Chant grégorien. Comment et pourquoi il fut étouffé dans son propre berceau

Cette nuit-là à San Gregorio

de Guido Innocenzo Gargano

[…] Dans la communauté, l’adoption de la langue vernaculaire dans la célébration de l’Office divin fit l’effet d’une bombe.

L’office divin, chanté en langue vernaculaire marquait une rupture définitive avec l’une des traditions les plus sacrées que le monachisme latin occidental tout entier avait conservé pendant des siècles: le chant grégorien. […]

Tout cela advint dans la communauté camaldule à travers le débat particulièrement animé qui opposait, dans les assemblées conciliaires, les défenseurs du latin et les partisans de la langue vernaculaire. […] Les moines les plus jeunes avaient non seulement ouvertement pris parti pour l’introduction de la langue italienne dans la liturgie mais ils étaient également impatients au point de ne pas vouloir attendre que les nouveautés approuvées par les Pères conciliaires soient confirmées et publiées officiellement.  Une fois reconnue l’absurdité du latin, il fallait du changement ! […]

Les jeunes commencèrent à se sentir autorisés à faire leurs propres expériences dans les combles comme des conspirateurs. En fait, il ne s’agissait pas seulement de traduire les prières liturgiques du latin en italien mais également d’expérimenter d’autres voies sur le plan musical.  Et étant donné la relation étroite entre le latin et le chant grégorien, les jeunes décidèrent, sans rien dire à personne, qu’il fallait mettre de côté, au moins pour l’instant, le sublime chant grégorien.

Dans les combles de l’église de San Gregorio al Celio s’installa donc rapidement, à l’insu des supérieurs, un véritable orchestre composé d’instruments impropres mais suffisamment adaptés à l’entreprise recherchée.

Après de nombreux essais et tentatives parsemés de querelles à n’en plus finir avec les maîtres de chapelle autoproclamés, on décida que, le dimanche de la quinquagésime, le groupe était suffisamment mature pour venir au grand jour dans une célébration liturgique semi-officielle à grand renfort de guitares, de tambours et de chants inédits composés en italien.

On décida de choisir comme lieu la chapelle Salviati, qui se trouve à gauche de l’église. Le célébrant serait un prêtre qui était étudiant à l’Institut pontifical liturgique Saint-Anselme qui était hôte à l’Hospitium Gregorianum adjacent.

Tout se déroula dans le plus grand sérieux à la satisfaction de tous. Personne ne prêta cependant attention au fait que justement ce dimanche, pendant la célébration, un monsieur en visite touristique à la chapelle avait quitté les lieux, sidéré.  Cet étranger s’empressa d’aller dénoncer le scandale au vicariat.

L’affaire monta jusqu’au cardinal [Angelo] Dell’Acqua qui était à l’époque vicaire de Sa Sainteté pour le diocèse de Rome. Les foudres s’abattirent en plein jour sur le [prieur général] P. Benedetto [Calati] qui n’était au courant de rien et qui fut informé à ce moment de ce qu’avaient manigancé les jeunes de son monastère et de la potentielle gravité des conséquences.

Particulièrement remonté, le P. Benedetto convoqua le chapitre du monastère. […] Les moines écoutèrent la réprimande en silence, les yeux baissés, mais pas le moins du monde convaincus d’avoir commis quelque chose de répréhensible.  Et quand le P. Benedetto les obligea un par un à prendre publiquement position sur le crime qui venait d’être perpétré, il faillit tomber de sa chaise en constatant la détermination de tous et de chacun à défendre le groupe des « échevelés » – car c’est ainsi que ces gredins s’appelaient en cachette – tout en insinuant que la peur des ennuis paralysait leurs supérieurs et les empêchait de poursuivre sur la voie que clairement tracée par les magnifiques débats des assemblées conciliaires.

En entendant cela, le P. Benedetto les planta sur place et alla s’enfermer dans sa cellule. Tous restèrent coi.  Embarrassés et silencieux.

À la nuit tombée, en ne le voyant ni à table ni à complies, on m’envoya comme éclaireur pour tenter une médiation.

La réponse fut tellement « inattendue » qu’elle ne me sembla pas réelle.

« Bien », avait répondu le P. Benedetto, « nous ferons tout comme vous l’avez dit. A partir de demain nous célébrerons la messe et tout l’Office en italien ».

Aussitôt dit, aussitôt fait. L’un se découvrit des talents de poète, l’autre de traducteur et nous devinrent tous de fins connaisseurs de chants et de partitions.

De son côté, le P. Benedetto, voulut donner à tous une grande preuve de courage en permettant que l’on déplace l’autel pour en construire un nouveau, orienté vers le peuple. Désormais, les dés étaient jetés. […]

Extrait de: Guido Innocenzo Gargano, « Camaldolesi nella spiritualità italiana del Novecento – II », Edizioni Dehoniane, Bologne, 2001, pp. 112-115.

Extrait d’un article original en italien du site www.chiesa de Sandro Magister.

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Date de publication: 19/03/2018