  Les élec­tions sont tou­jours des momen­ts dif­fi­ci­les (en France Le Pen a per­du, grâ­ce à Dieu).  La con­fé­ren­ce épi­sco­pa­le loca­le est en train de pré­pa­rer une let­tre pasto­ra­le pour recom­man­der de s'abstenir de tou­te vio­len­ce. 

Et l'économie ?

La situa­tion est dif­fi­ci­le.  Nous som­mes en plei­ne cri­se éco­no­mi­que.  Le leo­ne, la mon­na­ie loca­le, a été déva­luée.  Les mines sont fer­mées par­ce que le prix du fer est au plus bas. 

Et l'or ?  Et les dia­man­ts ?

On vient de décou­vrir le second plus gros dia­mant jamais retrou­vé ici : une pier­re de 706 cara­ts extrai­te le mois der­nier par un fer­mier à Yakadu.  Pour le reste, c'est dif­fi­ci­le à savoir. 

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Makéni est le chef-lieu du Nord de la Sierra Leone, une région de 1,8 mil­lions d'habitants à très lar­ge majo­ri­té musul­ma­ne qui coe­xi­stent paci­fi­que­ment avec les quel­ques dizai­nes de mil­liers de chré­tiens pré­sen­ts.

La Sierra Leone est un pays très pau­vre, vic­ti­me jusque dans les années 2000 d'une ter­ri­ble guer­re civi­le, il héber­ge la com­mu­nau­té chré­tien­ne la plus ancien­ne d'Afrique tro­pi­ca­le mais ce n'est qu'en 1952 qu'une pré­fec­tu­re apo­sto­li­que fut fon­dée à Makéni et con­fiée aux mis­sion­nai­res xavé­riens de Parme avant d'être éri­gée en dio­cè­se.

Giorgio Biguzzi, évê­que de 1987 à 2001, a for­te­ment con­tri­bué à fai­re de Makéni le dio­cè­se le plus impor­tant du pays et le plus riche en œuvre catho­li­ques avec plus de 300 éco­les pri­mai­res, plus de 40 éco­les secon­dai­res et 30 mater­nel­les, deux hôpi­taux et qua­tre cli­ni­ques, avec une uni­ver­si­té et le Fatima Institute Campus.

Tout cela a été réa­li­sé grâ­ce à des dons essen­tiel­le­ment en pro­ve­nan­ce d'Italie.

En 2007, l'Italie a effa­cé la det­te de la Sierra Leone et entre 1982 et 2010 a dépen­sé 56 mil­lions d'euros sous for­me de dons et 116 mil­lions d'euros en cré­dit d'aide.

En ce qui con­cer­ne la seu­le Makéni, l'Etat ita­lien a don­né 160.000 euros pour l'extension de l'Holy Spirit Hospital du dio­cè­se, 500.000 euros pour le pro­jet "Sana Maternità a Makeni" lui aus­si lié au Holy Spirit Hospital et 500.000 euros sup­plé­men­tai­res pour le com­bat, réus­si, con­tre l'épidémie d'Ebola.

En outre, il y a eu les con­tri­bu­tions au denier du cul­te, le 8 pour mil­le, ce systè­me au tra­vers duquel l'Etat ita­lien finan­ce l'Eglise catho­li­que et les autres com­mu­nau­tés reli­gieu­ses pro­por­tion­nel­le­ment aux signa­tu­res des con­tri­bu­teurs.  Mgr Paganelli a admis au cours des der­niers mois avoir reçu 250.000 euros de la con­fé­ren­ce épi­sco­pa­le ita­lien­ne pour réa­li­ser un labo­ra­toi­re d'analyse à l'Holy Spirit Hospital ain­si que d'autres fonds en faveur des orphe­lins de l'épidémie d'Ebola.

Pour ne pas par­ler des dons pri­vés.  Grâce à la géné­ro­si­té d'une entre­pri­se fon­dée et diri­gée par Francesco Zanchi, à Rescaldina, dans la pro­vin­ce de Milan, la facul­té d'agriculture de l'Université d'Etat de Milan a créé un cours de maî­tri­se en agro­no­mie et en ali­men­ta­tion au sein de l'université du dio­cè­se de Makéni.  Aux dires des experts, la Sierra Leone dispo­se de ter­rains fer­ti­les et très pro­met­teurs sur­tout pour la cul­tu­re du riz.

Un arti­cle de Sandro Magister, vati­ca­ni­ste à L’Espresso.

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